Six ans après Panorama, Vincent Delerm est de retour avec un nouvel album : La Fresque. Une histoire d’intime et d’universel qui voit le musicien continuer à observer la vie tout en faisant évoluer sa musique et ses intentions. On a eu le plaisir de le retrouver pour une longue conversation où l’on parle de ce nouvel album, de l’évolution de son écriture, de sa relation avec Jean Sylvain Le Gouic et des choses importantes de l’existence : la vie, la mort, l’amour.

La Face B: Bonjour Vincent, comment est-ce que ça va ?
Vincent Delerm: Pas mal, en fait c’est marrant. Il y a eu les 20 ans qui étaient un peu à part parce qu’il y a eu très peu de concerts.
Après, quand tu fais une vraie tournée avec un nouveau spectacle… Moi j’adore créer des spectacles et les mener à bien sur scène, et je trouve ça cool dêtre salué à la fin, mais en réalité je n’ai pas vraiment besoin d’être applaudi.
Dans la vie en général, ça me va bien de ne pas être sur scène, je n’ai pas un manque de salut.
Et donc, quand tu te remets à préparer une tournée qui va exister pendant un an, tu dois enfiler une sorte de truc où tu trouves ça normal de t’avancer sur scène, devant 800 personnes, d’être là et de te montrer.
Et c’est vrai, je suis un peu là-dedans en ce moment, parce que je commence à travailler sur le spectacle qu’on va répéter à partir de septembre et je le sens physiquement, c’est quand même une bascule à faire
LFB: Tu as un peu l’ego à préparer ?
Vincent Delerm: Ouais, c’est l’ego et c’est même physiologique.
Quand tu es en tournée, tu commences à faire gaffe, à ne pas choper la crève, de faire une sorte de sport de haut niveau, toutes proportions gardées, mais en tout cas tu es un peu concentrer sur toi.
Et ça, c’est sûr que ce n’est pas ce qui me passionne le plus.
Ce que j’aime, c’est vraiment proposer un spectacle, mais c’est le prix à payer.
C’est une étape comme ça, et c’est surtout le fait de te dire que tu rebascules dans quelque chose qui est quandmême très peu naturel. D’aller sur une scène, de dire à des gens, je vous ai fait venir parce que j’ai un truc à vous chanter ou à vous raconter… Il y a un truc qui est particulier.
LFB : Quelque chose de l’ordre de la performance aussi.
Vincent Delerm: Oui, la performance, et quand je ne suis pas dedans, encore une fois, je ne le cherche pas. Je ne fais pas de concerts privés, je ne fais pas de trucs tellement parallèles,. Donc c’est marrant, tu renfiles une sorte de panoplie, voilà.
LFB: Du coup, on disait, il y a un gap de 6 ans. Entre Panorama et La Fresque.
Mais il y a une idée qui est assez intéressante et qu’on trouve beaucoup dans ta musique et qu’on retrouve aussi dans les clips qui sont sortis : il y a ce besoin absolu de lier quelque chose de très grand à quelque chose de très petit, de lier le collectif à l’intime.
Vincent Delerm: Ouais, c’est vrai que ce truc-là, je l’ai toujours eu un peu, parce que c’est ma culture aussi, que j’ai toujours été persuadé que ce qui est le plus important, le plus intense, c’est les histoires entre deux personnes, l’idée du tête-à-tête, des choses comme ça réduites.
Pour moi, c’est là qu’il se passe plus de trucs entre deux personnes, toutes seules dans une pièce, avec des hésitations, avec des timidités, avec des choses comme ça.
À l’opposé d’une grande fête où il y a 100 personnes et où finalement les trucs vont être un peu plus en surface, où tu vas dire des choses un peu aussi en fonction des gens qui sont là, où au contraire tu ne vas rien oser dire parce qu’il y a trois personnes qui l’ouvrent un peu plus fort que toi.
Ça a toujours été quelque chose à laquelle je croyais. Mais c’est sûr que d’une façon générale, j’ai le sentiment que souvent les gens ont une sorte de vision qui est curieuse, qui serait de se dire
qu’ils ont leur vie, et que leur vie, si tu leur demandes d’en parler, ils vont te dire « oui mais moi ce n‘est pas très important, c’est toujours un peu pareil, j’ai toujours cette histoire avec ce mec dont je t’avais parlé, c’est un peu compliqué, mais bon je vais pas t’embêter avec ça ».
Comme si par opposition ce n’était pas important, intéressant comme sujet, par rapport à une cascade de Brad Pitt, ou un truc qui serait dans un film très important … Une sorte d’image d’Épinal de ce qui doit être important, on ne l’est pas.
Ce qui est un peu mal honnête d’ailleurs de la part des gens, parce que eux, leur dossier personnel les préoccupe beaucoup, ils passent beaucoup de temps à y penser et à cogiter là-dessus.
Mais c’est sûr que j’ai toujours aimé essayer d’appuyer sur ce bouton-là, de dire que ces histoires-là qui sont censées être anecdotiques ou trop personnelles pour qu’on les raconte, en fait, elles méritent qu’on les raconte, parce qu’elles vont trouver un écho éventuel chez d’autres gens qui vont s’y retrouver.
Là où, justement, sur une arrivée de Tom Cruise suspendu à un câble, peu de gens vont se dire « Ah bah tiens, moi aussi je l’ai vécu l’année dernière.».
Donc il y a une sorte de dichotomie souvent entre ce que les gens officiellement considèrent comme étant des trucs un peu spectaculaires ou vraiment dignes de récits et ce qui fait notre vie et ce qui fait l’intérêt des vies, je trouve, en général.
J’ai toujours eu ce truc là un peu, mais là encore plus que d’autres fois, c’est sûr, ne serait-ce que la pochette de l’album. C’est à la fois un disque qui parle beaucoup des autres, mais qui parle aussi beaucoup de la solitude. C’est quoi la vie sans les autres ? C’est quoi la vie avec ? Et c’est sûr que j’aime bien ces idées-là.


LFB: Et même dans les clips, de manière peut-être un peu inversée. Sur celui de La Fresque, au début, on le voit que toi, ça s’élargit sur l’orchestre et inversement sur Plusieurs avec les fenêtres et cette solitude collective
Vincent Delerm: C’est marrant parce que sur La Fresque, moi j’y croyais vachement. Le clip de La Fresque c’était spécial parce que c’était une chanson qu’on n’était même pas certain de mettre sur l’album et on se demandait si elle n’était pas là plutôt pour présenter le principe de l’album seulement.
Mais moi j’avais envie qu’elle soit sur le disque et quand on a fait le clip, il y avait cette idée, quand on l’évoquait on a dit ‘ce n‘est pas bizarre que tu sois tout seul ? »
Non, parce que c’est ce film qu’on se fait aussi, du rapport qu’on a aux autres et après, c’est super qu’à un moment donné, on voit tout le monde qui arrive.
C’est un cheminement mental, un peu enfantin, de te raconter ce que tu espères dans la relation aux autres, qui prend beaucoup de place.
C’est comme d’être amoureux sans le formuler à la personne dont t’es amoureux.
On a tous connu des moments comme ça, et finalement, paradoxalement, c’est des moments où on est très connectés aussi aux autres, mais d’une manière très secrète, très solitaire.
Moi, j’ai beaucoup eu ce truc-là. En tout cas, le clip de La Fresque, pour moi, était assez juste dans ce que ça racontait par rapport à la façon dont j’avais pu vivre ce rapport aux autres pendant longtemps, c’est-à-dire une importance démesurée accordée à ça, mais que tu gardes aussi beaucoup pour toi tout seul.
Et après Plusieurs, c’est plus vraiment clairement là une chanson sur le fait de se dire toutes ces choses qu’on a l’impression de vivre seul, au bout d’un moment si tu regardes derrière, tu te dis « ah bah toi aussi, moi je savais pas, ah bah marrant, bah en fait on est plusieurs ».
C’est une chanson plus simple dans le principe et c’était marrant de la tourner ici, dans les locaux de Tôt ou Tard.
LFB: Et justement le point de départ de l’album, il vient d’où ? C’est peut-être personnel,
qu’il est beaucoup plus sombre sur certains aspects que ce que tu as pu faire auparavant.
Mais que malgré tout, il y a une recherche de lumière, justement, que ce soit dans les larmes, mais aussi dans le bonheur de ne pas se contenter de ce qu’on a, et d’aller chercher plus loin aussi, notamment dans les textes.
Vincent Delerm: Ça, c’est marrant ce truc-là, parce que sur chacun des disques, à partir des amants parallèles, il y a plusieurs manières de les lire, et c’est bizarre parce,les amants parallèles, était vraiment l’histoire d’un coup sur une dizaine d’années, Il y avait des gens qui me disaient que c’était un peu particulier sur le couple, ça ne m’a pas stressé mais un peu saisi.
Il y avait des gens qui me disaient que ça leura donné envie de retomber amoureux.
Et ça dépend aussi à quel moment tu chopes les gens qui l’entendent, parce qu’effectivement, j’aime bien donner les deux choses.
De même que dans les spectacles, j’ai toujours voulu qu’il y ait des moments où ça rigole vraiment beaucoup, des moments où ça ne rigole pas du tout.
Et que ces deux énergies-là, finalement, au lieu de s’opposer, elles s’alimentent vachement l’une l’autre. Parce que c’est le fait que tout le monde ait beaucoup ri, à un moment donné, qui donne un poids au fait de faire un truc assez mélancolique, et inversement c’est un soulagement de pouvoir rire en sortie d’un truc qui était un peu plombant.
Là, dans le cadre de cet album-là, et c’est aussi pour ça que le dernier date d’il y a 6 ans, c’est que finalement aussi, je me dis souvent que moi-même, les artistes que j’aime bien, même s’ils ont fait 15 albums, j’écoute toujours les 2 ou 3 mêmes, ou les 3 ou 4 mêmes, tu vois.
Divine Comedy, une de mes idoles, The Cure… c’est vrai que j’ai tendance à écouter toujours les 2 ou 3 mêmes disques.
Donc tu te dis, il faut à chaque fois que tu fais un album qu’il ait vraiment une couleur à lui, un principe à lui, un axe.
J’ai vraiment plus de difficultés à faire des chansons qui n’ont pas de rapport les unes avec les autres. J’aime bien avoir un sujet et m’y tenir comme si finalement tu faisais déjà un peu le spectacle qui va accompagner l’album dans ton album, c’est-à-dire avec un thème.
Dans les faits, l’album résulte de deux événements, un qui était très joyeux, très collectif, qui regroupait plein d’amis, et un qui était très triste parce que c’était le suicide d’un cousin.
Et ça aboutit à une sorte de prise de conscience qui n’est pas un éclair de lucidité … Mais de réfléchir un peu à la manière dont on est quand même le fruit de ce que nous apportent les autres, c’est-à-dire à quel point ça peut nous plomber quand on a un événement dramatique autour de nous, et à l’inverse, à quel point ça nous porte l’entourage, et le fait d’avoir une sorte de famille, d’amis, de gens qu’on connaît.
Et puis après, par extension, l’importance des autres en général, c’est-à-dire que tu te fabriques avec ça, que finalement, là où tu te dis depuis le début, en fait, non, moi, mon tempérament, c’est ça, puis je trace ma route comme ça, au final tu te rends compte qu’il y a plein de petits éclats sur toi qui sont des influences d’autres gens.
Ca m’intéressait sans doute plus de faire ça aussi aujourd’hui, à bientôt 50 ans. Je n’aurais pas su le faire à 25, parce que je n’étais pas dans cette dette là ou dans cette envie là et puis c’est aussi le fait que c’est un âge qui me semblait bien pour ça parce c’est très ouvert.
Énormément des gens de ta vie sont là à tes côtés et malgré tout tu en as quand même déjà perdu certains en route… Mais je comprends vraiment ce que tu dis de toute façon j’ai toujours fait la musique de cette façon. Il y a toujours un petit truc pour faire un peu sourire, et l’inverse aussi.


LFB: Je trouve que l’album est vachement exalté et très cinématographique dans sa construction, des sortes de petits court-métrages peut-être. Et il est très cadré par un morceau introductif et un morceau conclusif en fait.
Vincent Delerm: Oui, générique, début, générique de fin, c’est vrai.
D’ailleurs, pendant longtemps, Les Voix et les Visages, ça aurait pu être le titre de l’album, ça aurait pu l’ouvrir aussi.
Mais oui, c’est sûr, ça m’aide. J’aime bien cet aspect-là.
C’est-à-dire que j’ai toujours bien aimé emprunter à d’autres genres aussi. Quitte à faire des albums autant les faire vraiment, puisqu’aujourd’hui, il y a cette idée que ce n’est plus comme ça que les gens consomment les chansons ou la musique.
La vertu des disques, et c’est quand même étonnant d’ailleurs, tu as ce plaisir à t’enfermer une demi-heure avec quelqu’un. Et ça c’est quelque chose qu’on ne perd pas, je trouve, et qu’on perd presque d’autant moins que quand on est dans une époque qui squeeze, qui scrolle rapidement… Les fois où on t’assujettit à quelque chose, tu es content, tu es presque fier de toi, de te dire, « putain, j’ai réussi à ne pas switcher ».
Des fois où dans ta vie, tu te dis, ah putain, mais c’est tellement génial d’aller au bord de la mer ou de marcher dans aux buttes chaumont… enfin dans un parc qui pourtant n’est pas de loin de chez moi, mais où je ne vais jamais.
Et quand tu prends le temps de ce temps-là, tu te dis, mais il faudrait le faire plus souvent.
Lire des bouquins, ça va dans ce sens-là aussi.
Avoir cette patience-là, d’écouter une première chose de quelqu’un, puis une deuxième, puis une troisième, et jusqu’à onze ou quinze, c’est comme un luxe qu’on t’accorde en tant qu’artiste.
Comme quand les gens viennent voir un spectacle. On est très habitué à cette idée que les gens vont voir un spectacle et que c’est normal. Mais dans l’absolu, c’est tout sauf normal. Parce que de s’organiser pour consacrer toute une soirée à un artiste quel qu’il soit, ou un concert, c’est long.
En plus, ce n’est pas. et c’est un moment où les gens ne vont pas regarder leur téléphone, ils vont peut-être faire des vidéos, mais ils vont s’en remettre à quelque chose qu’on leur propose etqui est extérieur à eux. C’est assez atypique finalement, c’est assez anachronique presque.
Donc c’est une responsabilité et c’est un plaisir de travailler sur les albums pour cette raison-là aussi. Pour chaque artiste c’est une niche, après plus ou moins grande selon la notoriété, mais il y a des gens qui vont te faire confiance et passer 30 minutes avec ça.
Donc c’est bien de cadrer et peut-être, oui, effectivement que l’ouverture et la fermeture sont un cadre. Le reste, j’aime bien effectivement que ça reste sujet à interprétation.
Enfin après, c’est à débattre, puisqu’il y a des chansons qui disent quelque chose de manière assez claire.
Mais oui, il y a forcément un moment donné où c’est ça, l’idée en cours d’album, c’est donc quelle est votre conclusion.
LFB: Mais dans l’album, sur le premier titre, tu parles de fantômes. L’album est habité par tout ça, mais j’ai l’impression que pour moi, c’est aussi un album d’écho. Il y a des échos entre certains morceaux dans l’album et des échos de morceaux dans l’album qui font écho sur des morceaux d’avant.Je pense notamment à « Plusieurs » et « L’armée des ombres fragiles sur l’album et aussi comme si Paris était une fête qui pour moi fait écho à je ne veux pas mourir ce soir.
Vincent Delerm: C’est vrai que fantôme et écho, pour moi, c’est la même chose. C’est-à-dire que quand je parle de fantôme, c’est une persistance. Une persistance de choses qui ont disparu.
Ça peut être des gens, mais ça peut être aussi une phrase de quelqu’un qui est toujours en vie, mais que tu ne vois plus.
Ca arrive sur des gens dont on s’est éloigné avec la vie, on se dit, ah putain, si elle savait comme régulièrement je pense à elle. On est tous encombrés de ces choses-là. Enfin, moi, j’estime que ce n’est pas encombré, j’estime que c’est vivant, justement. Mais c’est beaucoup, en fait. Et surtout, évidemment, au bout d’un moment que t’es là, les dossiers, il y en a quand même un paquet.
Déjà, en fait, sur les derniers albums, quand j’ai commencé, je faisais vraiment des chansons… je pense que quand t’es plus jeune, tout est un peu plus léger, un peu plus à l’instinct, et donc tu peux faire des chansons qui n’ont pas forcément de rapport les unes avec les autres, même si malgré tout, il y a toujours une sorte de petit cadre commun.
Et en fait, avec le temps, je me dis, ça me plaît de resserrer le sujet, et que du coup, ce disque-là, mentalement, soit vraiment lié à un thème.
Et ça fait aussi, quand tu travailles de cette manière-là, que tu fais attention à ne pas répéter une idée à l’identique un peu plus tard dans l’album. Mais parfois une idée qui était plutôt prévue sur cette mélodie là va passer sur une autre mélodie et tu fabriques quelque chose un peu de cette façon là qui est moins des chansons une par une.
Les premières fois que j’ai fait ça c’était pour un spectacle qui s’appelait Memory. Là on était plus un spectacle qui contenait quelques chansons qui avaient été faites pour le spectacle qui n’était pas sur l’album et donc je n’avais pas de de « mauvaise conscience ».
Et puis, je me suis rendu compte que j’avais gardé ce fonctionnement là pour les albums suivants et là tu te dis ah mais c’est un peu bizarre parce qu’en fait une chanson elle devrait avoir une sorte d’identité absolue à elle et elle arrive de cette manière là et on n’y touche plus et en fait non, étrangement et par exemple Vie Vardac’est typiquement une chanson dont ce texte n’était pas forcément prévu pour cette mélodie là au départ
Et je me suis rendu compte que finalement, ça n’empêchait pas une forme de… ça ne sonnait pas faux quoi
LFB: Ça n’empêche pas l’identité de chaque morceau.
Vincent Delerm: De toute façon, une chanson, c’est une fabrication, comme n’importe quelle création. Mais après, oui, forcément, tu as des choses qui se retrouvent.
Tu m’as dit quoi sur je ne veux pas mourir ce soir ?
LFB: Quand j’ai entendu, comme si Paris était une fête, j’ai vraiment pensé à ce morceau-là.
Vincent Delerm: Ouais, ouais.
C’est-à-dire qu’il y a eu beaucoup ce truc-là, ça m’a frappé au moment du Bataclan,. Pour vivre à Paris depuis mon premier album tout en n’étant pas parisien, donc avec un peu de distance, tout en étant vraiment dans la ville, je trouvais que souvent les gens se plaignaient de Paris.
Enfin, les parisiens, ils passent quand même beaucoup de temps à dire que Paris ça ne va pas, et beaucoup avant le Bataclan notamment, ces années-là, à dire « Ah, j’en peux plus, j’en peux plus de cette ville ».
Arrive le Bataclan, et là, les mêmes personnes qui dans les soirées disaient « j’en peux plus de cette ville » disent «ça y est, ils nous ont volé Paris. »
Les gars, il faudrait le savoir. Soit ça n’allait pas, maintenant que vous dites que c’était génial avant.
Et puis d’un seul coup, tout le monde s’est mis à brandir le bouquin Paris est une fête, un peu comme un slogan. Je trouve ça un peu facile, un peu rapide, des fois.
Par contre, j’aime bien cette idée que cette ville se présente, effectivement, d’une manière…comme ici, c’était une fête, parce que ça garde ça. C’est un lieu où on a eu plein de films, il y a des endroits magiques partout.
Et quand tu as des enfants, tu leur présentes ça de la manière la plus positive.
Mais elle est à l’image, finalement, cette ville de ce qu’on montre aussi des fois, de ce qu’on montre à ses enfants dans la vie en général.
C’est-à-dire, voilà, il y a toute une facette qui est merveilleuse, et c’est parfait comme ça, mais il faut juste avoir conscience que tout n’est pas comme ça.

LFB: Ce qui est intéressant avec ce morceau-là, et qu’on retrouve beaucoup aussi dans l’album, mais de manière différente, c’est l’idée de protection.
Vincent Delerm: Oui, ça c’est vrai, je ne sais pas si on le retrouve ailleurs, mais en tout cas, comme si Paris était une fête, c’est vraiment une chanson, pas de consolation… si beau par exemple, c’est une chanson qui parle d’être avec quelqu’un qui vient plutôt de vivre une rupture amoureuse, mais finalement c’est une chanson qui emprunte pas mal aussi à des choses que j’ai pu vivre avec mes enfants.
C’est-à-dire t’es face à un chagrin ou à quelque chose qui ne va pas, et il faut trouver les mots, et il faut essayer de tourner les choses pour dire je ne nie pas que ça ne va pas, l’idée n’est pas de dire, « mais non, on arrête de m’emmerder avec ça, il faut toujours voir le bon côté, le verre à moitié plein, tout ça », parce que c’est pas si simple.
Mais par contre, peu à peu, et ça m’est arrivé, c’est une situation que j’ai connue parfois, je me suis dit, comment je vais arriver à trouver le discours pour remettre la personne dans le bon sens, et cette idée de protection, ça me touche que tu parles de ça,
Je trouve que c’est quelque chose que… la prévenance, par exemple, c’est une notion qui est l’idée de ne pas attendre que la personne te dise « ça ne va pas du tout » pour lui demander comment ça va, pour s’assurer que tout va bien.
Par exemple, quand t’es en tournée, on est toute une équipe, évidemment, et je trouve ça toujours super que chacun fasse un peu gaffe aux autres avant que quelqu’un dise, « ah non, là, je n‘en peux plus »
De toujours s’assurer que ça va bien, moi ce n’est pas un truc de générosité que j’ai, c’est ma condition pour moi-même être à l’équilibre quoi, c’est de me dire que les gens autour, tout le monde a l’air d’aller correctement, mais c’est sûr que cette idée de protection elle est présente.
C’est marrant, je pensais pas… j’avais pas pensé à ça comme ça mais ça me parle.
LFB: Oui, l’empathie de collectif.
Vincent Delerm: C’est aussi un côté être en écoute de ,là, je ne parle pas pour moi, mais tu vois, d’autres vies que la mienne, d’autres vies que la tienne.
La chanson, elle est sur cette idée que tu te mets dans une forme de retranchement de toi-même pour te brancher sur la vie de quelqu’un d’autre.
Paradoxalement, ça fait du bien parce que ça rebat les cartes et ça permet de relativiser aussi pas mal de choses.
LFB: Et justement, quand on a écrit toute sa carrière ou toute sa vie ou sur la vie des autres, comment on se challenge dans l’écriture ? Comment on fait avancer son écriture et les mots aussi ?
Vincent Delerm: En fait, il faut avoir envie de ça déjà.
Et puis c’est très ténu, parce que tu sais, souvent quand les gens n’aiment pas un chanteur ou une chanteuse, ils disent c’est tout le temps pareil.
Quand tu n’aimes pas quelque chose, tu as l’impression que c’est tout le temps pareil.
Tu ferais écouter La Fresque à quelqu’un qui détestaient les autres albums, il va se dire bon, c’est tout le temps pareil.
Ou plusieurs, par exemple « Ah bah y’a encore des noms propres, bah ça… C’est tout le temps pareil. »
Alors que les gens qui sont un peu plus à te suivre, qui font un peu plus gaffe à ce que tu fais, eux ils voient l’évolution, le fait de travailler un peu différemment, musicalement, de produire des titres.
C’est sûr que même, si je n’ai jamais fait de rupture folle, musicalement, si tu compares mon premier album à aucun autre, c’est très différent.
Et dans les mots, ce n’est pas facile parce qu’à l’œil nu ou à l’oreille nue, tu peux vite avoir l’impression qu’effectivement… mais c’est fou parce qu’il y a plein de fois où tu t’embêtes vraiment beaucoup
Quand j’ai fait l’album pour les 20 ans, on a fait un petit bouquin pour retracer le truc.
Ça m’a frappé de récupérer les brouillons des premières chansons. Elles étaient faites en une page directe recto-verso, j’y revenais assez peu après.
Je ne me dis pas que j’aurais dû faire plus de temps, tu as une sorte de spontanéité que tu perds complètement. Maintenant, je suis plutôt à avoir un demi-cahier par chanson.
Enfin, je bosse aussi beaucoup sur ordi, mais c’est très tire-retour, tire-retour.
Et puis, c’est un peu de la maniaquerie de se dire, non, j’ai l’impression que ce mot-là, là, ça fonctionnera mieux, ça va mieux faire rentrer les gens. Une forme d’intuition qui peut être fausse, mais quand même… Oui, tire-retour, tire-retour, tire-retour.
Tu passes beaucoup de temps, tout simplement. Mais c’est un plaisir.
Ce n’est pas tellement un truc que tu choisis. Tu ne te dis pas, oh non, là, j’avais bien envie de la laisser comme ça la chanson, mais je vais quand même y retravailler.
Non, c’est que tant que t’es pas complètement content, tu y retournes.
LFB: Je trouve que, sur cet album-là encore plus que les autres, il y l’idée encore plus de rendre la musique visuelle.
Vincent Delerm: Ah oui.
LFB: En fait moi sur certains morceaux j’avais l’impression de voir ce que tu peux chanter en fait sur la même et accompagner à ça un truc qui maintenant est très relié au hip-hop et qu’on ne disait pas forcément il y a 20 ans de faire beaucoup de name dropping et de rattacher à la vie, à ta vie à ce qui se passe autour.
Vincent Delerm: C’est sûr que ça a toujours été là pour le coup ma conviction de me dire il faut rendre compte des choses telles qu’elles sont. Ca va être la lumière, l’atmosphère de la journée ou l’atmosphère du lieu, peut-être que tu essaies de décrire en décrivant visuellement les murs, les machins, mais c’est la musique qui passe à ce moment-là.
C’est un ensemble de choses par lequel tu réunis tous ces éléments et avec cette mosaïque, du coup, au bout d’un moment, ça doit aboutir à décrire la sensation d’un moment ou l’émotion d’un moment.
Honnêtement, je n’avais pas tant de théorie que ça là-dessus quand j’ai commencé, parce qu’on en faisait beaucoup parler, il y avait beaucoup d’emplois dans ça, je n’avais rien d’autre à dire que le fait que j’avais aimé des artistes qui utilisaient cette technique-là, que ça me semblait aussi collé à la vie, et ça c’est sûr que ça a toujours été ce que je cherche à faire en général.
J’essaie de rendre compte de quelque chose, ou d’une sensation en tout cas, qui est passée par moi, qui est donc abstraite, qui est impalpable, et j’essaie de la rendre très concrète, que tout le monde retrouve cette abstraction-là par addition de choses très concrètes.
LFB: Et si je te dis que musicalement, pour moi, c’est un album qui est très anglo-saxon, est-ce que ça te convient ?
Vincent Delerm: En tout cas, il est très lié à la personne avec qui je l’ai bossé.
Parce qu’en fait, j’avais depuis presque les dix dernières années, j’ai tout le temps travaillé avec la même personne, qui s’appelle Maxime Leguil, et c’est le premier album que je fais sans lui, ce qui m’inquiétait un peu, parce que Maxime est vraiment fort, et il avait un truc que j’aime beaucoup pour moi, qui est qu’il savait respecter le côté un peu émotionnel de départ, brut, et le faire avancer, et le faire tournicoter, et le produire, mais sans aller à un cran de production qui…
qui fait que tu te dis, c’est super produit, mais du coup, où est passé l’émotion ?
Donc, cet équilibre-là, quand ça fait longtemps que tu travailles avec quelqu’un et que tu as trouvé ça, j’étais hyper heureux de retrouver exactement ça autrement, évidemment, avec Jean-Sylvain Le Gouic.
C’est quelqu’un qui m’a dit, tu peux rencontrer ce mec-là, il est chouette et tout et après, on avait vraiment quelques influences commune. Lui, c’est quelqu’un qui digère très vite les choses, puisqu’il y a une grosse culture. Quand je disais à un clavier un peu la Benny Sings, il savait le jouer.
Une guitare à la Mac de Marco, il savait la faire.
Quand on parle des Smiths, il dit, ah oui, tiens, c’est marrant parce que les Smiths, ils font souvent une tierce comme ça, une harmonie comme ça dans les guitares électriques.
Et donc, c’était vraiment assez ludique de bosser avec lui parce qu’il a tout le bon côté des mecs de sa génération : Très rapide, très capable de générer de la musique vite, de ne pas être là en bataille avec l’ordinateur, à se dire je ne comprends pas pourquoi ça plante, pourquoi ça ne marche pas.
Tout marche tout le temps. Et en même temps, il a une grosse culture et il est très musicien.
Donc on a joué beaucoup dans son studio, il est tout petit dans une cave ; il prenait la guitare électrique, il prenait la basse, il a un saxophone, le clavier.
Moi, je faisais quelques claviers aussi, mais ça se construisait très rapidement, à deux.
Et après, le côté anglais, j’imagine qu’il est tout le temps un peu là dans mon esprit, parce que même dur le premier album, il y avait des quatuor à cordes.
Par exemple, il y avait une chanson de Charles Langdon qui était juste voix et quatuor à cordes.
Pour moi, c’était un héritage de l’album d’Elvis Costello avec que du quatuor à cordes, des choses comme ça.
Mais ce n’était pas forcément lisible de cette manière-là, parce que pour beaucoup de gens, c’est très français.
Mais c’est… Et sur le deuxième disque, d’ailleurs, Kensington Square, on avait vraiment voulu que ça ne s’entende plus, cette influence-là.
Mais après, c’est de loin en loin… Mais régulièrement, oui, tu as quand même un truc un peu à la fin de plusieurs, qui est un peu John Barry, ou des choses comme ça.
LFB: Il y a beaucoup d’emphase et de lyrisme aussi.
Vincent Delerm: Le Lyrisme, ça, c’est vrai que…L’absence de peur du lyrisme, c’est un truc un peu anglais et oui, oui, et les envoler quoi.

LFB: Et puis la variété musicale, enfin, je trouve que c’est un album qui, par l’identité de chaque morceau, qui s’autorise beaucoup à explorer, d’aller vers des choses très différentes d’un morceau à l’autre.
Vincent Delerm: Ouais, c’est vrai, il y a des guitares électriques à la Vampire Weekend.
Mais ça c’est Jean-Sylvain qui m’a ammené ça, et c’est marrant, une fois, la fin du disque, il m’a dit un truc genre, une phrase genre, s’il y a des gens qui l’écoutent souvent, que ça devient un album important pour des gens, c’est chouette parce qu’ils découvriront tout le temps un truc différent dans la musique.
C’est sympa qu’il dise ça, ça m’aide beaucoup.
LFB: Et ce qui est beau sur cet album en fait, c’est aussi que la musique surligne les émotions du texte, toujours. Mais sans que l’un prenne trop de place sur l’autre finalement. Il y a ce rééquilibre.
Vincent Delerm: Ça c’est sûr que là pour le coup, moi je suis un peu l’arbitre de ce truc là, parce que ça compte beaucoup pour moi ce que tu dis là.
C’est à dire, je veux pousser jusqu’à un point de faciliter l’idée du texte.
Il faut rendre ça le plus digeste possible, et en même temps, ne pas, pour moi en tout cas, chacun se fixe un curseur à un endroit différent, mais ne pas franchir le truc du : « Bon bah c’est cool, on a rendu ça complètement musique cool et tout. »
Il faut trouver cet équilibre-là qui fait qu’on ne fait pas semblant d’un truc qui est juste fait pour être de easy listening et en même temps rendre ça accessible.
LFB: Est-ce que la rencontre avec Jean-Sylvain c’est un peu une Koï No Yokanpour toi ?
Vincent Delerm : Ah oui, vraiment. Tu as beaucoup de gens qui sont très forts, mais c’est vraiment cette question de beaucoup respecter la matière de départ. On pourrait dire que c’est un piano-voix, et du coup, un piano-voix, ça peut être beau, mais au moment où tu l’apportes, le piano-voix, il boitille un peu, tu joues la chanson à la personne, mais du coup, tu n’es pas trop sûr de toi, donc tu ne fais pas la meilleure interprétation que tu pourrais faire, tu vois.
Et donc, faut trouver quelqu’un qui respecte ça, qui va voir l’intérêt de ça, qui va l’emmener ailleurs, mais en gardant quand même cette énergie de départ.
Et ça, tu le sens.
Ce n’est presque pas tellement au sein de la musique et de la personne que tu le sens, c’est plus… C’est dans l’air, quoi.
C’est un truc d’être humain, un peu, je sentais qu’il allait proposer beaucoup de choses, et en même temps être très rapide, très doux.
Des fois, c’est arrivé qu’on ait besoin de retravailler sur un titre qu’on avait déjà mis en place une autre fois et ça nous amusait moins.
Ce qui nous plaisait, c’était qu’on arrive le matin, il y a juste la chanson, juste un texte et une mélodie, et on a une journée, ou même une demi-journée pour la bâtir… On n’a pas fait des chansons en une demi-journée, mais en tout cas, le choix de la direction de la couleur, presque à chaque fois, on l’a fait très très vite.
Je ne suis même pas sûr qu’avec lui, il y en ait une seule qu’on ait détricotée en se disant non là, on n’est pas parti au bon endroit, il faut tout refaire. À chaque fois, la petite intention de départ était bien.
LFB: Il fallait que ça reste frais en fait.
Vincent Delerm: Oui, parce que ce n’est quand même jamais des hasards complets, le fait que ça parte d’un côté ou de l’autre.
LFB: Et je sais, enfin, au-delà de Jean Sylvain, il y a aussi des gens comme French 79 ou comme Paco del Rosso qui sont aussi dans des univers pas forcément proche du tien à la base. Est ce que ça t’intéressait justement d’aller chercher ces gens-là et de voir ce qu’ils pouvaient apporter à ta musique ?
Vincent Delerm: Ouais j’adore ça. Paco, il a fait deux titres qui ont un peu le même truc,cette petite austérité, un truc un peu limite, qui fait un peu froid dans le dos au début. et qui s’ouvre au fur et à mesure du titre, et j’aimais vachement ça, c’est le titre important de l’album.
Avec Simon de French 79, on avait fait Panorama ensemble, on s’est croisé souvent.
En fait, tu sais, c’est un très bon ami d’enfance, d’adolescence, du gars avec qui je fais tous mes films, il s’appelle Bertrand Jamot, qui fait mes clips, ils sont d’Épinal, enfin ils ont des Vosges, avec Nicolas Mathieu aussi, c’est une bande où ils étaient ensemble.
Et donc, souvent Bertrand, quand j’allais bosser à Nancy, me disait « Ah, il faudrait que tu rencontres Simon…» Parce que j’ai commencé à faire des clips avec Bertrand en 2013.
C’est vrai que la musique de Simon, elle est super parce qu’elle paraît assez simple comme ça, mais il y a un truc qui évolue lentement et qui est parfait pour des choses qui se déroulent comme La Fresque ou Panorama, finalement c’est assez typique. que les deux titres que j’ai fait avec lui soient sur une sorte d’épopée.
LFB : C’est du travelling un peu.
Vincent Delerm : Ouais, ouais, exactement. Allez, on y va, on s’assoit, puis hop, il ya à une excursion en car qui va te faire visiter tout le tour du truc.
Et d’ailleurs, il y a une ou deux autres musiques qu’on a faites ensemble que peut-être on mettra dans une édition limitée un peu après.
Je n’ai pas réussi à faire les textes sur le moment, mais c’est toujours un plaisir parce que c’est simple, il est très… Très lumineux, si tu bosses sur un truc et que tu lui dis que tu ne le sens pas, il comprend très bien.
C’est bête à dire, mais ça compte beaucoup ces aspects-là, parce que dès que ça se tend, dès que tu sens que la personne peut être un peu vexé, tu y vas une fois, mais tu ne retournes pas.
Ça, c’est vraiment la clé. En plus, ce qui est bien avec Simon, c’est que ça marche très fort pour lui.
Ce qu’il fait en plus, il le fait en plus.
LFB: La vie, l’amour, l’amour, c’est un triangle dont on ne sort jamais ?
Vincent Delerm: Écoute, c’était marrant parce que c »est une expression, il y a des gens qui l’utilisent.
Mais c’était cette femme qui vivait dans ma cour et qui était très atypique d’une génération un peu… Elle était un peu plus jeune que la génération 68, mais quand même, elle avait vachement ce truc un peu associatif.
Elle était très impliquée dans plein de trucs, et un peu rock’n’roll aussi quand même.
Et du coup un matin elle me dit, ah là j’ai retrouvé mes copines hier et tout, mes vieilles copines.
Puis on a commencé à boire des coups, et puis hop c’était parti, on a parlé toute la nuit, bon bah voilà, toujours du même sujet. « La vie, la mort, l’amour » et ça m’avait vraiment frappé.
Je me suis dit, ah ouais, c’est quand même bien, la vie, la mort, l’amour..C’est vrai que je n’avais jamais trop réalisé, j’avais déjà vu il y a longtemps cette expression, mais évidemment, c’est un bon truc.
Après, tu pourrais trouver une autre expression qui résume bien les choses, mais là, c’est super quand tu as un point de départ comme ça, parce que tu sais que bizarrement, ces chansons-là, formellement, vont faire de l’effet aux gens, comme La Vipère du Gabon, et tout, alors que c’est presque les chansons les plus faciles à écrire.
Parce que tu sais que tu vas mettre ça à chaque fois dans un sens, dans un autre, il faut que tu trouves simplement des rimes avec vie ou mort ou amour, et tout ira bien, alors que souvent, tu as un dossier où tu te dis, bon, comment je fais pour la faire évoluer en cours de route, cette chanson, où est-ce que je vais l’emmener maintenant ?
Je ne sais pas si ça aurait pu être le titre vu que ce n’est pas le sujet de l’album directement, mais c’est un bon titre.

LFB: L’album il commence par ces mots-là. « Tôt ou tard présente », ce qui est un peu un clin d’œil mais qui est quelque chose qui te porte aussi. C’est presque une relation amoureuse que tu as avec ce label.
Vincent Delerm: En tout cas, exclusive en l’occurrence, puisque je n’ai jamais été ailleurs.
Et que ce n’est pas quelque chose d’habituel. Tu peux regarder dans l’industrie musicale, c’est vraiment… C’est plutôt pas mal.
LFB: Et justement, quel regard tu portes sur cette relation et sur aussi la liberté que ça t’apporte peut-être ?
Vincent Delerm: C’est comme une relation de couple vraiment, dans le sens que ça ne se fait pas par hasard. Moi, j’ai beaucoup voulu ça. J’avais vraiment toujours eu envie de ça.
Et je pense que Vincent (Frèrebeau ndlr) aussi, mais qu’il faut être deux à vouloir ce truc-là, parce que ça va vite en fait.
Dès que tu as un album qui nemarche pas, de te dire, ah le label aurait pu bosser un peu mieux, ou le label peut se dire, ah putain, de là on aurait pu faire un album un peu plus facile d’accès quoi.
C’est comme quand tu as une dispute, il faut que chacun ravale, ou digère le truc autrement. Ce n’est pas qu’une sorte d’histoire où on se fait des bisous toute la journée, tu vois, loin de là.
Mais en même temps, par contre, d’arriver à passer ensemble tous ces moments, à la fois où il y a un peu de pluie qui tombe et des moments où il y a plein de soleil, et au bout d’un moment tu te dis, putain, ça fait 23 ans, mec.
Et là, c’est vraiment fort parce que tu sais par quoi tu passes et c’est génial.
Effectivement, ça t’apporte une forme de liberté. Mais ça, honnêtement, j’ai l’impression que cette forme de liberté, elle est quand même donnée par Vincent et par le label d’une manière un peu générale.
Ce n’est pas un label qui pressurise beaucoup les artistes. Moi, on ne m’a jamais dit… La seule fois que Vincent m’a demandé un truc, c’était de sortir mon deuxième album assez rapidement après le premier, à la fois pour passer à autre chose. Pour être dans l’énergie du premier succès aussi, sans doute, tu vois.
Mais à part ça, et c’était en 2004, jamais il ne m’a dit, ah, ce serait bien là que tu fasses un truc un peu plus comme ça… Voilà, c’est comme s’ils savaient, en étant engagés ensemble, que des fois ça lui plaira beaucoup, des fois un peu moins.
Dans le pire des cas, sur scène ça lui plaira parce qu’il aime bien quand je fais des concerts, et ainsi de suite.
Mais c’est ce qui me faisait marrer dans le fait de mettre « tôt ou tard présente », et là pour le coup je n’étais pas sûr que Vincent aimerait beaucoup ça, et en fait ça lui a été.
Je me suis dit bon bah voilà, moi j’ai le droit un peu, parce que ça fait 20 ans que je suis là, s’il y a un mec qui peut le faire… Je fais partie des meubles quoi. Ouais, franchement je m’auto-permets de le faire, tu vois.
Et ça me plaisait aussi parce que j’ai fait souvent des trucs liés au cinéma, j’ai fait des génériques, tu vois, même à la fin de Kensington, Mathieu Amédée qui lit le générique de fin de l’album.
J’ai souvent fait des trucs qui empruntent au format cinéma, donc voilà, ça s’est fait comme ça.
LFB: J’ai une dernière question : Si tu devais associer la fresque à un disque, un film et un livre, tu choisirais quoi ?
Vincent Delerm: Alors, je réfléchis un peu dans l’ordre.
En album ce serait forcément un album qui serait comme ça, quand même un thème… Il y a des chanteurs qui ont parlé beaucoup du rapport aux autres et tout ça, mais finalement, ce n’est pas un sujet que tu traites au long cours, donc je dirais Promenade de Divine Comedy parce que c’est un album qui est tenu, c’est la journée d’un couple, le dernier jour de l’année avant l’an 2000, et c’est ça qui me plaît, finalement, c’est le fait de tenir un sujet comme ça,
Promenade est vraiment un disque que je trouve un peu fresque comme ça, parce qu’il y a aussi justement cette grandiloquence des arrangements, le lyrisme, le truc aussi.
Cette chanson, Tonight We Fly, qui finit l’album qui est un peu une manière de regarder les choses au drone, c’était quand même… Enfin, à l’époque, c’était pas un drone quand l’album est sorti, ça existait pas, mais… Mais en tout cas, aujourd’hui, souvent, je me dis ça.
Je me dis qu’il faut faire l’effort de regarder un peu la vie au drone, sinon, on peut vite se noyer dans le fait de passer sa journée à ne voir que des commentaires sur le truc du moment
L’algorithme a bousillé la possibilité d’avoir un truc qui nous tombe, on manque un peu de recul, on est un peu… Il faut tout de suite commenter, tout de suite répondre, tout de suite avoir un avis, tout de suite se positionner, tout de suite faire gaffe de ne pas avoir dit ça parce que les gens vont penser que ça.
Et voilà, donc Tonight We Fly, je trouvais que c’était une chanson qui avait beaucoup à dire, putain, c’est quand même pas rien la vie, il faut regarder ça de haut, il y a des gens qui sèment, il y a des gens… Et voilà, avoir ce recul-là, c’est quand même moins ce que je demande aux gens qui font des choses.
Comme livre… ce n’est pas du gâteau sur… J’aurais tendance quand même, comme c’est quand même très analytique, ça parle beaucoup des autres, et tout ça, je citerais quand même Alain de Botton qui est un écrivain. Après on peut dire Proust, Alain de Botton c’est vraiment un disciple de Proust. Il est très capable d’analyser les autres, et je pourrais citer aussi mon père.
C’est quelqu’un qui a passé beaucoup de temps à analyser la place des autres, la façon de s’inscrire dans la vie, qu’est-ce qu’on apporte aussi.
Pour le film, c’est vrai que des fois, il a disparu, parce que c’est un film qui s’est fait un peu moquer par l’intelligentsia, parce qu’il est apparu à une époque où ce n’était pas tellement la mode de faire des choses positives et c’était un film qui avait un ressort plutôt positif sur le… Mais c’est une idée du Cercle des poètes disparus qui est très forte, je trouve, de dire, quand il réunit les élèves et qu’il dit que le prodigieux spectacle continue, que tu peux y apporter ta rime.
C’est-à-dire qu’il y a un truc de fou, qu’on arrive là-dedans, on arrive sur Terre, il y a ce spectacle de dingue de la vie partout, mais que tu peux y apporter ta rime, tu as un truc à jouer, toi, quelle sera votre rime.
Et du coup, c’est quand même ça la question. C’est-à-dire que par addition de micro-choses, de micro-rimes, chacun fabrique un truc qui est… ce n’est pas comme une fresque, mais en tout cas, une sorte de paysage incroyable, et voilà, il faut avoir confiance dans ça. Il faut que chacun se fasse confiance pour être un peu lui-même, et voilà.
Crédit photos : Clara de Latour