Rencontre avec Toro/Azor

Il est des projets pour lesquels – tant dans leurs structures que dans leurs expressions – on ne peut qu’adhérer. Celui de Louise Calzada aka Toro/Azor fait indubitablement partie de ceux-ci. Les cinq titres de son premier EP, Figurines, nous ont surpris, étonnés puis intéressés. Résolument féministe, la construction narrative de ses morceaux s’appuie sur une juxtaposition et un ordonnancement de mots ou de locutions prononcés lors de discussions entre femmes.

Crédits Damien Breton

Ce procédé – et son niveau d’abstraction – rend le discours intime tout restant pudique. Il n’est ni dans le démonstratif, ni le voyeuriste mais dans le vrai. C’est sans doute pour cela qu’il nous touche particulièrement. Musicalement, on ressent également une volonté de ne pas céder à la facilité. Les structures des chansons, tout en restant complètement lisibles, s’organisent en volutes et arabesques mélodiques suggérant images ou illusions.

A la fois boite à musique et boite à images, son EP interpelle autant qu’il séduit. C’est donc empreints d’une curiosité certaine que nous sommes allés discuter avec Louise profitant de la release party qu’elle organisait au DOC – rue Potain dans le 19ème arrondissement de Paris – ancien lycée technique mué en laboratoire artistique.    

La Face B : Bonjour, pourrais tu nous présenter ton projet Toro/Azor sachant que l’on te connaissait auparavant surtout avec Le Vasco

Louise : Je suis à l’origine de Le Vasco avec Raphaël Hardy et Nils Peschanski. Toro/Azor est le projet né à la fin de Le Vasco. Je suis super heureuse de pouvoir sortir ce premier EP, car il a pris le temps de se matérialiser, il est issu d’une longue maturation. Et pour moi, c’est aussi une transformation. Je passais d’une pratique de la musique en groupe et en collectif que j’avais avec Le Vasco vers un projet personnel, où je dois tout faire moi-même. Il s’agissait également de trouver le message que je souhaitais faire passer.

Pour cela, je me suis servi de paroles de femmes et non des miennes. Je les ai enregistrées avec mon portable, dissimulé pour qu’on l’oublie. On a eu des conversations lors de balades, au bar, au café. On a parlé d’elles, de leur rapport à la vie, à la féminité, à l’art – certaines sont créatrices, d’autres non – de comment arriver à se sentir « à sa place ». Et ce dont je me suis rendu compte, c’est que c’était toujours une question. Les réponses pouvaient être extrêmement différentes et contradictoires, la problématique restait commune et convergente, pour elles comme pour moi.

Ce sont des moments que j’ai ressentis comme très forts en termes de « digestion » et de « maturation » de moi-même, en tant qu’artiste, en tant que femme et en tant que beaucoup d’autres de choses.

Ce qui en ressort est un propos assez féministe qui se construit au travers de ces conversations. Sur ces conversations, j’avais un accord avec les femmes que j’ai enregistrées pour qu’elles soient anonymes. L’idée était de retranscrire leurs mots puis d’en faire un collage poétique, reflet de ce qu’elles ont dit. Je vois ce processus comme la création de petits personnages, de figurines. D’où le nom de mon EP, Figurines. Toute la création visuelle autour du projet, les histoires que je raconte dans les vidéos c’est aussi dans le but d’en faire des personnages. Et donc de passer par un biais assez ludique, assez pop en fait, pour raconter des choses un plus complexes qu’elles paraissent.

La Face B : La base de ton travail tient, quasiment, d’une démarche sociologique

Louise : D’une certaine manière, oui. C’était un peu comme faire une enquête.

La Face B : Et c’est une enquête qui a duré longtemps ? Quand est-ce que ton projet a pris forme ?

Louise : Dès 2018. J’avais commencé un peu sur la fin de Le Vasco sur l’EP Feu Tempête. Il y a une chanson comme ça. Ensuite, c’est une époque où j’avais du mal à parler de moi. Où je remettais beaucoup en question l’écriture, le « pourquoi parler tout le temps de soi ». C’était une période où je doutais de moi-même. Et à vrai dire, c’est déstabilisant d’arrêter un collectif dans lequel on existe à travers les autres pour se définir soi-même et porter un projet en tant que : « Qu’est-ce que je veux dire, moi ».

Est-ce que je suis légitime, moi Louise, à porter un projet en mon nom ? Est-ce que je suis légitime, moi Louise, à dire que je produis de la musique ? Ce n’est pas facile. Passer par la parole d’autres femmes, c’était une belle manière de retrouver du collectif et aussi de réexister et de redéfinir « comment j’existe » et « comment j’écris de la musique ».

La Face B : En fait tes chansons nous apparaissent touchantes dans le sens où au travers des paroles dont tu te fais l’écho, on se sent embarqué dans une intimité profonde, et avec pudeur. C’est ce qui rend ton projet spécifique.

Louise : Créer quelque chose lié à l’intimité était important pour moi. Passer par la parole d’autres femmes parce que c’est complexe de donner des images plus nuancées de « Ce que c’est d’être une femme » que d’utiliser la parole mainstream. C’est en ça que je pense avoir une démarche féministe. Passer par l’intimité pour parler et rendre les choses plus véridiques.

La Face B : Passer par de « vraies » paroles

Louise : Oui, par des mots qui ont été vraiment dits. Et puis, il y avait également une idée de recherche poétique sur « Qu’est-ce que c’est d’écrire avec du langage parlé ». J’étais très intéressé par essayer de changer de style, par de ne pas se faire rattraper par son propre style. Le langage parlé est très intéressant pour cela.

La Face B : Et c’est un processus que tu as utilisé pour l‘ensemble des titres de ton EP ?

Louise : À peu près.

La Face B : Et tu le fais également en utilisant des angles différents. Chaque chanson est porteuse de sa propre ambiance. Dans Somnifère, l’ambiance se fait nocturne, la suivante est plus club, puis jazz. Derrière ces ambiances, une atmosphère presque cinématographique se crée, propice à raconter des histoires. Tu utilises les mots comme matière première et tu les modèles pour constituer des structures narratives.

Louise : C’est pour cela que la vidéo est très importante, car elle permet de donner des images à ces histoires. Ou alors de donner un angle de vue potentiellement différent et ainsi d’éclairer l’histoire, comme dans Espace à Prendre où je me transforme en arbre. Image et paroles sont deux mondes disjoints, mais ils s’éclairent mutuellement avec pour objectif commun de raconter une histoire.

La Face B : Je pense également à L’Autre Sens où tu te mets en scène avec des sculptures

Louise : Derrières celles-ci, on retrouve Joël Power, qui d’ailleurs expose lors de ma release party. Il me parlait de son projet de mettre en images une nouvelle de Laura Kasischke en utilisant des céramiques. Je me suis dit que c’était une très bonne idée de l’intégrer dans le clip.

La Face B : Ce sont des céramiques – donc abstraites – mais qui représentent des choses réelles, ordinaires.

Louise : Quelque chose de très « Dans notre réalité quotidienne » et en même temps avec un pas de côté qui rend le tout assez drôle. C’est en ça que je trouve la démarche pop. Pop aussi dans les mélodies. J’essaye de faire des trucs que l’on peut retenir. Qu’on entend une fois et qu’on a envie de chanter ensuite.

La Face B : Justement, une fois que tu as ordonné la matière première constituée par les paroles, comment structures-tu la musique qui les accompagne ? C’est un travail que tu effectues en même temps ?

Louise : Oui, c’est en parallèle. Et très souvent, j’enlève des mots lorsque j’associe les paroles à la musique. Ce qui m’intéresse c’est d’arriver à faire chanter le français sur plus que deux notes, et de réussir à trouver des mélodies. J’ai aussi travaillé avec d’autres personnes comme Rasheeda Khobza ou Nils Peschanski sur la composition ou l’écriture. Malgré tout, la production est vraiment la mienne. Et c’est super intéressant ! Et j’aime bien les détails ! Je suis assez geek et par conséquent je passe du temps à rajouter des détails de prod.

La Face B : Il est vrai que tes chansons sont toutes sauf linéaires. Dans chaque morceau, on sent des montées et des évolutions qui peuvent être inattendues comme dans Poudre à Canon où la fin part dans un ailleurs.

Louise : Et en live, ce qui est drôle c’est que ce n’est pas la même chose. Le live est assez rock.

La Face B : Tu seras toute seule ?

Louise : Non, on sera trois. Un power trio, synthétiseur/basse, batterie/percussions et guitare/voix. C’est pour cela que cela sonne plus rock. C’est l’envie que j’avais eue en commençant à produire. Faire qu’en concert on puisse avoir « de la vie ». J’ai testé quelques formules différentes et celle-là me plaît davantage, en particulier pour son côté improvisé.

La Face B : Ne pas faire la même chose qu’en studio

Louise : J’avais quelques essais pour me rendre compte que gérer en même temps l’avant et l’arrière de la musique, c’est compliqué. Et faire juste « play » sur une prod me donnait l’impression d’être en karaoké. Je n’en avais pas du tout envie. Du coup, on fait un power trio !

La Face B : Et puis comme ça vous avez plus de maîtrise sur le son qui sort. Aujourd’hui, c’est la release party de ton EP. Ce soir, c’est un peu ton monde que tu nous partages.

Louise : Oui, j’ai ramené mon monde. Les gens qui ont participé à la création de la musique, mais aussi qui sont réunis dans un univers qui m’est familier, histoire que ce soit aussi une fête pour moi. Je suis très heureuse d’être ce soir au DOC (association artistique située au 26 rue du Dr Potain, Paris 19e), un endroit dans lequel je me suis investie et aussi un endroit où politiquement je me sens bien. Je suis super heureuse de ce qu’ils font. Et puis c’est un plaisir de pouvoir inviter des amis à faire des expos, des groupes comme Enfant Perdu ou Sébastien Forester à jouer et à passer leurs vidéos.

« Faire de la musique et sortir de la musique » est important pour moi. Cela peut prendre du temps et ça en a pris après Le Vasco. Mais j’ai davantage envie de dire « faisons ça au moment T » plutôt que de chercher à rentrer dans les cadres préexistants de la pop française.

Crédits Damien Breton

La Face B : Et du coup tu te recrées un petit collectif autour de toi.

Louise : Oui, et aussi je fais partie d’un collectif qui m’est cher au cœur – Fortune Collective – avec lequel on a fait un label sur lequel cet EP est sorti. C’est un collectif d’artistes qui se rassemblent autour de l’idée de créer ensemble, mais aussi d’organiser des évènements ou des moments artistiques collectifs et ouverts qui donnent une autre idée du business.

La Face B : UTO m’en avait parlé avec passion

Louise : UTO, un jour, sortira du UTOsaure qui est aujourd’hui en gestation.

La Face B : Fortune Collective, c’est un collectif belge ?

Louise : Franco-belge, mais moins raciste que Tintin. S’y retrouvent pas mal de gens à la fois de la musique ou des arts visuels et parfois certains qui font les deux. Et c’est super intéressant. On collabore de plus en plus. Et je me permets de faire de la promo pour la compile de Fortune qui est une compile que l’on ouvre tous les mois. Là, il y en a une ouverte jusqu’au 14 juin avant une pause estivale. À partir d’une image tirée au hasard sur internet, l’idée est – pour ceux qui le souhaitent – de créer un morceau qui s’en inspire. Ensuite, on rassemble le tout sur une compile.

La Face B : Comme une écriture sous contrainte

Louise : Et c’est super drôle. En faire une compile fait que l’on passe du coq à l’âne. Ce qui est vachement cool et sans jugement.

La Face B : Et le fait d’avoir une contrainte peut libérer la création

Louise : C’est un jeu. Il faut vraiment le prendre comme tel. C’est l’histoire de s’exercer à la production, un endroit pour essayer. Et Fortune Collective en tant que collectif est un gros endroit pour essayer.

La Face B : Et je suppose que tu as beaucoup de projets

Louise : J’en ai plein ! À vrai dire pour Toro/Azor, il y a quasiment la moitié d’un album déjà composé. Je vais donc continuer à travailler dessus. Et je fais partie d’un collectif qui s’appelle çh​â​ñ​t éle​č​tr​ó​n​ï​qùe. Je m’intéresse beaucoup aux musiques traditionnelles. Et avec des personnes de Croatie, de Bosnie, d’Irlande et du Portugal, l’idée – comme le nom l’indique – est en partant de chants traditionnels de se demander comment les faire s’exprimer d’une manière qui nous parle, avec des instruments électroniques qui apportent de nouvelles sonorités. J’ai aussi un groupe avec un chanteur indien – Sharad Joshi – qui se nomme PenPal (car on écrit à distance comme des correspondants). C’est de la musique inspirée de mes compositions, mais aussi de la musique classique dont est proche Sharad. Il y a donc beaucoup de projets en parallèle, ce qui est cool et très inspirant.

La Face B : Et je suppose que les projets s’auto nourrissent

Louise : Oui, à fond. Surtout la musique traditionnelle. C’est une approche de la musique qui me parle beaucoup.

La Face B : On retrouve d’ailleurs beaucoup d’influences croisées sur ton EP

Louise : Oui et puis je reprends les DJ Set. Il y a l’écriture inspirée des musiques traditionnelles et du jazz, mais aussi toutes les musiques de club, surtout UK et des rythmiques inspirées de musiques traditionnelles que j’écoute énormément.

La Face B : Et pour finir, que peut-on te souhaiter ?

Louise : De sortir beaucoup de musiques, de continuer !