Esthète des mots et des sons, Bertrand Belin est un artiste qui nous marque depuis de nombreuses années. Alors qu’il a présenté cette année Tambour Vision, nous avons eu le plaisir de longuement échanger avec le Breton autour de ce nouvel album. L’occasion de parler de la vie, des mots, de l’importance de la batterie, et du fait de voir sa musique comme un don pour l’autre.
La Face B : La première question que je pose toujours aux gens, et qui est pour moi la plus importante, c’est comment ça va ?
Bertrand Belin : C’est gentil, merci, ça va très bien aujourd’hui. Ca va. Un peu froid, comme tout le monde, mais sinon je me sens bien aujourd’hui, je suis en bonne santé, tout va bien. Tout va bien.
LFB : Chaque album parle d’une idée, de quelque chose d’un peu précis, et je me demandais quelle avait été l’idée de base, qui avait poussé à la création de Tambour Vision.
Bertran Belin : C’est un peu l’idée de procession, je dirais. De toute nature. Quand on voit des gens aller ensemble dans une même direction, en suivant d’autres personnes qui se présentent comme leur leader, parfois c’est un orchestre, parfois c’est un tambour, qui rythme, qui indique la trajectoire. La fanfare, la procession, le carnaval, c’est ça que j’avais… Qui tournait un peu dans ma tête comme ça.
LFB : D’où l’idée de tambour dans le titre en fait.
Bertran Belin : Oui, oui, notamment, et puis notamment la présence de ce mot, « carnaval », aussi dans le disque, à plusieurs reprises.
LFB : Qui ouvre l’album, aussi.
Bertran Belin : Absolument.
LFB : Moi j’aime beaucoup analyser les pochettes des albums. Et du coup, j’ai trouvé que la pochette elle était très intéressante par rapport à ce qui se raconte et par rapport à moi comment j’ai analysé l’album, dans le sens où… il y a le titre qui est en espèce de reflet, comme si on était sur un écho ou sur quelque chose, et ça, ça va avec toi, qui semble face au vide, et justement, regarder quelque chose qui est à la fois vertigineux et hyper intime. C’est comme si tu regardais cet écho, et ce qu’il y avait à l’intérieur de toi, ce qui va aussi avec le côté orange, qui pour moi donne un côté très onirique en fait.
Bertran Belin : Ah oui ?
LFB : Ouais.
Bertran Belin : Ben, oui, c’est une situation inhabituelle, d’être comme ça, en surplomb, sans qu’on sache réellement si c’est une opportunité de mieux comprendre les choses parce qu’on les surplombe, ou si c’est au contraire être attiré par le néant et le vide. C’est une situation intermédiaire, comme ça, qui est proche de l’avant-plongeon. Et… donc c’est une situation élective, un peu. « Ah, enfin, je vais pouvoir enfin embrasser de mon regard tout ce que je voyais depuis… depuis toujours à hauteur d’homme, et que je fais enfin pouvoir peut-être comprendre », ou alors je suis monté là-bas pour en finir, je ne sais pas hein… Ou alors, simplement, avoir cherché une issue et puis être arrivé à un endroit où on découvre que c’en n’est pas une en fait.
LFB : Oui, c’est ça, parce que ce qu’il y a d’intéressant aussi, c’est que par rapport aux précédentes pochettes, sur les deux dernières sorties, où tu regardais clairement face à l’objectif, il y a quelque chose d’évitement, de mystérieux, qui colle bien avec… ce qui se raconte dans l’album en fait. Oui, comme tu dis, si tu veux on sait pas ce qui va se passer. Il y a un côté comme ça un peu suspendu dans la pochette que moi j’aime beaucoup, parce que j’aime beaucoup me raconter des histoires avant d’écouter la musique, et je trouve que là pour le coup la pochette raconte une histoire, qui va, pour moi, en corrélation avec ce qui se dit dans l’album en fait.
Bertran Belin : Ce n’est pas tout-à-fait un hasard, on a essayé de faire mieux que précédemment, parce que c’est compliqué de savoir à la fois… qui on est, ce qu’on a fait et comment le montrer. C’est une équation… Il y en a qui maîtrisent ça très bien, ce sont des artistes de ce point de vue. Moi, c’est difficile, et je trouve qu’avec ça on y est arrivé assez simplement, assez directement. Et… c’est ma pochette préférée jusqu’à présent.
LFB : Ce qui est marrant, c’est que ça fait écho avec le premier clip qui est sorti finalement.
Bertran Belin : Bien sûr.
LFB : On est vraiment là sur la présentation et sur… ça s’arrête là où ça doit commencer en fait.
Bertran Belin : Exactement, ouais.
LFB : Et justement, est-ce qu’on peut dire que Tambour Vision, c’est un peu ton album le plus libre dans sa conception à ce jour ?
Bertran Belin : Non.
LFB : Non ? Moi je le trouve très… Peut-être pas libre, mais libéré de plein de choses.
Bertran Belin : Ah, libéré, moi, je veux bien… ça, je reconnais que c’est peut-être l’impression qu’il donne, et ça me ferait plaisir que ce soit le cas, mais je ne me suis jamais senti contraint. Contraint par l’exigence, bien sûr, mais là aussi j’ai quand même mis en place des exigences. Par contre, peut-être qu’il semble plus respirable, peut-être. Oui, c’est peut-être vrai. Mais bon, là moi je manque de…
LFB : De recul.
Bertran Belin : Ben oui, du recul de l’altérité quoi.
LFB : Et si je te dis que je l’ai trouvé très dansant, est-ce que c’était une volonté ?
Bertran Belin : Ah ça, oui oui, bien sûr, oui. Non pas que j’ambitionne de noircir les dancefloors des boîtes de nuits d’ici et là, mais par contre, oui, j’avais envie qu’il s’incarne aussi dans la danse.
LFB : Il y a eu une évolution, et là on arrive sur quelque chose qui est justement très synthétique dans la conception, la production de l’album, l’utilisation des boîtes à rythme… Je trouve que c’est quelque chose qui tendait au fil des albums, et là on arrive vraiment sur quelque chose qui est un peu culminant par rapport à ça.
Bertran Belin : Oui, c’est vrai. Il y a eu une crue, doucement, dans les précédents disques, où il y avait un-deux, deux-trois morceaux qui laissaient présager qu’il y avait une envie de ce côté-là, qui se confirme là, bien sûr, oui.
LFB : Qui va aussi avec la quasi-disparition de la guitare au final.
Bertran Belin : Oui, c’est sûr qu’il y a un prix à payer pour ça. Il y a un coût. Mais la guitare, elle intervient ici et là dans un registre… je dirais assez plastique, puisqu’elle vient jouer des riffs, des choses ponctuelles, et le lyrisme est pris en charge par les saxophones, le mellotron… Et la guitare, elle est là comme un des éléments, comme un vestige peut-être même, mais enfin elle n’est pas au centre, elle n ‘est pas dans l’ossature comme elle l’a été jusqu’à présent. Là, l’ossature, c’est vraiment le beat.
LFB : Oui, la boîte à rythmes. Ce qui est intéressant, c’est que par exemple le riff sur « Que dalle » il est tellement inattendu qu’il en devient presque obsessionnel dans la façon dont on écoute le refrain, je trouve.
Bertran Belin : Ouais. (fredonne). Ben oui, parce que justement, ce qui est intéressant c’est de faire des contrastes, de créer des contrastes.
LFB : Et justement, dans l’utilisation des synthétiseurs, je me demandais si on fait chanter un synthétiseur comme on fait chanter les mots, parce que là j’ai l’impression que les deux se répondent sur l’album.
Bertran Belin : Ouais, oui oui. Ben tant mieux. En général, les synthés, ils arrivent avec, comme s’ils avaient déjà une musique à l’intérieur, et on les emploie pour faire cette musique. Mais moi ce n’est pas comme ça que j’ai vu les choses, je les ai pris pour les importer dans ma façon de faire, quoi, et puis du coup, j’exige d’eux un certain lyrisme ou une certaine sensualité, et puis avec Thibault Frisoni, avec qui on a réalisé l’album, on s’est mis en quête de ça, de trouver des espaces comme ça. De faire vraiment… de les mettre le plus possible en vie, de les rendre vraiment vivants, comme des timbres qui ont une grande noblesse, qui sont pris au sérieux…
Ça permet beaucoup de choses aussi. Mais bon, j’ai fait une tournée avec les percussions-claviers de Lyon avant de faire ce disque, et la température timbrale, le registre fréquentiel des percussions, du bois, des marimbas-vibraphones et tout… m’a vraiment conquis, et je pense que c’était une ligne qu’on avait envie de reproduire, un endroit du spectre sonore qu’on a cherché dans les synthétiseurs… médium, bas-médium… On a cherché des zones là comme ça où ma voix pouvait trouver une place. Tout ça, ce n’était pas tellement des intentions verbalisées, je me rends compte un peu avec le chemin parcouru que voilà, c’était un peu vers là que ça se passait. Si tu veux, l’alto, le violoncelle, à cet endroit-là quoi.
LFB : Je trouve que l’utilisation de la boîte à rythmes, elle est faite peut-être à l’opposé de ce qui en est fait aujourd’hui, puisque la boîte à rythmes est souvent utilisée sur des choses très froides alors que là je trouve qu’il y a énormément de chaleur sur l’album. Je trouve que la boîte à rythmes, elle n’y est pas pour rien en fait. Dans la façon dont elle est utilisée, ça imprime le rythme, forcément, mais ça amène quelque chose à l’ensemble.
Bertran Belin : Oui, oui. Moi j’ai toujours considéré… Je me suis mis ça comme mantra, à tort ou raison, que le son d’un album, c’était le son de la batterie. Sur les disques que j’ai faits avant, c’est toujours ce que j’ai pensé. C’est-à-dire que vraiment, c’est autour de la batterie que les choses vont s’organiser. D’un point de vue de la perception générale, hein. La grosse caisse, la caisse claire, je trouve que c’est vraiment l’abscisse et l’ordonnée d’une production, quand il y en a une en tout cas.
Et bien qu’on soit passés à la boîte à rythmes et qu’on ait cherché dans ces choses-là, on a vraiment pris le soin de chercher à chaque fois beaucoup et longtemps pour fabriquer les sons qui nous convenaient. Renaud Letang a pris le relais de cette mise en lumière, de cet effort. Mais bien sûr, j’y accorde énormément d’importance, oui. Thibault aussi.
LFB : Ce qui est étrange et très beau à la fois, c’est que ce sont finalement des instruments qui peuvent être très monocordes, et je trouve que c’est un album qui est très en variations, au niveau des émotions, et que chaque chanson a une émotion particulière qui se dégage de ça, alors qu’on sent qu’il y a une volonté de minimiser le nombre d’instruments utilisés en fait.
Bertran Belin : Ouais, c’est un fait, mais ce n’est pas une volonté particulière. C’est vraiment que je m’arrête quand je trouve que je suis à l’équilibre, d’un point de vue de la présence des formes, des matières en présence et ça donne ce résultat. Je ne sais pas pourquoi. Déjà, je m’interrogeais, est-ce qu’il y en a pas trop. J’ai un seuil à partir duquel c’est minimal, qui est moindre en comparaison de mes compatriotes. Si bien que moi, il me semble assez fourni, ce disque.
Mais par contre, je me rallie à une écoute extérieure, parce que je pense qu’elle est plus juste. Donc… oui, c’est un disque qui est finalement assez minimal et assez osseux, et c’est vrai qu’on a essayé de faire quelque chose de cohérent, du point de vue de la production, que le disque ait un son… Mais ça n’empêche pas, en effet, qu’on aie cherché à renouveler. Alors, les mellotrons, saxophones… ils viennent d’un titre à l’autre créer un continuum, comme la voix, comme ma propre voix. C’est ça qui construit aussi la cohérence générale du disque. Mais à l’intérieur, c’est vrai qu’il y a des approches nouvelles. On a essayé de faire à chaque fois quelque chose qui ait son propre pedigree quoi. Que quand le titre commence, ça y est, on sait face auquel on est.
LFB : Justement, j’ai une question sur ça pour après, mais d’abord, je voudrais parler des thèmes de l’album. Et du coup, j’ai l’impression que c’est un album qui parle beaucoup de la vie, et de l’être humain en particulier ; de ce que la vie apporte à l’humain, de l’héritage familial, de la mort aussi, qui est très présente. Ce sont des thèmes assez universels, mais j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de tes obsessions qui se cachent dans l’universel de ce que tu nous proposes.
Bertran Belin : Oui oui, bien sûr. Oui, il y a un chemin de l’intime au commun qui est celui que le disque prend. Enfin d’ailleurs, en particulier les chansons, parce que je suis amené à les partager, à faire des concerts, etc… Quand j’écris un livre, ce qui m’est arrivé quelques fois, j’ai moins ce souci peut-être, mais dans la chanson, le chemin de l’intime au commun, il est essentiel. Enfin pour moi il est essentiel. D’une part parce ce qu’il y a de si intime à dire n’est réellement pas si singulier que ça, ce sont des expériences communes qui peuvent se raconter selon des modalités différentes, mais dont finalement la mécanique, le fonctionnement, est assez commun aux uns et aux autres. La solitude, le deuil, et puis la compassion, la joie, le désir…
LFB : Et est-ce qu’il y a une forme de jeu, entre guillemets, à mettre tes ombres en pleine lumière ? Parce que finalement, toi tu sais de quoi tu parles dans tes chansons, mais les gens qui ne te connaissent pas ne vont pas forcément fouiller pour aller trouver…
Bertran Belin : Non, il faut qu’ils fouillent en eux-mêmes, c’est ça l’objectif. Bien sûr. Moi, je n’essaie pas de faire des jeux de piste. Je ne pense pas que les gens s’intéressent à moi. Je ne pars pas de ce principe, je ne veux pas faire de moi une énigme, ça n’est pas du tout mon projet, pas du tout, pas du tout. Non non, moi je fais des chansons pour les gens, pour que les gens s’en emparent, et que ce soit pour eux une des choses disponibles, comme d’autres choses, à faire… à les mettre en mouvement, à les mettre en marche.
C’est de l’amitié, quoi. Au départ, c’est ça, c’est un don. Ca se vend, un disque, ce n’est pas tout-à-fait un don, on est bien d’accord, hein, mais c’est quand même ça au départ : c’est un lien vers les autres. Et ce n’est pas tellement… Ce que j’entends faire par là, ce n’est pas tellement dire « Regardez moi ce que j’ai vécu », c’est « Regardez ce que nous vivons ». C’est plutôt ça le but.
LFB : Mais, sur Que dalle toutil y a quand même quelque chose… qui m’a happé voilà, par rapport à mon histoire personnelle. Sur la première phrase qui arrive, il y a quelque chose… Moi je la trouve à la fois hyper brutale et à la fois hyper humaine en fait. Et visuelle en plus.
Bertran Belin : Pour moi, c’est une phrase qui s’inscrit dans la mythologie familiale, qui… ce n’est pas la mythologie, c’est même l’histoire familiale, mais disons qu’elle trouve des racines dans des expériences vécues, même suffisamment violemment. Mais en même temps, je sais bien que je vais rencontrer quelqu’un comme toi, qui va me dire que tu as compris quelque chose de ça.
Je fais ce pari, mais je sais bien que c’est un pari qui n’est pas très risqué, parce que je sais bien que c’est quelque chose de répandu.
Et puis ce n’est pas tout-à-fait une accusation, c’est une déploration, c’est aussi associer « lignée » à quelque chose de différent . En général, c’est une lignée de chevaliers, on parle de grande lignée… ce n’est pas une grande lignée d’ouvriers, on ne parle pas d’« une grande lignée d’ouvriers », encore moins d’ivrognes. Mais c’est vrai que l’ivrogne, c’est un statut dans la société comme le sorcier, si tu veux. En tout cas, c’est comme ça que moi je l’ai vécu quand j’étais enfant. C’est presque une typologie sociale. Bon, c’est pour ça qu’ensuite, je suis allé à l’avenant.Tu sais, j’ai lu, c’était l’été dernier, un recueil d’articles de presse du Morbihan, de la presqu’île de Quiberon notamment, où j’ai grandi. C’est un livre qui a été fait pour les touristes, une sorte de compilation d’articles de presse de 1890 à 1910, ces eaux-là tu vois. Donc ce sont des faits divers, mais c’est très intéressant, parce que ça restitue quand même, et notamment, la présence de faits divers liés à l’ivrognerie, ça occupe des pages innombrables de ce bouquin. C’est hallucinant. Donc oui, il y a une histoire de l’ivrognerie. Mais, bon, moi j’ai regardé ça d’assez près aussi, et bon, c’est-à-dire que c’est le clown du social en fait, l’ivrogne, tu vois ? C’est quelqu’un en qui s’incarnent énormément de problématiques de société quoi.
LFB : C’est surtout que les gens voient que la surface en fait, ils voient pas la douleur que ça apporte, que ce soit à la personne ou aux gens qui l’entourent.
Bertran Belin : Bien sûr, bien sûr.
LFB : Et c’est ce que j’ai trouvé super beau dans la chanson, parce que même quand tu parles de 0 et de 1, il y a un truc un peu mathématique, scientifique tout ça, mais…
Bertran Belin : Mais ça, c’est leur perdition sociale, ça. C’est-à-dire que c’est des gens qui sont… des laissés-pour-compte. C’est lié.
LFB : Il y a quelque chose de très provincial en fin de compte.
Bertran Belin : Oui.
LFB : Moi je suis du nord de la France et c’est pareil, c’e sont des zones un peu meurtries et délaissées et c’est des choses moi qui me touchent parce que… ça touche au réel et aux choses qu’on peut vivre.
Bertran Belin : Bah, moi je suis un provincial aussi, hein. J’ai grandi dans un village de Bretagne, entouré de violence et d’alcool, je vois très bien de quoi on cause. Et tous mes disques, toutes mes chansons sont écrits par l’adolescent que j’étais, tu vois en fait. J’ai toujours trouvé étrange, qu’il y a un malentendu de ce point de vue là. J’ai toujours souhaité qu’on m’entende comme tu m’entends, tu vois. En fait. Je n’ambitionne rien d’autre.
LFB : Et justement, est-ce qu’il y a toujours cette recherche d’équilibre entre le son du mot et le sens du mot ?
Bertran Belin : Ouais, bien sûr, il y a une nécessité qui fait partie du plaisir de la confection des chansons, qui est celle de se faire comprendre, en tout cas de se faire comprendre avec d’autres mots que le langage informationnel ordinaire …enfin, ordinaire, aussi efficace soit-il. Non, c’est pour… La chanson, c’est une des façons de dire , et dans cette façon de dire on apporte un choix particulier au choix des mots, pour des raisons sémantiques et plastiques. C’est un pas de deux, un négoce entre les deux, qui fait je trouve particulièrement le bonheur de l’écriture de chanson : c’est cette satisfaction de s’approcher de quelque chose qui nous semble bien.
LFB : Et justement, comment on s’affranchit des structures d’écriture de chansons ? Parce que pour moi, en écoutant l’album, pour moi il y a plusieurs univers d’écart entre une chanson comme Marguerite et une chanson comme Nationale, par exemple.
Bertran Belin : Oui.
LFB : Même Pipe.
Bertran Belin : Elles me semblent cohabiter gracieusement, bien qu’elles soient différentes. De ce point de vue, elles me semblent cohabiter gracieusement, il ne me semble pas que l’on passe du coq à l’âne quoi. Formellement, c’est différent, c’est vrai, mais, mais après tout, ce serait vraiment triste que de se tenir à un vocabulaire ou à une forme… Non, il faut essayer quand même de faire cohabiter les différences. C’est raisonnable, même si c’est difficile. Moi je joue du violon breton et irlandais, je joue des gigues avec les copains dans les pubs, j’adore cette musique, je prends une guitare j’apprends le bebop, le jazz, j’écoute du jazz des années 50, 60, je suis fou de ça, j’écoute la musique contemporaine, je trouve que le reggae c’est quelque chose d’unique et d’inimitable… D’un point de vue de ma mélo manie, il n’y a pas de limites. Et après, quand on veut faire des formes comme la forme d’un disque, l’éclectisme, c’est ce qu’il y a de plus difficile à maintenir en vie. Je ne dis pas que j’y suis parvenu, mais en tout cas, c’est fait sans réflexion, et avec l’idée que la voix, une certaine position au monde, fera le ciment.
LFB : Et justement, puisqu’on parlait de procession tout-à-l’heure, tout ça, est-ce que National c’est un titre politique ?
Bertran Belin : Non, moi je dirais que c’est un titre qui, comme n’importe quoi, dès lors qu’il est placé dans un axe d’interrogation politique, devient politique. Mais, a priori, je dirais qu’il ne l’est pas particulièrement. C’est simplement comme une réflexion d’enfant qui psalmodie un mot comme ça, en se demandant bien ce que ça veut dire. Imagine… c’est plutôt un point de vue d’extraterrestre quoi : « Alors c’est comme ça que s’organise la vie, le monde des pays autour du soleil ». Selon un des principes d’organisation du monde de cette population, des êtres vivants de cette planète, ils s’organisent en nations, avec des drapeaux, des machins… C’est une constatation.
LFB : Ca reste un jeu, ce titre en fait.
Bertran Belin : Pour moi, c’est un jeu, mais j’ai bien conscience qu’il puisse soulever des interrogations, mais j’ignore encore de quelles natures seront ces interrogations. Mais enfin je ne suis pas historien, je ne suis pas sociologue, je suis un artiste qui joue avec des formes. Mais si tu veux, c’est bien de dire quelque chose d’inattendu. Je cherche aussi ça, quoi, quelque chose d’inattendu. Qu’on se dise : « Oh ». Une échelle c’est une échelle, c’est en bois, ça a des barreaux, mais dès lors que tu mets « échelle nationale », tout de suite, ça ouvre des mondes. « Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Il y a un projet derrière tout ça ? » et tout. La force des mots, la puissance des mots, quoi. Il y a ça aussi qui est dans cette histoire.
LFB : Oui et puis ce qui est intéressant aussi, c’est que je trouve tout l’album pousse à la réflexion, mais comme on disait tout-à-l’heure, ce n’est pas une réflexion générale en fait. C’est une réflexion de l’intime, et donc pour moi, l’album touchera chaque personne de manière différente.
Bertran Belin : Ouais.
LFB : Et c’est pour ça franchement qu’il est réussi, il se connecte aux gens en fonction de ce qu’ils sont, et pas forcément en fonction de ce qu’ils attendent de l’artiste.
Bertran Belin : Oui, bien sûr, le sujet ce n’est pas moi. C’est vraiment important pour moi.
LFB : Et du coup, comme je disais tout-à-l’heure, parce que je l’avais noté ça, est-ce que pour toi cet album, c’est un album unique ou un album multiple ?
Bertran Belin : Je dirais multiple, dans le sens des prévisions de l’astrophysique ou de la physique quantique, des multivers quoi. Chaque album serait le même univers sous une autre forme. Chaque album que j’ai fait, hein.
LFB : Ouais. Moi j’ai l’impression que chaque chanson est habitée par un fantôme différent
Bertran Belin : Ah ouais ?
LFB : Oui. Comme si chaque chanson était, peut-être pas un personnage, mais une version différente du personnage qui chante en fait.
Bertran Belin : Ah oui, ça c’est possible. Oui, moi je dirais que ça rebondit, et le principe de rebond de l’univers. Aant le Big Bang, il y avait un autre univers qui s’est contracté pour faire, le rebond quantique. Là, c’est pareil. D’un album à l’autre, ce serait les mêmes éléments qui se déploient dans une configuration nouvelle, mais qui finalement contiennent les mêmes données quoi.
LFB : J’aimerais bien qu’on parle de ta relation avec Thibault Frisoni.
Bertran Belin : Ah ben oui, oui. Bah Thibault Frisoni, c’est un musicien que j’ai rencontré il y a peut-être une vingtaine d’années, ouais pas loin, presque, quinze-vingt ans. Et qui est un camarade… de vie quoi. Un musicien, un ami délicieux, virtuose qui a des qualités humaines qui me font défaut : la patience, la persévérance… Et avec qui j’entretiens une relation d’amitié et de confiance qui est très forte. Et on a fait tout le disque ensemble là, on l’a produit ensemble, il a composé la musique de deux des titres. Il joue beaucoup d’instruments, du piano, de la guitare, de la basse, des synthés, tout ça. Ouais, c’est vraiment ce qu’on appelle un compagnon.
LFB : J’ai beaucoup aimé « Tralala », et je me demandais en quoi faire vivre les mots des autres d’une manière physique ça avait pu t’influencer dans ta musique.
Bertran Belin : C’est trop tôt pour le dire. Je ne sais pas comment ça m’a influencé, ni comment ça va se redéposer… je ne sais pas du tout.
LFB : Et ma dernière question, c’est est-ce que tu as des coups de coeur récents à partager avec nous ?
Bertran Belin : Je conseille à tous ceux qui ont pas vu le film d’Arthur Harari, Onoda, de le voir. Je l’ai vu à sa sortie au cinéma, ça fait quelques mois, mais là, comme ça, dans notre conversation, ce qui me vient spontanément, c’est ça.
LFB : Eh bien merci beaucoup.
Bertran Belin : Avec plaisir.
Crédit Photos : Cédric Oberlin