Jeudi 3 novembre, à l’occasion de la sortie imminente d’Alpha Zulu, nous partions à la rencontre de la moitié de Phoenix. C’est alors qu’en fin d’après-midi, nous rejoignions Branco et Deck, lesquels nous donnaient quelques cinquante minutes de leur temps. Pendant qu’un rêve se réalisait de notre côté, nous en avons donc profité pour longuement échanger avec eux. Échange durant lequel on a parlé de la beauté de l’innocence, de la puissance des moments d’obscurité, mais aussi de la force de leur alchimie, qui les tient depuis toujours et en fait, depuis plus de vingt ans, le meilleur groupe de sa génération. Retour sur ce précieux entretien.
La Face B : Demain, le monde découvrira Alpha Zulu, votre septième album. Avec une carrière conséquente comme la vôtre, les sentiments relatifs à une nouvelle sortie restent-ils aujourd’hui similaires à ceux que vous éprouviez il y a vingt ans ?
Branco : C’est toujours une émotion de sortir un disque, quoi qu’il se passe. On a travaillé dessus tous seuls pendant des années et le moment où il sort, c’est quand même magique. Il y a également le moment où l’on entend un morceau à la radio pour la première fois, ça, je ne sais pas pourquoi, mais c’est toujours un peu magique aussi. Après, je me souviens que le premier album que l’on a sorti, on avait l’impression que le monde allait s’arrêter de tourner et en fait, le jour de la sortie il ne se passe rien. C’est un peu l’oeil du cyclone, c’est un moment de calme et ça, on le sait maintenant. On a quand même appris deux, trois choses avec le temps.
LFB : En évoquant vos débuts, j’aimerais m’arrêter sur la magie qui leur est associée. Une magie notamment due à l’innocence et l’arrogance dont un artiste peut se montrer empreint. Aujourd’hui, persuadée qu’elle ne disparaît jamais vraiment, pouvez-vous alors me dire sous quelle forme existe-t-elle ?
Branco : On sait que ce qu’il y a de plus important, c’est cette innocence justement. Dans notre stratégie de création, nous faisons tout pour préserver le premier moment, où l’on est un peu comme des gamins face à ces nouveaux morceaux, c’est ce que l’on aime trouver. Cette chose-là, c’est ce qui fait tenir debout toute notre petite entreprise. On fait tout ce qui est en notre pouvoir pour favoriser cette innocence, cette candeur. Quand on débutait, on rêvait d’avoir l’expérience, de savoir faire sonner les choses exactement comme on les imaginait mais maintenant que l’on sait faire, c’est l’innocence que l’on recherche. On se rend compte que c’est ça le plus important. (Branco à Deck) Vrai ou faux ?
Deck : C’est hyper beau.
Branco : Quant à l’arrogance, il faut dire qu’on l’est moins, ça c’est sûr. Mais il faut reconnaître que c’est vraiment beau, le mélange de l’innocence et de l’arrogance.
LFB : Alpha Zulu est un album qui a été composé dans un studio installé par vos soins au sein du Musée des Arts Décoratifs. Car rappelons-le, à l’aube d’un nouveau chapitre, vous avez cette condition qui est de toujours devoir trouver le lieu adéquat pour créer. L’importance étant que celui-ci ouvre une porte sur l’infini des possibles d’un point de vue artistique, et qu’il n’ait en rien l’air de quelque chose de trop professionnel. Bien que ce soit déjà arrivé par le passé, est-ce que créer dans un lieu avec un historique chargé pourrait nuire à votre créativité ?
Deck : Ce sont deux périodes de notre vie bien distinctes aussi, deux périodes de notre vie de musiciens. À l’époque, c’était un fantasme que l’on avait probablement besoin d’assouvir, car ça restait frais et nouveau pour nous, ce qui peut l’être moins aujourd’hui, contrairement à des lieux plus atypiques ,comme ce musée ou autre. Pour nous, ce qui est primordial, c’est cette page blanche du nouveau lieu qui nous permet d’avoir des images précises dans notre tête pour pouvoir distinguer les différentes périodes, qui vont être des périodes d’albums. Ça nous aide à faire table rase du passé, en étant dans un endroit différent.
LFB : Cohabiter avec toutes ces œuvres d’arts a-t-il eu une influence sur l’éclectisme musical de ce nouvel album ?
Branco : C’est possible oui, car ce qui est beau dans un musée, et surtout dans les coulisses d’un musée, c’est l’espèce de bric à brac d’objets de toutes les périodes et valeurs ; encore davantage dans ce musée-ci, où il peut y avoir une chaise des années soixante à côté d’un retable sublime du Moyen-Âge. Il y a ce bric à brac pop assez excitant. Notre studio servait également de remise à certaines heures et donc à côté de nous, il y avait un énorme hippopotame bleu de Lalanne qui est resté là pendant plusieurs mois, c’était un peu comme notre compagnon.
Tous ces trucs n’ont pas une influence directe, mais c’est une sorte d’atmosphère un peu magique qui fait que l’inspiration vient facilement quand même, plus que dans un studio où ont été enregistrés cinq cent mille morceaux. Même si c’est ça un studio, ce sont quand même des endroits où la sève a été sucée par tous ceux qui nous ont précédés alors que là, c’était tout frais. Et je crois que nous sommes les premiers à y avoir enregistré un disque, enfin je n’ai pas trouvé de traces d’autres que nous.
LFB : Après avoir occupé ce musée pendant presque deux ans, le challenge pour trouver mieux après est assez intéressant.
Branco : C’est perdu d’avance, c’est ça le problème. (rires)
LFB : J’en déduis alors que vous n’avez pas encore en tête des lieux où vous aimeriez écrire la suite ?
Branco : Je me souviens que le premier jour où l’on est arrivés, j’avais déjà la nostalgie du lieu. Je savais qu’à un moment il faudrait partir et que l’on arriverait pas à trouver mieux, donc là on est dans ce moment-là, mais il y a toujours moyen je pense, du moins je l’espère. (Branco à Deck) Tu as une idée toi ?
Deck : Avec les quelques pistons que l’on a, pourquoi pas. (rires)
LFB : Selon moi, il y a un point commun entre Alpha Zulu et vos deux derniers albums, où ce dernier a lui aussi su contrer la morosité des événements extérieurs. J’en viens alors à me demander si c’est un exercice complexe que de puiser dans l’obscurité pour y ramener la lumière, comme vous parvenez à le faire à chaque fois ?
Branco : Non, car les périodes de tension sont les périodes les plus inspirantes. Le bonheur pur n’est pas très inspirant, on a mieux à faire que d’écrire des chansons dans ces moments-là. Gainsbourg disait que lorsque l’on photographie un ciel bleu, ça n’a aucun intérêt, car ce qui compte ce sont les nuages, et bien sûr, comme d’habitude, il avait raison. Finalement, l’album Bankrupt! c’était autre chose un peu, c’était à un moment où l’on était confrontés au monde, on avait beaucoup tourné, vu l’envers du décors de toutes les choses, on avait un regard un peu plus corrosif, ce qui a donné un disque plus acide. Celui d’après, c’est exactement ce que tu décrivais, on a cherché la lumière et Alpha Zulu, c’est plus une célébration du plaisir de créer et d’être ensemble.
LFB : Est-ce qu’à un moment il vous est arrivé de vous sentir submergés par ces événements ?
Deck : C’est possible oui, mais on le relie difficilement d’une manière directe tout ça, ça peut être a posteriori, mais c’est difficile sur le moment. C’est vrai que ça a été une période compliquée sur le plan personnel, nous avons chacun eu à faire face à des soucis plus ou moins importants, même si on en parle peu. On a toujours du mal à tout relier et d’ailleurs, on ne cherche pas trop à tout savoir, car la musique n’explique pas forcément tout.
Branco : Si on voulait favoriser notre œuvre, il faudrait que l’on recherche tous ces moments où tout est à fleur de peau, mais heureusement, on ne le fait pas. On est quand même assez indolents, même si on sait que les moments comme ça, ce sont les moments où c’est porteur au niveau esthétique. Et donc là, la période a quand même été assez riche d’émotions, et nous n’avons pas eu ce problème de la page blanche.
Deck : La rareté des moments que l’on a pu passer ensemble à cette époque a rendu la période de création plus intense que d’habitude. On ne se rendait peut-être pas trop compte de la chance que l’on avait de pouvoir aller au studio quand on voulait.
LFB : L’isolation, l’urgence et l’incertitude sont donc des sentiments dont cet album s’est s’imprégné ?
Deck : Oui, cette urgence très terre-à-terre, où l’on s’est dit que l’on avait très peu de temps pour travailler ensemble, profitons-en au maximum. Et ça, ça ne nous était jamais arrivé auparavant, pour le coup.
Branco : D’habitude, on papote énormément, des vraies pipelettes. (rires) On discute de tous les sujets, c’est fou, on pourrait faire un livre avec toutes les conversations que l’on a en une journée. Les périodes de travail étaient parfois très courtes, alors que là, en revanche, on était concentrés et ça, c’est une conséquence directe de la situation.
LFB : On retrouve également cette urgence dans le fait qu’une bonne moitié de l’album soit constituée des premières prises enregistrées.
Branco : C’est vrai. Et ça, ça rejoint l’histoire de l’innocence et de la candeur. Maintenant, on a réussi techniquement à faire en sorte que chaque moment de création en studio soit conservé, on enregistre tout. Il y a des morceaux, non seulement c’est la première fois qu’on les joue mais c’est aussi la première fois qu’on les imagine, c’est-à-dire que rien n’existe, on travaille ensemble, on construit quelque chose et là, soudain, il y a un morceau qui apparaît. On arrive à capturer et mettre sur le disque ce moment-là, qui normalement est un moment qui se passe tout seul dans sa chambre, sur son piano à la maison etc. Il y a un morceau, My Elixir, c’est la première fois qu’on l’interprétait, il n’existait pas avant, il n’avait pas été composé et on a réussi à prendre ça, on a juste refait la voix et puis voilà. Il était là, dans sa pureté, on ne pouvait pas commettre le crime de le refaire.
LFB : Losque j’ai écouté Alpha Zulu dans son entièreté pour la première fois, j’en suis arrivée à la conclusion que ce dernier appelait les mêmes émotions que Wolfgang Amadeus Phoenix et rappelait la même palette sonore que United. Bien que les contextes de créations diffèrent à chaque fois, pensez-vous possible qu’une narration puisse s’écrire entre vos albums, sans que cela soit nécessairement voulu ?
Branco : La question est vraiment bonne, j’ai même l’impression que la réponse est dedans. (rires) Tout ce que tu dis est vrai et c’est embêtant car il n’y a rien à contredire. L’éclectisme du premier album est peut-être dans l’espèce de fougue de Wolfgang Amadeus Phoenix, je suis d’accord avec toi. On est portés par les courants, nous sommes une petite coquille de noix dans l’océan, les vents soufflent, le Gulf Stream nous pousse à droite, à gauche. On est assez peu responsables de notre œuvre, on la subit presque et on aime ça, on a envie d’être surpris, on n’a pas envie d’être en contrôle. Une fois que l’on a créé les chansons vient le moment du contrôle, et puisqu’on est des fous de tous les micro-détails, on s’en donne à cœur joie. Le moment de l’impulsion créatrice est très spontané.
LFB : Le clip qui accompagne votre dernier single en date, Winter Solstice, fait référence au tableau Le Voyageur contemplant une mer de nuages du peintre Caspar David Friedrich. Une œuvre issue de la période du Romantisme, période au cours de laquelle les artistes manifestaient leurs sentiments intérieurs par le biais de leur art. C’est d’ailleurs, selon moi, l’une des caractéristiques principales de cet album, qui se manifeste comme le plus personnel et introspectif de toute votre discographie.
Branco : Tout ce que tu dis est vrai. Et pour repartir de la vidéo, il y a deux références. Il y a effectivement ce tableau, mais il y a aussi l’expressionisme allemand dans le cinéma, c’est un peu ça le point de départ.
Deck : La vidéo est partie d’une idée de Laurent.
Branco : Ce sont des courants qui partent d’émotions un peu primitives, de la puissance du tumulte intérieur, ce qui je pense correspond bien à l’atmosphère dans laquelle on a créé le disque. Tu as tout très bien repéré et la réponse à ta question est donc oui. (rires) L’album précédent était très italien et celui-ci, est-ce qu’il ne serait pas un peu allemand ? Parce que le romantisme c’est allemand, c’est Goethe. Nein ?
Deck : Oui, exactement.
LFB : S’il y a quelque chose de beau et remarquable à souligner au sein de Phoenix, c’est que malgré le temps qui passe, le succès et une reconnaissance à l’échelle internationale, votre humilité tout autant que votre amitié, elles, sont restées parfaitement intactes. À vous deux, pouvez-vous alors me dire ce qui permet d’assurer la pérennité de votre groupe, malgré une industrie qui a pu et peut parfois continuer à se montrer rude, et au sein d’un monde de plus en plus perturbé par le changement et l’évolution ?
Branco : Tout est vrai, encore une fois.
Deck : Thèse, anti-thèse, synthèse. (rires)
Branco : Attends, j’ai besoin de temps pour réfléchir. On se fait vieux. (rires)
Deck : Toutes ces infos, ça va vite, ça va vite ! (rires)
Branco : On a toujours eu un grand sens de la dérision, on se rend bien compte que tout ça, au fond du fond, ça n’a pas beaucoup d’importance. Quand tu es sur le devant de la scène, c’est une force que d’avoir un peu de liberté et on l’a toujours eue.
Deck : Tu as raison.
Branco : C’est plus une chance au niveau psychologique pour tenir le coup, car c’est vrai que c’est un métier bizarre, le vivre seul serait impossible. On est une sorte de bande, on a vécu en autarcie presque toute notre adolescence, donc face au monde extérieur, on est quelque part intouchables quand on est ensemble. C’est un des secrets de notre résistance, on est invicibles de cette façon, comme toutes les bandes d’amis qui peuvent traverser toutes les épreuves. On se rend compte qu’il ne faut pas prendre les choses trop sérieusement, même si après on peut bien sûr s’engueuler pour deux mesures au milieu d’un morceau, ce qui peut peut-être nous prendre deux jours de débat.
Deck : Au moins, oui, ça peut être long.
Branco : Il y a quand même une forme de démence, où on peut se prendre la tête sur des choses qui n’ont pas d’importance, ce qui devient un peu contradictoire avec ce que je disais.
Deck : Complètement.
Branco : La seule chose qui compte, c’est la musique qu’on fait, les disques. Tout le reste, à savoir l’opinion des gens, glisser sur une peau de banane sur scène… Tout ça, ce n’est pas vraiment important.
LFB : Le confinement vous a forcés à travailler en bande à part pendant un certain laps de temps, puisque Thomas était aux Etats-Unis et vous à Paris. Alors que votre force créatrice tire son énergie de votre alchimie et votre complicité, qu’avez-vous conclu de cette expérience artistique qui était nouvelle pour vous ?
Branco : Ca aurait pu être un cauchemar et finalement, ça s’est révélé être un cadeau de se rendre compte que les moments ensemble étaient précieux, rares. Peut-être faudra-t-il intégrer cette donnée pour le futur. On était très concentrés, c’était beau à voir. Pendant une dizaine de jours, nous étions ensemble dans la même pièce, à créer. Habituellement, c’est dilué dans un million de pertes de temps, là c’était concentré, de l’huile essentielle, et c’est pas mal, c’est une bonne méthode. L’urgence est un cadeau. Après, on a tout construit et arrangé à distance car on peut le faire de cette manière.
LFB : Vous affirmez le fait que l’erreur est essentielle lorsque l’on crée. Avec le recul, pensez-vous que l’audace de l’imperfection peut s’avouer comme la garantie absolue d’un disque réussi ? Plus réussi qu’un disque poli à la perfection, sans prise de risque aucune ? Ce qui est plus facile à réaliser aujourd’hui.
Deck : La garantie d’une perfection peut-être pas, mais plutôt la condition nécessaire, qui n’est pas forcément suffisante. L’erreur est très fragile, comme un filet à papillons, pour la garder intacte et la chérir jusqu’au produit fini. Dans le disque, il y en a énormément, et c’est ce que l’on recherche, on se met d’ailleurs un peu en conditions chaotiques pour pouvoir créer, parce qu’il y a beaucoup de réflexes, beaucoup de choses qu’il faut essayer d’éviter ou du moins contourner au maximum.
LFB : Dès vos débuts, vous teniez à ce que les médias ne puissent pas vous coller d’étiquettes. Aujourd’hui, au-delà d’être reconnus comme le meilleur-groupe-français-au-monde, c’est plutôt mission réussie, car vous avez évolué sans pour autant impacter votre ADN d’origine. Vous considérez-vous alors comme un groupe accompli ou est-ce une quête qui sera à jamais perpétuelle ?
Deck : Mes copains disent de moi que je suis un insatisfait chronique.
Branco : Il aime rien de ce que l’on fait.
Deck : Non, c’est faux. Je pense juste qu’il y a eu quelques fulgurances car c’est vrai, il y a des choses que l’on n’a pas forcément accomplies jusqu’au bout, même si ça peut être un moteur, on peut aussi le voir comme ça. En tout cas, c’est comme ça, c’est un fait et c’était mon petit point de vue.
Branco : C’est toujours la prochaine chanson qui nous intéresse, où le moment de la création apparaît, où soudain tout semble merveilleux, et c’est ça qui est sublime. Il y a des mois sans que ça se passe et quand ça arrive, alors ce plaisir-là fait que tout le reste vaut le coup d’être vécu. Ça fait aussi que tout ça rend le passé moins intéressant que le futur, car ce que l’on recherche, c’est revivre cette émotion. On a également beaucoup résisté aux catégories.
Deck : Oui, c’est vrai car depuis le début ça fait partie de ce que l’on voulait exprimer. Je me souviens que lorsque notre premier album est sorti, notre plus grande fierté c’était que dans chaque disquaire, nous étions dans un rayon différent, ça nous faisait plaisir. C’était peut-être plus important à l’époque pour nous, car les styles étaient bien définis et parce qu’on aimait beaucoup de musiques différentes.
LFB : Depuis toujours, vous conservez cette structure de dix chansons par album. Est-ce qu’un album qui traine en durée perd nécéssairement de sa valeur ou de son efficacité ?
Branco : C’est à peu près la durée maximale d’attention que tu peux accorder pour un disque. Et maintenant que l’on a fait tant d’albums, ce serait fou de déroger à la règle, car au fond les règles on les aime. On est toujours face à l’infini des possibles, ce qui est grisant, mais travailler à l’intérieur de règles, c’est beau. Pour les musiques de films, il faut se plier à l’image et la volonté de quelqu’un d’autre, et c’est un exercice qu’on adore, car lorsque l’on fait nos propres disques, il y a cet infini et c’est un peu flippant parfois.
Deck : On essaie d’avoir une liberté totale dans un cadre restreint.
Branco : Mais c’est vrai qu’à chaque fois on hésite, il y a ce onzième morceau qui nous menace.
LFB : Dans une interview donnée aux Inrocks il y a plusieurs semaines, Deck a dit « Être minimal, c’est un peu le but à atteindre, et je pense qu’on s’en approche ». Pouvez-vous être plus explicites par rapport à ça ?
Deck : Je crois que c’est un fantasme pour nous, un but, même si on ne l’atteindra jamais, car c’est la manière dont on travaille et c’est souvent parfois un peu trop haut. En anglais on dit less is more, on cherche la simplicité, et je pense que ça peut être un phare dans la nuit que l’on va essayer d’atteindre, même si on l’atteint jamais complètement, et c’est ça qui crée cette tension entre les deux.
LFB : Phoenix, c’est aujourd’hui une identité visuelle forte en live. À quel moment vous êtes vous dit qu’un concert se devait d’être à la fois une expérience sonore, mais aussi et surtout visuelle ?
Branco : Ce n’est pas une nécessité absolue, car je pense qu’un concert peut marcher avec trois tréteaux et des bouts de ficelles. Ce qui compte, c’est de créer un espace sacré, la scène, et après, tout est possible. En ce qui nous concerne, on s’est intéressés à la synchronisation de la puissance sonore et de la puissance visuelle, et ça nous plaît, même si on pourrait faire totalement l’inverse, ce n’est pas impossible. On cherchait quelque chose et je crois qu’on est en train de l’atteindre dans ce point de contact entre ces deux univers. C’est difficile à faire, et la technologie pousse à la surpuissance, ce qui n’est pas une bonne chose je pense.
On essaie toujours d’avoir des idées qui pourraient avoir été faites il y a cent ans, on se sert de la technologie moderne, mais le fond de l’idée remonte au fond des âges. Là par exemple, on a une sorte de structure de vidéo très moderne, mais qui est quand même basée sur les principes de l’opéra italien du dix-huitième siècle et sa scénographie. Tout ça pour dire que l’on est sur cette ligne-là, une ligne dangereuse, bien que l’on pourrait complètement changer du jour au lendemain, et je pense vraiment qu’à un moment il y aura une volte-face, je vois ça comme ça et je suis certain que ça marche aussi bien.
Deck : Il y a quelques années, on a été dans l’obligation de devoir faire un relativement gros concert avec quelques lumières devant beaucoup de personnes.
Branco : C’était pour le festival Coachella et on avait tout un show en tête, c’était un moment important. Mais il y a eu ce volcan qui a empêché tous les avions de partir d’Europe, et donc notre technicien lumière a eu des aventures rocambolesques. Il n’a pas pu arriver, il était en voiture à essayer d’arriver plus vite que le nuage de fumée, et donc il n’a pas pu décoller. On a alors fait le concert avec trois projecteurs et on a décidé de prendre le contre-pied total, ce qui s’est finalement avéré être l’un de nos meilleurs concerts. On a aussi été aidés par le coucher du soleil, qui est le plus beau projecteur du monde. C’était une expérience importante pour nous, car on s’est rendu compte que dans ces moments de crise, il faut retourner la table et partir sur autre chose. C’était génial comme moment, quand on a décidé de tout prendre à l’envers.
LFB : Si je vous demandais comment est-ce que vous envisagez les vingt prochaines années pour Phoenix, que me diriez-vous ?
Branco : C’est dur, car là on commence à atteindre des âges où beaucoup de gens sont ridiculisés. En revanche, je pense qu’il y a toujours la possibilité d’inventer quelque chose de digne malgré le passif, les échecs que l’on a vu passer et tout ce qui s’est déjà produit. J’ai de l’espoir. Il y a des gens qui restent dignes et c’est vrai que le rock’n’roll n’est pas fait pour les personnes âgées. (rires) On a encore quelques années, mais quand même.
Deck : Oh tu sais, avec les prouesses de la chirurgie. (rires)
Branco : Il y a un challenge, ça c’est sûr. Quand on a commencé, on nous a dit que c’était impossible de chanter en anglais, d’être français et de faire des concerts partout dans le monde. On sait que les choses sont possibles, il suffit de trouver et toujours imaginer quelque chose de digne. Après, on peut aussi s’arrêter dans vingt-ans, qui le sait ? Ça demande une énergie folle de faire un disque et au bout d’un moment, l’organisme ne suffit plus, j’en suis sûr, du moins pour faire un bon disque. Dans vingt-ans, j’aurai soixante-neuf ans, donc l’affaire aura été pliée depuis un bout de temps déjà, le rideau sera tombé. (rires)
Deck : On est assez moyen-termiste comme groupe, on n’a jamais trop pensé en avance.
LFB : Enfin, je vais terminer avec une question un peu plus légère. Avez-vous des coups de cœur récents à partager avec nous ?
Deck : On aime bien parler des groupes avec lesquels on tourne. Là il y a eu Porches, qu’on adore, on le recommande vivement à tout le monde. Puis pour la tournée européenne, il y aura Sons of Raphael, qu’on adore aussi, et c’est le dernier groupe qui a collaboré avec Philippe Zdar.
Branco : On adore leur disque. J’ai aussi beaucoup aimé le film Nope, mais je ne vais plus trop au cinéma, je n’aime plus le cinéma de fiction, mais Robin (Robin Coudert, ndlr) qui est au clavier avec nous, m’a dit d’aller voir ce film et il est génial !
Deck : Il y a le livre de Maria Larrea, Les gens de Bilbao naissent où ils veulent, mais tout le monde en parle, tout le monde l’adore, donc est-ce qu’elle a vraiment besoin de nous ?
Branco : C’est une amie et lire le roman d’un ami, c’est toujours éprouvant, car on a peur que ce ne soit pas bien, et souvent ce n’est pas très bien quand même. (rires) Mais celui-ci c’est le contre-exemple parfait, il est superbe et il faut le lire.
© Crédit photos : Inès Ziouane & Shervin Lainez