Il y a de cela dix ans, l’éternel Alain Bashung nous quittait. Il laissera derrière lui son dernier souffle : à la fois inspirateur et créateur pour une lignée d’artiste. En hommage, nous avons demandé à certains musiciens de la nouvelle scène française de témoigner sur le chanteur. À travers ce quatrième volet, La Grande Sophie et Terrenoire dépeignent Bashung comme une personnalité intemporelle, hypnotique. Comme une idole sortie d’outre-tombe. On scande alors des litanies où Bashung remplace Gaby… Alain Oh Alain !
La Grande Sophie
« J’ai crevé l’oreiller, j’ai du rêver trop fort »
Je ne voyais que lui dans ce Zénith où je chantais, en live, « Du courage » à l’occasion de la remise de la Victoire de la musique pour la révélation scène.
C’était en 2005.
Alain Bashung était assis pile en face de mon micro, au centre de ma ligne d’horizon, à quinze sièges de distance ; juste devant moi.
Il y a des publics qui ne prennent pas la lumière, des personnes qui s’agitent et qu’on ne voit pas, d’autres qui parlent fort et qu’on n’entend pas, celles qui portent des vêtements colorés et qui passent inaperçues … Alors que lui, sans le moindre mouvement, sans un sourire ni un rictus, impassible et tout de noir vêtu, je ne voyais que lui. Son regard droit et noir me transperçait … je ne devinais pas ce qu’il pensait.
Je balayais mes yeux de bâbord à tribord afin d’orienter ma barque vers une direction moins impressionnante, mais c’était hypnotique, je retombais systématiquement sur ce paquebot, qui avait rempli de ses chansons mes premières k7 et m’avait fait danser dans mes premières boums.
Ce soir là, il avait reçu une victoire pour son album Fantaisie militaire.
Je n’imaginais pas le recroiser, un an plus tard, lors d’un déjeuner avec Lee Hazlewood. Il s’était invité timidement auprès de son idole. Je le découvrais alors devant son paquebot à lui, impressionné, peu bavard mais heureux d’être là .
Lee Hazlewood, avec lequel j’enregistrais un duo intitulé Leather and lace, nous avait réunis autour de lui et se plaisait à nous raconter des anecdotes sur sa petite fille Phaedra qui chantait avec lui Some velvet morning.
Alain Bashung et moi buvions ses paroles, sans dire un seul mot ni oser toucher à nos assiettes.
Moi, j’avais du mal à réaliser qu’ils étaient là tous les deux en face de moi. C’était comme dans Madame rêve j’étais en apesanteur !
Terrenoire
« Alain Bashung est entré dans ma vie par la forêt. Celle de la pochette, en noir et blanc, de son Imprudence (2002). Figure mystérieuse, entre deux âges. Pas de noms d’album, pas de nom d’artiste. Rien. Seulement un homme seul, en long manteau au milieu d’une clairIère étouffée de lierres.
Les chansons ne ressemblent à rien de ce qu’un gamin n’ait jamais écouté, aucune séduction, aucun sucre, aucune accroche. Seulement des impressions, des volutes et des phrases qui nagent un peu plus hautes que les autres. “Laisse venir l’imprudence”, “Devant l’obstacle tu verras on se révèle” des mantras partout dans les morceaux, gardé intact comme des versets païens, mélangés à jamais au goût de toutes mes premières fois.
Ensuite j’ai remonté le temps vers les périodes plus superficielles, plus poseuses des débuts. J’y ai trouvé des bijoux et de la frime. Toujours la singularité. Toujours le goût prononcé de ne faire comme personne. Toujours inspirant.
À Saint-Etienne, en concert, quelques mois avant sa mort. Il se tenait au milieu des choses, comme un fantôme, entre la vie et la mort. Une main blanche, droite, tendue qui sondait l’espace devant lui. L’autre agrippait le pied du micro : le spectre de l’artiste, la canne du malade. Alain Bashung est de ma famille comme l’oncle des Amériques qu’on adulte, gamin, qu’on ne connaîtra jamais. C’est bien comme ça, ça fige les légendes. »
Illustrations réalisées par Camille Scali.
Photo de couverture : montage réalisée d’après une photographie de Catherine Faux (SIPA).