L’auteur-compositeur-interprète franco-canadien Theo Lawrence était au Théâtre du Blanc-Mesnil pour la dernière date de sa tournée. L’occasion pour nous d’aller à sa rencontre et de discuter nouvel album, évolution musicale et processus créatif.
La Face B: Salut Theo! Tout d’abord comment vas-tu? Tu achèves ce soir une longue tournée qui s’est étalée sur près de deux ans, avec plus de quarante dates rien que ces derniers mois en Espagne et en France. Comment s’est passée cette tournée compte tenu du contexte?
Theo Lawrence: C’est clair que ce n’étaient pas les concerts les plus funkys que j’ai faits, surtout en France avec toutes les restrictions. Tristement on s’est presque habitués au fait que les gens aient des masques, qu’ils restent assis etc. Ça rend les choses plus difficiles parfois, pour faire prendre la sauce il ne faut pas y aller de main morte. Surtout qu’on ne voit pas les réactions des gens, on ne voit pas s’ils sourient, alors qu’en général on se sert de ces indicateurs pour ajuster le concert. Mais là en Espagne c’était très différent, les gens étaient super chauds. J’avais l’impression d’être dans le monde d’avant, ça m’a fait très plaisir. Ce soir c’est la dernière date de la tournée, et c’est un peu la fin d’un cycle dans ma tête. J’aurais bien aimé que ça se finisse autrement, mais on fait avec, on est déjà contents de jouer, on n’est pas à plaindre.
La Face B: J’ai eu vent que tu allais enregistrer ton prochain album l’année prochaine à Austin au Texas. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur ce nouvel album, notamment comment tu envisages l’enregistrement, la production?
Theo Lawrence: Depuis notre album Sauce Piquante qu’on a enregistré avec Mark Neill, on a décidé de travailler avec des gens et des studios qui ont déjà un son et une identité forte. Et c’est plutôt nous qui ensuite nous adaptons à la manière de faire du producteur. Là en l’occurence on va chez Billy Horton, qui est un musicien majeur de la scène locale d’Austin. Il a un studio là-bas, où il enregistre avec beaucoup de groupes de la région, en général la crème des musiciens. On a choisi de travailler avec lui car très peu de gens ont ce savoir-faire que l’on recherche, c’est-à-dire des vrais sessions d’enregistrement où on joue tous en même temps et ça somme comme un disque, comme un vrai produit fini. On va aussi la-bas parce qu’on adore Austin, il y a plein de concerts à voir et c’est une atmosphère dont on voudrait s’imprégner. Ce sera également l’occasion de faire jouer des musiciens locaux pour du fiddle ou du pedal steel, qui sont des instruments que les gens jouent très bien là-bas.
L’album sera principalement composé de chansons que j’ai écrites ces deux dernières années. J’ai fait une short list de ce que je préférais, et je continue aussi d’en écrire de nouvelles en ce moment. L’idée c’est de faire un album vraiment country, le plus homogène possible. Ça a toujours été un combat pour moi d’arriver à faire quelque chose d’homogène, car j’aime tellement de trucs qu’avec le groupe on a toujours eu tendance par ma faute à s’éparpiller. Je souhaiterais aussi que ce nouvel album soit comme un snapshot du groupe. Quand on a enregistré Sauce Piquante en 2019, on ne jouait ensemble que depuis quelques mois. Maintenant que l’on a fait tous ces concerts ensemble, on a développé un son de groupe, qui n’était pas là au début et qui à mon sens n’a pas encore été capturé en enregistrement.
La Face B: Parlons de ton processus créatif – comment écris-tu tes morceaux? Où puises-tu ton inspiration? Parles-tu surtout de ton vécu?
Theo Lawrence: Pendant longtemps j’étais dans une écriture plutôt compulsive, essayant d’écrire un maximum de chansons en un minimum de temps. Maintenant je suis moins comme ça, j’essaye d’attendre un peu plus que ça vienne, mais pas trop non plus car parfois ça ne vient pas. J’ai toujours été partisan de provoquer le résultat. Meme si je n’ai pas d’idées, je me pose avec ma guitare et du papier, et je me presse le citron jusqu’à ce que ça sorte. Je n’attends pas la “fée inspiration”, parfois j’ai une idée qui me vient d’emblée et c’est super, parfois j’essaye de fredonner des accords, des mélodies, jusqu’à sortir quelque chose qui me plaît.
La Face B: Donc tu commences plutôt par l’instrumental avant d’ajouter des paroles?
Theo Lawrence: Souvent j’essaye de caler une mélodie sur une phrase ou juste quelques mots, et de là de m’embarquer dans un truc. La plupart du temps ça ne marche pas, mais parfois ça marche, plus ou moins rapidement. J’ai aussi constaté que plus je ne fais rien, plus j’ai des idées. Quand je suis en train de faire plein de trucs, de pratiquer mes instruments etc., mon esprit a moins la place pour la poésie. Je trouve mes paroles plutôt dans des moments où je suis dans la lune. Donc maintenant que j’ai identifié ça, j’essaye de faire exprès parfois de ne rien faire de productif, pour laisser la place aux idées de chansons de germer dans mon esprit, et ça marche souvent. Par exemple en faisant un truc que je n’ai pas envie de faire, comme aller à la Poste.
Au niveau des sujets, étant relativement jeune je ne me vois pas écrire que des chansons où je raconterais ce que j’ai vécu. J’ai toujours été assez friand de m’imaginer des histoires, de faire des adaptations à partir de films, ou carrément des histoires complètement inventées. J’ai l’impression que tout le monde ne comprend pas ça, que de nos jours la tendance est d’écrire de façon hyper personnelle, sur ton vécu, et que les gens te jugent si tu ne racontes pas un truc qui t’est arrivé. Alors que moi c’est quelque chose que j’affectionne beaucoup, j’ai l’impression que ça fait partie intégrante de la musique que j’aime.
La Face B: De faire des histoires qui parlent aux gens, sans nécessairement qu’elles soient vraies?
Theo Lawrence: Oui. Pour moi une qualité d’un bon songwriter, sans vouloir édicter de règles, c’est plutôt de faire ça. En plus je suis toujours un peu mal à l’aise à l’idée de chanter sur des sujets personnels, je voudrais éviter le côté journal intime un peu pathétique. Cette distance m’aide à me mettre dans un personnage et à me faire rêver. Alors que si je parle de ma vraie vie, c’est comme si tu coupais un peu mon mojo. Après ça m’arrive quand même d’écrire des choses plus personnelles, j’en ai d’ailleurs plusieurs dans l’album, mais c’est plus intimidant.
La Face B: Comment définirais-tu ton ADN musical? Quels artistes, morceaux, expériences… t’ont nourri et ont contribué à faire de toi l’artiste que tu es aujourd’hui?
Theo Lawrence: J’ai plutôt été du genre à picorer à droite à gauche. J’ai commencé avec le rock anglais quand j’étais au collège. Je trouve que c’est une musique dont se dégage une telle énergie que c’était facile pour moi de capter ça sans avoir nécessairement les clés de cette musique. J’écoutais du rock psychédélique américain des années 60, comme Jefferson Airplane ou The Grateful Dead, du blues rock anglais genre Cream ou The Yardbirds, j’adorais Jimmy Hendrix et les Stones. C’est par l’intermédiaire de tous ces groupes que j’ai ensuite découvert d’autres courants musicaux. Par exemple dans leur album Sticky Fingers, les Stones reprennent un morceau de Mississippi Fred McDowell. Je me suis donc intéressé à lui, puis en écoutant le morceau original ça m’a embarqué sur d’autres artistes de blues. Sticky Fingers avait été enregistré au studio Muscle Shoals en Alabama, où tous les grands artistes souls ont enregistré, comme Aretha Franklin. En m’intéressant à ce studio, j’ai été amené à écouter tous ces artistes, puis en m’intéressant aux producteurs et aux songwriters qui ont travaillé sur ces disques, j’ai découvert encore d’autres artistes. Puis sur l’album Dead Flowers, il y avait toutes les collaborations avec Graham Parson, les trucs plus country.
Pendant un moment, quand j’écoutais un nouveau genre j’avais tendance à renier tout ce que j’avais écouté avant, alors que maintenant j’arrive davantage à accepter toutes ces phases comme faisant partie intégrante de ce que j’aime aujourd’hui. Si j’avais fait de la country depuis que j’avais 12 ans, le résultat serait très différent je pense.
La Face B: Et pendant toutes ces phases, tu jouais aussi déjà de ton côté ?
Theo Lawrence: Oui, j’ai commencé à composer dès que j’ai eu ma première guitare, quand j’avais 11 ans. Je m’étais inscrit à l’activité groupe rock de l’école. Certains préféraient apprendre des solos ou des riffs par coeur, alors que moi je n’ai jamais été intéressé par les reprises, j’ai tout de suite voulu créer mes propres morceaux. Du coup très tôt j’ai commencé à faire des chansons, quitte à négliger d’autres aspects qui maintenant me semblent importants. Dans le style de musique que je fais, le répertoire et l’héritage sont importants, c’est toujours un plus de savoir interpréter des morceaux existants, et c’est aussi comme ça qu’on apprend à écrire les siens.
La Face B: Tu essayes donc maintenant d’enrichir ta pratique en apprenant aussi les chansons des autres?
Theo Lawrence: Oui, je me rends compte que plus j’apprends les morceaux des autres, plus j’écris des bonnes chansons. Avant j’avais l’impression que c’était une perte de temps.
La Face B: Depuis l’album Homemade Lemonade en 2018, ton style a pas mal évolué. Est-ce que tu dirais que maintenant tu t’es trouvé musicalement, ou tu te cherches encore?
Theo Lawrence: Je pense que je sais beaucoup mieux où je vais. Aujourd’hui j’ai enfin l’impression de faire la musique que j’aime sans concessions. Alors qu’à l’époque ce n’était pas le cas, parce que quand tu es plus jeune et qu’on te donne l’opportunité d’avoir des gens qui t’écoutent, tu ne veux pas laisser passer ta chance et tu fais pleins de compromis pour plaire aux gens. La musique qu’on fait aujourd’hui, ce sont des influences que j’avais déjà il y a sept ou huit ans, que j’écoutais déjà tout le temps, mais je n’avais pas la confiance en moi pour me dire que j’étais légitime à faire ça.
La rencontre avec le groupe actuel a été l’une des étapes qui m’a permis d’assumer ça. Avant j’étais entouré de gens qui étaient plus généralistes, et le côté trop niche était un peu méprisé. Alors que moi j’ai toujours adoré creuser plutôt que ratisser large. Et quand tu rencontres des gens comme Thibault [Ripault, guitariste du groupe], qui sont tellement spécifiques dans ce qu’ils aiment et qui ont ton âge, ça t’aide à t’assumer tel que tu es.
La Face B: Et alors lui c’est quoi son rabbit hole?
Theo Lawrence: Lui il a eu un gros rabbit hole blues pendant une quinzaine d’années, pareil pour Bastien [Cabezon, batteur] et Julien [Bouyssou, claviériste], c’est la musique qu’ils ont apprise à jouer tous les trois ensemble, c’est leur ADN. Et après Thibault a eu une grosse phase country, ce qui a d’ailleurs contribué à notre rapprochement. Depuis quelques temps ils écoutent aussi beaucoup de jazz.
La Face B: Et ça arrive qu’ils t’influencent sur tes compositions?
Theo Lawrence: Oui bien sûr, parfois je leur apporte des morceaux que j’ai écrit, avec une idée de l’arrangement en tête, et eux vont en faire quelque chose de complètement different mais qui va beaucoup me plaire. Donc oui dans l’arrangement ils contribuent beaucoup. Thibault écrit même des morceaux une fois de temps en temps. Et plus leur identité en tant que musiciens est audible, plus ça me plaît, donc j’essaye de laisser un maximum de place à leur personnalité.
La Face B: Est-ce que tu penses que tu écrirais de la même façon avec un autre groupe de musiciens?
Theo Lawrence: J’écrirais probablement de la même manière, mais le résultat serait different. Mais honnêtement je ne vois vraiment pas avec qui d’autre je pourrais jouer. J’ai voulu jouer avec les Possums [Julien, Thibault et Bastien] parce que c’était mon groupe préféré, j’étais fan d’eux, de leur musicianship et de leur morceau In the back of my mind, écrit par Thibault. Je ne voulais jouer avec aucun autre groupe qu’eux.
La Face B: Ta musique est très ancrée dans des traditions musicales country, cajun, rhythm & blues. Quelle part accordes-tu à la perpetuation de ces traditions, vs ton apport personnel ?
Theo Lawrence: J’essaye de faire en sorte que ma musique ressemble le plus possible à la musique que j’aime. Quand j’essaye de faire quelque chose de personnel et de me débarrasser de mes influences, j’ai l’impression que ça sonne comme Radiohead, c’est pas ce que j’ai envie d’écouter. Si ça ressemble à fond à mes influences et que ça me plaît, ça me va très bien, et ça pourrait y ressembler encore mille fois plus que je serais très content. Je ne cherche pas l’originalité, et je ne sais même pas ce que ça veut dire. Je n’ai pas l’impression que ce que l’on joue est particulièrement tendance, et rien qu’en cela j’ai l’impression que c’est déjà singulier. Le but c’est vraiment juste de faire quelque chose qui me plaît.
La Face B: Tu tiens en quelque sorte le flambeau pour continuer de faire vivre ces musiques que tu aimes?
Theo Lawrence: Il faut bien essayer. Beaucoup de gens se réclament de tel ou tel héritage musical, et puis ce qu’ils vont jouer ne correspond pas. C’est le résultat qui doit parler de lui-même. Moi il y a des trucs que je ne vais pas trouver “authentiques”, mais tout cela est très subjectif.
La Face B: Tu as très peu de chansons en français. Pourquoi ce choix? Penses-tu que ce n’est pas possible de faire de la bonne musique country avec des paroles en français?
Theo Lawrence: Si je pense que c’est possible, j’ai des exemples de trucs cools en français notamment dans la musique cajun. Mais moi j’ai déjà essayé dans mon salon et ça ne marche pas du tout. Je l’ai fait comme un exercice, mais je me sens beaucoup mieux d’écrire en anglais. Depuis que j’écris des morceaux, c’est en anglais, même quand j’étais au collège et que j’avais peu de vocabulaire.
La Face B: Il n’y aura donc pas de chansons en français sur le prochain album?
Theo Lawrence: Non il n’y en aura pas. Pas de si tôt je pense. J’ai l’impression que quand je chante en français, je n’arrive plus à être dans mon personnage, le masque tombe à un point qui me dérange.
La Face B: Tu es moitié canadien et ta musique a des influences surtout américaines. Est-ce que tu cherches à conquérir aussi le public nord américain?
Theo Lawrence: Oui, j’adorerais tourner là-bas. C’est dur avec les histoires de visas, mais on ne sait jamais peut-être que ça arrivera plus tôt que je ne le pense. Après au Québec ils sont encore plus francophones que les français donc j’ai moins d’espoir, mais j’adorerais tourner aux Etats-Unis. Austin, où on va enregistrer l’album, c’est le siège social de la musique que l’on fait, elle n’a jamais pris autant sens que quand on est à Austin. Tous les doutes que l’on a quand on joue à Toulon, quand on se dit que les gens ne vont pas comprendre, que c’est trop niche, tout ça s’évapore instantanément dès que tu joues dans l’endroit où c’est censé être joué. C’est très agréable, tu ne te poses plus aucune question et tu fais juste ton truc. On se débarrasse de tout ce nuage de questionnements qui plane autour de nous: qu’est-ce que je fais? pourquoi je fais ça?
La Face B: On comprend donc que tu as hâte d’y retourner. C’est pour quand le départ?
Theo Lawrence: Février, pour trois mois.
La Face B: Une dernière chose à ajouter?
Theo Lawrence: C’est la dernière ce soir, mais on vous dit à très vite l’année prochaine!
Et si vous aimez Theo Lawrence, rendez-vous le 26 janvier au Supersonic pour voir The Mellows, premier groupe signé sur le label de Theo, TOMIKA Records. Nous on y sera en tous cas!