Plus connue en Angleterre où elle a habité pendant 12 ans et formé Savages (avec lequel elle a sorti deux albums), Jehnny Beth (Camille Berthomier de son vrai nom) est revenue s’installer en France pour s’atteler à la création de son premier album solo : To Love Is To Live. La musicienne s’y met à nu et dévoile ses multiples personnalités, incarnant différents rôles, transcendant les genres et les styles musicaux.

Il est difficile de savoir par où commencer tellement l’étendue de la palette musicale créé par Jehnny Beth sur To Love Is To Live est vaste. L’artiste y utilise d’innombrables styles, influences, jeux de voix et personnages. Celle qui a commencé la musique très jeune en apprenant les classiques du jazz (voir notre interview ici) livre un album éclectique qui mélange les influences de ses débuts avec des musiques industrielles parfois chaotiques, des ballades mélodiques au piano, ou des passages mystiques… L’album produit par Atticus Ross mute constamment, parfois en plein morceau et nous tiens en garde, ne cessant de nous surprendre.
L’opus s’ouvre sur le magistral I Am et nous plonge dans une atmosphère de film noir, d’abord étrange et inquiétante avec une voix fantomatique irréelle, avant de se transformer et de s’éclaircir en une mélodie claire à la voix affirmée. Les paroles prennent des allures différentes au début et à la fin du morceau : « I am naked all the time, I am burning inside » (Je suis constamment nue, Je brûle à l’intérieur ». Cette mise à nue est d’abord émise d’une voix lointaine comme venue d’ailleurs (de l’inconscient ?) avant d’apparaître pleinement et de s’affirmer ouvertement. La persona de Jehnny Beth impose ses pleins pouvoirs et dévoile ses démons, posture qu’elle adopte dans ce morceau mystérieux et existentiel comme sur tout l’album.
Avec I Am The Man, la musicienne transcende les genres et incarne “l’homme”: “I’m the man, I’m not different, We’re all human, Oh, this is who I am” “Je suis l’homme, je ne suis pas différent.e, On est tous humain, Oh, C’est qui je suis” l’une des facettes de sa personnalité, au-delà des différences de sexe. Le morceau passe de parties industrielles aux beats lourdes à une mélodie calme et rêveuse (toujours comme hantée) avant de reprendre de plus belle et finir sur quelques notes de piano et de cuivres. I Am The Man s’étend pour quelques notes sur The Rooms qui est quant à lui un morceau jazz expérimental bordé d’interférences radiophoniques avec lequel on pourrait presque s’imaginer en sous-sol d’un club de jazz enfumé d’un film à suspense. La musicienne dont la musique apparaît sur la b.o. de Peaky Blinders, change de registre et d’émotion aussi soudainement que l’on change d’humeur. On passe aussi de How Could You morceau indus noisy et hurlant (où apparaît Joe Talbot de Idles) au calme et champêtre French Country Side (composé avec Romy Madley Croft des XX). Les grands écarts musicaux sont aussi spectaculaires que passionnants et nous garde constamment attentif à l’énergie déployée.
Heroine, le quatrième single de l’album (après I Am The Man, Flower et Innocence) continue l’exploration intérieure de l’artiste et plonge dans les tréfonds de son être à la recherche de son “héroïne” intérieure : “All I want is to never fall in love again, All I want is some good tunes, and my great body, All I want is to feel me come the way I love and only I can do it, (…) All I need is to be, To be a heroine” (“Et tout ce que je veux c’est ne pas tomber amoureuse une fois de plus, Tous ce que je veux ce sont de bonnes mélodies, et mon superbe corps, Tout ce que je veux c’est me sentir devenir ce que j’aime et je suis la seule à pouvoir le faire (…) Tout ce dont j’ai besoin c’est d’être une héroïne. ») Et la force des paroles et de la musique lui confère ce titre, bien que les doutes personnels soient toujours présents : “If I hear them say, She’s not there, I know she’s there, She must be there » (“Si je les entends dire, Elle n’est pas là, Je sais qu’elle est là, Elle doit être là »). L’artiste doit croire en elle-même coûte que coûte et doit se battre pour exister tel qu’elle l’entend, pour exprimer sa persona, son héroïne.
Si l’on pense à Fever Ray pour son côté indus sauvage et sa création d’un personnage, ou à Chris(tine & The Queens), pour son coté affranchi, avec To Love Is To Live, Jehnny Beth, livre un album sans compromis et se livre dans toute sa complexité, créant son propre mythe au passage. À l’image de la statue en couverture de l’album, la musicienne s’y expose nue, mais la nudité ici est une œuvre d’art qui prend un aspect aussi solide qu’esthétiquement magnifique. La musicienne qui a sorti récemment C.A.L.M. (Crime Against Love Memories), un recueil de nouvelles érotiques accompagnées de photographies prises par son partenaire Johnny Hostile, se transcende en son art et crée un imaginaire et une mythologie qui lui sont propres. To Love Is To Live est à (re)découvrir ci-dessous.