Avec Les Amants Terribles, Tuerie signe un projet dense et personnel, où chaque morceau se vit comme une confession. De l’amour aux ruptures, du rôle de père à celui d’amant, il explore ses fêlures avec une justesse rare.
Tuerie, le talk-show
Pour introduire Les Amants Terribles, un projet bien intime et introspectif, Tuerie ne se contente pas d’un teaser classique ou d’une simple mise en ligne de clips. Il choisit une entrée en matière audacieuse : un talk-show entièrement centré sur sa vie. Le ton est donné. Ici, tout commence par la parole, le récit et un brin d’humour. Cette manière de lancer un album dit beaucoup de la manière dont Tuerie pense sa musique. Il ne vend pas un “produit” : il construit un récit. Chaque projet devient un fragment autobiographique, et chaque visuel en est la trace. Le choix du talk-show n’est donc pas un gadget, mais une extension logique de l’œuvre.
Ce soin porté à l’introduction ne sort pas de nulle part. Il prolonge une démarche déjà amorcée avec Papillon Monarque, où la pochette, les photos et même les teasers visuels formaient un tout cohérent. Ici, le storytelling passe par l’intimité filmée, une forme de confession maîtrisée.
Pour concrétiser cette vision, il fallait une signature visuelle forte. C’est là qu’intervient Fifou, véritable institution dans le rap français, connu pour ses pochettes emblématiques (Booba, PNL, SCH, etc.) et sa capacité à traduire l’univers des artistes en images. Entre lui et Tuerie, la connexion est immédiate. Ce n’est pas la première fois qu’ils collaborent : Fifou avait déjà signé la cover soignée et symbolique de Papillon Monarque. Mais avec Les Amants Terribles, ils poussent l’alliance encore plus loin, jusqu’à une DA globale, où chaque visuel, chaque plan du talk-show, chaque couleur, prolonge l’atmosphère sonore du projet.
Véritable caméléon
Lors d’une interview pour Booska-P, Tuerie qualifie Les Amants Terribles de « RN BARZ » : un RnB enrichi de lignes puissantes, tranchantes, presque rappées. Et c’est exactement ce que propose ce projet singulier, insaisissable, qui refuse toute classification facile. Après Blue Gospel et Papillon Monarque, où il avait déjà imposé sa patte, l’artiste plonge ici pleinement dans un univers personnel, nourri d’influences 2000s, entre mélodies soignées et productions audacieuses à l’image de FLOP ou Lundi qui restent diablement en tête.
Ce virage musical lui permet d’explorer une autre facette de lui-même : sa voix. Encore plus chanté que ses précédents projets, Les Amants Terribles révèle un Tuerie capable de varier les textures vocales, de monter dans les aigus, de brouiller la frontière entre rap, chant et slam. Sur Kobe, cette hybridation atteint une forme de sommet : subtile, fluide, sincère.
Mais attention : derrière cette ouverture mélodique, Tuerie reste un kickeur redoutable. Il ne perd jamais de vue ses racines rap. Avec BOULBI STATE OF MIND, il offre un morceau brûlant d’énergie, mêlant humour, rage et maîtrise. L’instru, qui flirte avec le hip-hop funk et une touche de rock à la sauce série policière des années 80, accompagne parfaitement ses punchlines affûtées. Un clin d’œil appuyé à Boulogne, sa base, et à ce Tuerie Balboa qui n’oublie jamais d’où il vient. Sauve-moi est également un excellent rappel de ses talents de cracheur de feu, ainsi que MAITRE NAGEUR et son début en boom bap.
Dès les premières secondes de l’album, le ton est donné. Les influences RnB sautent aux oreilles, mais ce serait négliger la profondeur de son amour pour le Gospel et la Soul. Avec Les Amants Terribles et Sorcière, il plonge sans retenue dans ses racines musicales, offrant une introduction riche, presque trompeuse, tant elle est loin d’être un simple échauffement. En trente minutes, Tuerie déroule toute sa palette : une plume acérée, un humour grinçant, un flow suspendu entre puissance et douceur.
Maître des mots
Il voulait créer un album sur l’amour, mais sans jamais tomber dans l’ennui ou la banalité. Pas de mièvrerie ici, pas de clichés sur fond de violons. Ce qu’il livre est bien plus ambitieux : une pépite introspective sur les liaisons explosives, les relations qui blessent autant qu’elles élèvent. Le titre déjà, résonne comme un hommage à Jean Cocteau, à ces amours tumultueuses, borderlines, déchirées entre passion et destruction. Un couple de fiction peut-être, mais une douleur bien réelle chez Tuerie, qui place son cœur au centre de sa musique.
Dans ce théâtre amoureux, les morceaux prennent chacun un rôle distinct. Sorcière est l’incarnation de la jalousie empoisonnée, du ressentiment qui couve et finit par exploser. On y sent la rancœur, le mal d’aimer, l’ombre d’une trahison peut-être. FLOP vient ensuite frapper plus fort encore, en illustrant la chute brutale d’un amour. Ici, plus question de reconquête, seulement les cendres. Ce n’est pas une rupture froide, c’est une implosion. Lundi, à l’inverse, suspend le temps : c’est l’instant d’avant, celui où tout semblait encore possible. Une douce mélancolie s’en échappe, presque mensongère tant elle enjolive le souvenir. Comme souvent dans les histoires d’amour finies, on idéalise ce qu’on a perdu.
Tout au long du projet, Tuerie explore les extrêmes : l’euphorie et le manque, le désir et le rejet, la fusion et la fuite. Il ne s’agit pas de raconter une belle histoire d’amour, mais plutôt de disséquer ce qui fait qu’on aime mal, ou trop. Chaque morceau agit comme une scène intime, parfois frontale, parfois pudique, où le « je » se heurte au « nous ». Avec une plume tranchante mais toujours sensible, il fait de son vécu une matière littéraire, oscillant entre autopsie émotionnelle et confession poétique.
Tuerie, c’est aussi un fils et un père. Et il l’assume, à cœur ouvert. Sur THE BORING SONG, il scrute le passé, celui qu’il a hérité, pas choisi. Il y a dans sa voix une douleur muette, celle qu’on traîne comme un sac à dos trop lourd. Mais il n’en reste pas là. Dans Carton, il s’adresse à son fils, avec tendresse et panique mêlées. On sent qu’il flippe, qu’il ne veut pas rater le coche, qu’il veut bien ou mieux faire. Cette tension entre deux générations, c’est un des fils rouges les plus touchants du projet. Pas besoin de pathos : c’est vrai, c’est brut, c’est touchant. Un cœur qui parle à deux âges, et qui tente de réparer.
Au fil des titres, Tuerie tisse un double récit : celui d’un amour toxique, et celui d’une existence sous tension. L’album devient alors un espace d’autoanalyse, presque thérapeutique, où se croisent les obsessions personnelles et les injonctions du métier. L’anxiété affleure dans THE BORING SONG, les échecs sont digérés en musique avec FLOP, l’ego est mis à nu ou tourné en dérision sur Troll. Cette lucidité rare, alliée à une direction artistique forte, donne au projet une épaisseur singulière. On ne sort pas indemne d’un tel niveau d’introspection.
Si le concept du talk-show méritait d’être poussé plus loin, il reste une belle idée, bien exécutée dans ses intentions. Surtout, il n’éclipse en rien l’essentiel : un projet sincère, cohérent, où Tuerie confirme qu’il est bien plus qu’un bon rappeur. Il est un conteur, à part entière, de ceux qui transforment leurs fêlures en force.