Stup forever : la mélancolie rageuse de Stupeflip

Il y a 20 ans, on lançait par hasard un album, attiré par une pochette dingue et des premiers titres, des interventions qui nous avaient marqués au fer rouge. Dans ce disque, les premiers mots forts et directifs, lançaient l’obsession et l’histoire d’amour pour ce qui se révèlera être plus qu’un groupe : « Le Stupeflip Crou Ne Mourra Jamais ». Qu’en est-il 20 ans plus tard ? Eh bien c’est simple, le Stup’ est immortel avec ces nouveaux mots à graver dans nos esprits : Stup Forever.

Il faut être honnête : nous ne sommes pas journalistes. Ce qu’on veut dire par là, c’est que lorsqu’on parle d’un album c’est parce qu’on l’aime, mais aussi parce qu’on le vit. Et parfois, il devient extrêmement compliqué de détacher la musique de notre existence, de notre propre expérience, surtout lorsqu’un artiste est dans notre vie depuis vingt ans désormais.

On aura beau essayer de prendre du recul, de réfléchir, d’analyser les choses, l’émotionnel prendra toujours le pas sur tout, parce qu’on ne vit pas de la musique, mais on vit la musique. La nuance est grande et encore plus importante lorsqu’on parle de Stupeflip. Car la vie s’en nourrit et elle génère un bon paquet de fantômes qui nous accompagnent au fil du temps. Et au fond, ça tombe bien, parce que c’est exactement ce que fait la musique de Stupeflip, et c’est encore plus évident avec ce Stup Forever.

Dès la pochette, ils s’ancrent à nous et à l’album, et traînent avec eux tout un lot de souvenirs : le vaisseau éclaté du premier album, les clés du mystère au chocolat de Stup religion, l’apparition de la région sud et le soleil-virus forcément. Et puis KingJu sur son cheval fou, armé de son synthétiseur dans une pose à la fois mystique et héroïque. Un héros, KingJu ?

Plutôt un héraut, celui qui nous annonce les messages, qui nous raconte des histoires et nous appelle au soulèvement. Lui et son équipe de personnages reviennent pour notre plus grand plaisir : on retrouve Fabien Pollet, les membres de la religion du stup, et évidemment le retour important de Cadillac et MC Salo sur The platform. On assiste même à la renaissance de Pop-Hip, pour un retour bien plus sombre et mélancolique qu’imaginé avec Pop-Hip Le Mort Vivant.

Des souvenirs, des échos, il y en aura énormément dans cet album : des références toujours au cinéma, de Rambo et Blade Runner au cinéma de Carpenter, la bande dessinée forcément, avec cet hommage à peine voilé aux 12 Travaux D’Astérix sur le départ d’Étranges Phénomènes. Des appels à l’enfance aussi, aux années 80, offrant à l’album une mélancolie douce et percutante avec l’apparition des baladeurs, de Jacques Martin ou de Bernard Tapie.

KingJu ne cherche jamais à référencer un monde moderne mais fait grandir sa musique dans le terreau de sa jeunesse, celle du hip-hop, du rock et du début de MTV.

Et puis… Il y a sa vie. Sa vie qu’il éclaire de manière plus crue que d’habitude et qui, par touches, laisse apparaître Julien dans la lumière de manière aussi brève que sensible. Le fantôme du père, présence à la fois effrayante et inspirante, semble être l’âme de ce disque, celui qui fait le lien dans l’égo trip parfois fucké de cet étrange bonhomme un poil schizophrène. Que ce soit dans le clip de Dans Ton Baladeur, sur Étranges phénomènes, Les gens qui s’énervent et finalement un peu partout dans l’album, il apparaît comme une sorte de Boogeyman, sortant ici et là du placard la nuit pour nous offrir les moments les plus émouvants de l’album et remettant en perspective des morceaux fondateurs comme Le spleen des petits ou Le cartable.

Mais revenons-en à nos moutons électriques et à ce qui nous intéresse en ce jour : Stup Forever. Pourrait-on dire que l’on est ici face à la première « œuvre totale » de Stupeflip ? Sans doute, oui, Julien Barthélémy menant ici sa barque de A à Z, sans intervention extérieure dans la réalisation ou le mixage. Loin de la perfection un peu trop belle de Stup Virus, ce nouvel album n’est pas uniforme dans le son, mais dans la forme sans doute. La production laisse clairement place autant à la voix qu’aux caisses claires et charley, les samples de cuivre sonnent plus doux et la rythmique hip-hop se fait bien plus évidente et obsédante.

C’est sans doute l’œuvre la plus ambitieuse du CROU, comme s’il avait fallu vingt ans de p’tits bouts de trucs et d’obsession pour le son, pour arriver à fournir un travail aussi puissant, varié et surtout humain. Ici, les prods, la vraie tocade de Ju, vibrent, vivent et brûlent. Elles se présentent dans chaque morceau, c’est elles qui guident l’ouverture de chaque morceau, qui donnent les premiers indices sur la teneur des titres. C’est assez évident sur des titres comme Sharkattack, Les voûtes ou l’truc explosif ou sur l’épique et formidable Vengeance!!!. L’exemple le plus évident étant l’instrumentale Gluô, sorte de brûlot rock qui raconte une histoire à elle toute seule.

De manière générale, l’album se veut à l’image de l’époque, mais aussi de la pochette presque monochrome de StupForever, assez sombre, même pas sauvée par le retour zombiesque de Pop-Hip. Et si, comme il le dit si bien, Ju maitrise le sense of humour, il maîtrise aussi le sens du tempo, laissant ici et là des aérations, des respirations pour permettre à l’album de ne pas être complètement plombant. Un vrai travail de montage, là encore très cinématographique, qui permet de raconter une histoire globale, qui s’imbrique à la perfection aux autres chapitres de l’ère du Stup‘.

Si on parle de matière sonore, impossible de ne pas parler de l’utilisation de la voix, instrument à part entière une nouvelle fois. Là encore, il faut saluer la folie contrôlée de ces dix-sept morceaux. Loin de s’arrêter à une technique vocable simple et répétitive, comme le font de nombreux rappeurs modernes, Ju s’amuse comme toujours, transforme sa musique en théâtre d’ombres et de lumières. Une impressionnante palette vocale, qui pourrait faire penser au travail effectué par Childish Gambino sur Awaken, My Love!, où chaque morceau fait apparaître une facette, un personnage différent qui laisse exploser toutes les influences avec une fluidité et une beauté merveilleuse, se permettant toutes les outrances et toutes les références. Ainsi, comment ne pas tomber sous le charme proposé par Les Gens qui S’énervent ?

Loin de la blague que certains semblent vouloir y voir, le morceau est un hommage sincère où KingJu se transforme en KingJah et laisse transparaître son amour pour la musique, tout simplement. Car oui, s’il est nécessaire de le rappeler, avant d’être une histoire de musiciens, Stupeflip c’est avant tout l’histoire d’un amoureux de musique qui n’a jamais voulu choisir, passant du rap, au rock en passant par la variété et désormais le reggae.

La forme est donc mouvante, reliée malgré tout comme dans un film par des plans de coupes dont on a l’habitude et qui permettent ainsi à l’album de se tenir droit et solide pendant cinquante minutes, se terminant sur une lumineuse et dansante Stay positiv’ qui semble avoir été faite dans le même moule que la formidable Cold World, celui-ci ayant cette fois été laissé au soleil pour se forger son identité.

Si le travail sur la forme est assez monumental, il ne faut, comme toujours, pas passer à côté du fond. Ici encore, on retrouve la glaise dans laquelle KingJu a toujours taillé son œuvre : lui-même. Il est de tous les morceaux, de toutes les chansons. Des souvenirs, des mystères, sa vie qu’il façonne et transforme en vecteur de transmission car comme il le dit si bien « changer ma vie et changer la tienne« . Comme toujours, la musique de Stupeflip n’existe que dans ce qu’elle peut se raccrocher à l’autre pour trouver une autre vie, une fois lâchée par son créateur.

La manière dont KingJu s’utilise n’est pas dans l’Ego, puisqu’il détruit sa personne pour la transmettre à l’autre, prenant des morceaux de lui pour en faire des liens universels, poussé notamment par son obsession pour le rapport à l’enfance, la bienveillance et le monde qui l’entoure.

Ici encore, tout est perméable, et comme dans toute œuvre de science-fiction qui se respecte, le tout n’est qu’un prétexte pour parler du réel. On retrouve ainsi des sujets sociétaux assez présents ces dernières années : le culte de l’égo, le monde qui se barre en couilles, la violence, le sexisme, et on irait même jusqu’à voir la création de certaines personnes qui ne seraient pas sans nous rappeler notre cher Président.

C’est un univers en expansion, qui se complète, qui nous amène toujours plus de questions que de réponses, car au final ce qui compte ce n’est pas les réponses, mais ce qu’on fait de nos questionnements.

Comment alors terminer cette chronique ? On aura forcément envie de citer une nouvelle fois Ju dans Régions Fédérées : « Putain, ça c’est de la musique » . Stup Forever est un nouveau train fantôme génial, un album qui parlera aux anciens membres autant qu’aux nouveaux. Une œuvre dense, foisonnante, qui se dévoile écoute après écoute et dont on n’a pas encore trouvé tous les trésors.

«  Il est temps de mourir » ? Bien sûr que non, la règle est simple, elle existe depuis le premier morceau : Le Stupeflip Crou ne mourra jamais.