5 ans après son 5e album, Jean-Christophe Le Saoût aka Wax Tailor est revenu sur le devant de la scène avec son nouvel album The Shadow of Their Suns. Une nouvelle pépite engagée, que le producteur qualifie de long métrage sonore. Enfin de retour après une tournée des disquaires indépendants en France, on en a profité pour échanger un peu avec l’une des icônes du trip-hop français.
© Ronan Siri
La Face B : Salut Wax Tailor, comment ça va ?
Wax Tailor : Ça va pour le mieux, comme on peut aller bien en 2021, quelque chose comme ça. Mais ça va écoute, là tu le vois je suis en studio. Je commence à réfléchir à pleins de choses. Je travaille un petit peu. Je me remets la tête dans les machines, pour essayer de ne pas trop tourner en rond, et gamberger sur ce que sera notre futur proche.
LFB : Tu es parti au cours du mois de janvier faire une tournée des disquaires indépendants dans toute la France. Qu’est ce que ça fait de retrouver son public sous cette forme, et pas via une tournée de concerts ?
WT : Ça a plein de sens pour moi. L’idée, c’était en premier lieu de retrouver un contact direct. Il y avait une un peu une idée de message, dans le sens quelqu’un qui a envie de dire “on continue d’être là”. Une envie d’activer quelque chose, de proposer du matériau musical etc… Après par rapport aux gens, aux retours, ça donne du sens à ce que tu fais. Tu reprends contact avec le réel, par rapport à l’abstraction de nos réseaux aujourd’hui.
LFB : Tu as l’impression que le public a changé ? Il est plus jeune ?
WT : Non c’est moi qui suis devenu plus vieux (rires). Plus sérieusement, je crois surtout qu’on est dans le même préalable, c’est-à-dire un besoin fondamental de sortir de ça, avec tout ce que ça implique. Avec toute la dimension humaine, au-delà de la musique, vraiment l’échange.
LFB : On va maintenant parler de ton album, The Shadows of Their Suns, qui vient d’une citation à savoir : « À l’ombre de leurs soleils on cultive la lumière crue”. D’où vient cette phrase ? Quelle est son histoire ?
WT : Ça vient d’un texte que j’ai écrit il y a fort longtemps. Je suis retombé dessus, dans le processus au tout début de l’album . Et ça avait fait tilt, parce que ça résumait bien tout ce qui me traversait mentalement par rapport au monde dans lequel on vit. Et je me disais que tristement, il y avait un écho du passé qui avait une résonance très contemporaine. J’aurais largement préféré retomber là dessus en me disant “ah oui c’est vrai on en était là il y a vingt ans, bien heureusement on a évolué on en n’est plus là”. Et puis ben objectivement, en me relisant, je me suis rendu compte que non on en était là, et qu’on avait même fait marche arrière sur certains points. Donc j’avais envie de mettre le curseur là dessus, sur cette idée de ce qu’est le monde dans lequel on vit, avec cette idée qu’on est beaucoup à vivre dans l’ombre de ces soleils artificiels d’un petit monde de l’entre soi.
LFB : Donc c’est de là qu’est partie l’idée de faire cet album. Est-ce que tu peux nous raconter sa genèse ?
WT : En fait j’ai commencé à vraiment travailler sur cet album fin 2018. Avec toujours des petites bribes de choses que tu as commencé à structurer. C’est un petit peu schématique mais c’est vraiment deux années de travail, avec une grosse année sur le côté composition, la trame instrumentale qui pourrait correspondre au scénario de cette histoire musicale. Et puis la deuxième année beaucoup plus focus sur les interventions, les featurings; voilà, comment tout ça se met en place, les enregistrements, le mix…
LFB : Tu fais un état des lieux sur la société dans cet opus. Au-delà de cette analyse, est-ce que tu souhaitais réveiller les consciences, ou ça reste un billet d’humeur ?
WT : C’est un billet d’humeur avant d’avoir la prétention à bouger les choses. Quelque part, j’adorerais avoir tort et penser que la musique va faire bouger des tonnes de choses. Après c’est toujours difficile à quantifier. Je ne me positionne pas du tout en tant que donneur de leçon. Je le martèle parce que c’est un truc qui me fait peur. De plus en plus, je pense que je n’aurais pas eu peur il y a 20 ans. J’avais peut être plus l’impression que la musique pouvait vraiment changer la société. Aujourd’hui, je pense qu’elle accompagne les mouvements, qu’elle est révélatrice de ces humeurs. Tu parlais d’un billet d’humeur, oui c’est un billet d’humeur, et cette humeur est nourrie par un état des lieux. Et en fait c’est ça, tu te fais juste le porte voix de quelque chose. C’est presque affligeant de banalité, parce que tout ce que je peux énoncer, tu peux répondre “Ben oui on sait”, et moi je répondrais “Oui j’espère que tu sais”. Quelque part je n’ai pas de vérité où j’arrive avec des scoops, mais la mise en perspective elle est souvent importante aussi. Et après ça reste de la musique, j’aime bien cette idée de billet d’humeur. En fait ça donne un contexte à une musique, t’écoute une musique tu te dis “Comment tu en es arrivé là ? “. En fait on pourrait prendre la question à l’envers, “Qu’est ce qui t’a amené à cette musique, à cette atmosphère ? “ Et j’aimerais que l’atmosphère soit le reflet de ce billet d’humeur. C’est comme ça que tu peux boucler le truc.
LFB : Il y a un autre point intéressant, on parlait de cette citation écrite il y a vingt ans, et tu t’es rendu compte que peu de choses ont changé. Est-ce que tu vois ton album comme ça ? Comme une trace écrite pour les générations futures, un témoin de l’actualité ?
WT : Si, c’est marrant que tu évoques ce truc. Soyons honnêtes, oui. C’est quelque chose qui est un peu paradoxal, parce que je pense que plus le temps passe, moins j’ai de prétention à marquer l’histoire de la musique ou quoi ou qu’est-ce. Bon j’en ai jamais vraiment eu la prétention, mais plus le temps passe plus tu relativises sur ce que tu fais. C’est déjà beau quand des gens vingt ans après te parlent de titres que tu as fais, parce que tu te dis “Woah, c’est génial que ce soit resté”. Mais tu sais que tu n’es pas en train de faire Sgt. Pepper’s, et que l’impact n’est pas à ce niveau là. Mais malgré tout, il y a quand même un truc d’égo d’artiste. Donc oui, il y a ce truc de se dire dans vingt ans, ça laissera une marque sur une époque donnée. En tout cas, je suis assez habité par l’idée de faire quelque chose qui est contemporain mais pas tendance. Pour moi, ça peut paraître comme de la rhétorique ou de la subtilité inutile, mais ça ne l’est pas. La tendance, c’est un peu l’esthétique du moment à laquelle tu essaye de coller pour rester dans la norme, et le contemporain c’est quand tu injectes des éléments d’aujourd’hui dans ce qui est ton identité musicale qui a été construire avec un parcours. Aujourd’hui j’aime bien cette idée là, je n’essaye pas de coller à l’esthétique du moment, mais oui il y a cette petite envie de se dire que ce billet d’humeur sera potentiellement le témoignage futur de cette époque là.
LFB : Comment on illustre le monde d’aujourd’hui musicalement ? Comment se passe le processus artistique ?
WT : Ça passe par la musique en premier lieu. L’idée ce n’est pas du tout de dévaluer la portée des invités et des featuring tu vois. Mais pour moi, ils arrivent avec leur personnalité, parce que j’ai le sentiment que ça feat avec le scénario. Encore une fois toujours le même vocabulaire. Il y a ce truc où pour moi c’est un casting, et là il y a un rôle à jouer et cette personne va apporter quelque chose. Et c’est la musique qui détermine les atmosphères et qui pose le décor. C’était une intention, mais avec le recul je trouve que le rapport à l’atmosphère était hyper important. J’avais vraiment envie que tu aies cette espèce d’évocation, comme si tu posais un décor, avec les musiques, les atmosphères, les sonorités, les textures … Ça c’était un gros gros travail. Et après, il y a un truc qui est un peu difficile à expliquer, parce que c’est un peu abstrait. C’est comme des notes de bas de pages tu vois. Tu es tous les jours dans l’atmosphère de ton album, tu y penses, quelqu’un te parle tu l’écoute d’une oreille parce que tu es en train de penser à autre chose, comme une espèce de connard égocentré. Et tu y penses à ce truc là. Tu te dis que ce serait pas mal, il y a un petit truc qui te travaille, et tu prends des notes. Il y a des périodes d’albums comme ça où je dors avec un carnet à côté de mon lit, parce que ça va me faire chier à 3h du mat si il y a un truc qui revient dans mon crâne. Donc je note, et puis le matin je ne comprends pas ce que j’ai écris (rires). Mais en tout cas, il y a vraiment un processus d’album tu vois, qui est est différent d’être en studio, de faire du son. C’est agglomérer toutes ses idées autour d’un projet.
LFB : C’est marrant tu parles de casting, décors … Tu décris ton album comme un long métrage sonore. Qu’est ce que tu entends par là ?
WT : Si je devais le dire comme ça, c’est une espèce de jargonnage pour présenter un album rapidement. Ça fait un peu bon pitch pour une bio. Mais plus sérieusement, si je devais le résumer de façon concrète, c’est surtout l’intention de dire que je fais un album qui puisse s’écouter de A à Z. Un grand tout. C’est ça un long métrage sonore. Ça marche pour pleins pleins de types d’albums. C’est quand, dans une ère où on a une injonction à sortir des singles, et en gros où on s’en fout un peu du format album; à un moment donné tu as envie que ça raconte quelque chose. Raconter quelque chose, c’est un album par exemple qui commence par Fear of a Blind Planet et qui se termine avec The Light. Pour moi, c’est un chemin. C’est à dire que tu pars d’un constat qui est la peur d’une planète aveugle, et tu termines sur la lumière; donc avec l’idée que malgré tout, dans ce constat lucide et froid, il y a un échappatoire. On est pas condamné, et on a tous envie de la trouver cette lumière. Je fais l’écho avec un autre album pour te répondre, mais par exemple dans mon quatrième Dusty Rainbow From The Dark il y avait une vraie histoire écrite, là il y a pas de débat c’est très clair. Mais même avec des albums où il n’y a pas d’histoire, comme le précédent In the Mood for Life, le premier titre ouvrait avec toute une atmosphère, et je pense que n’importe qui va dire “La musique c’est ça, c’est ça”. Moi, je te dis “La scène c’est sur les rives d’Oakland avec quelqu’un qui est sur le bord d’un cour d’eau à telle heure, qui regarde la ville de loin…”. Enfin voilà, j’avais toute une idée de quelqu’un qui voulait fuir la ville. Et j’ai terminé sur Greenfields, qui était un titre avec cette idée de grands espaces. Évidemment l’histoire n’est pas dit, il n’y a rien de tout ça. C’est mon histoire et chacun se fait la sienne avec un album. J’aime bien cette idée que chacun ait son récit, que toi tu aies tes notes de bas de pages, et que si tu me poses des questions sur un album je vais te raconter comment je l’ai nourri, et comment je l’ai visualisé.
LFB : Effectivement il y a toujours un côté narratif qui découle de tes albums. Tu penses toujours garder cette idée de narration dans tes futurs projets ?
WT : Pour moi c’est le point départ. J’en suis au 6e album studio, et je n’ai jamais commencé un disque sans avoir un titre par exemple. J’en discute des fois avec des artistes, qui me disent ne pas savoir comment appeler l’album, même quelques jours avant de le confirmer. Chacun son truc après, peut être qu’un jour j’y arriverai; mais je ne peux pas commencer un disque sans. Ça m’aide vraiment de structurer.
LFB : Pour toi c’est primordial d’écouter un album de A à Z sans s’égarer à droite à gauche ?
WT : Ce n’est pas primordial. L’idée ce n’est pas de devoir écouter de A à Z, mais de pouvoir. C’est deux choses vraiment différentes. J’ai des albums où il y a 3-4 tracks que j’adore, et je vais me faire ma grosse playlist pour la voiture. Et de temps en temps, il y en a où je me dis “Ok, allez celui-là il y a une vraie intention”, ça me fait plaisir de l’écouter. C’est peut être un exercice qui se perd, parce que la conjoncture fait que, et on a une injonction à aller vers autre choses. Ce que je peux comprendre hein ! Mais voilà, s’il y a encore des gens qui ont envie de le faire, c’est bien.
LFB : Donc ça va, tu n’es pas un anti playlist Spotify ou autre, avec des morceaux qui arrivent de tous les horizons.
WT : Non mais tu sais, j’ai grandi génération vieux con, mais avec des cassettes. On faisait des compilations avec des titres enregistrés en radio. Ça a toujours existé. L’idée qu’il y a le monde d’avant et le monde d’après, c’est une espèce de connerie qui n’existe pas. C’est juste la technologie qui permet d’aller plus vite, d’être beaucoup plus fluide. Et remonter le courant ça ne sert à rien. Je pense que en plus, on veut toujours opposer des choses qui sont pas du tout antinomiques. Objectivement, acheter un vinyle parce que tu as vraiment une affection pour un disque, et que tu as envie d’avoir ce rapport un peu plus privilégié avec un artiste, ça n’empêche pas de l’écouter autrement. Je me surprends à écouter beaucoup d’artistes sur Spotify ou Y X, que j’ai en vinyles.
LFB : Pour terminer sur l’écoute, c’est quoi le cadre idéal pour écouter ton album ?
WT : Je ne crois pas au beau cadre, avec un vinyle etc… Ce qui est important c’est d’être disponible. Le moment où tu écoutes un disque, c’est un effort. C’est compliqué, on a un temps de cerveau disponible, c’est de pire en pire, on le sait tous. On est tous confronté à ce truc là, on a une sollicitation qui est complètement dingue. Donc déjà, le moment où des gens me disent qu’ils ont écouté l’album et qu’ils me racontent des trucs en détails, je t’assure en 2021 que je suis estomaqué, dans le bon sens. Je me dis que c’est cool que ça puisse encore exister, parce que c’est difficile de se plonger là dedans. Le bon cadre, c’est la disponibilité mentale je te répondrais. Que ce soit sur Spotify, sur Deezer, sur ce que tu veux, sur un cd, dans une voiture, dans ta cuisine parce que tu as envie de te faire un bon plat et que tu as 1h30 devant toi. Ce n’est pas grave, ce qui est important c’est de se dire que tu avais envie d’écouter ce disque.
LFB : Pour revenir sur l’aspect cinématographique de ton opus. On te connait pour l’utilisation de samples dans tes albums. Où tu vas dénicher par-ci par-là des extraits de films. Comment se passe le choix ? Tu as déjà ta sélection de films où tu es un archéologue musical ?
WT : Il y a deux choses différentes en fait. Il y a le cinéma, le dialogue, et tout ce qui va être matériau, sampling, musique quoi, la fabrication d’instruments. Sur le deuxième point, je suis absolument catastrophique dans le rapport à l’organisation. C’est un peu comme un plat réchauffé, ressortir des banques et tout, pour moi il y a un côté comme ça, où tu n’es pas en train de fabriquer ton truc. C’est pas comme te mettre aux fourneaux. L’analogie elle est un peu là : j’ai envie de couper des oignons, me dire que c’est frais, les mettre dans la poêle… Alors que là si je sors le truc décongelé, je ne sais pas, c’est pas pareil. Je travaille très rarement avec des éléments que j’ai déjà utilisé, même quasiment jamais. J’aime bien aller les chercher. Là tu vois, j’ai ma platine, je sors un son, je le découpe, et c’est excitant parce que je viens de le découvrir. Après sur le cinéma et le dialogue, là c’est complètement différent. Ce n’est pas possible de ne pas être organisé. Donc ça fait 20 ans que je collecte. Je ne suis pas dans un focus où il faut absolument que je trouve des mots sur les portes, sur les trucs, enfin j’en sais rien. Je te dirais pas que c’est un sixième sens mais c’est un peu ça. Je sais que je n’ai pas besoin, faut juste que j’ai un truc à portée de main. Fut une époque c’était un bloc note, aujourd’hui c’est mon smartphone à la main. Mais dans mon crâne ouais, il y a un neurone qui est bloqué là dessus, clairement.
LFB : C’est quel genre de cinéphile Wax Tailor ?
WT : Il y a eu des phases en fait. Pendant des années j’ai eu un rapport compulsif, celui du mec qui redécouvre une cinéphilie sur le tard. Je n’ai pas grandi dans un environnement où à huit ans, on m’a fait découvrir des Chaplin. C’était plutôt sur la vingtaine, où je me suis retrouvé à m’y intéresser. Puis il y avait aussi l’arrivée du dvd. C’est con mais quand tu grandis en province, tu grandis avec comme idée que le cinéma c’est un cinéma en VF. Déjà ce rapport à la VF pourrie, où d’un coup tu découvres qu’on t’a menti. Tu te demandes ce qu’est ce truc. Donc j’ai eu des années un peu compulsives sur le cinéma, à découvrir tous les classiques. Et aujourd’hui beaucoup moins. Non pas que j’ai fait le tour mais… Après il y a aussi le rapport aux séries, où j’étais snob pendant longtemps. J’avais à la fois un peu de snobisme, et peut-être la peur du côté chronophage. Comme tout le monde j’ai fini par tomber dedans. Il y a aussi cette donnée, c’est que depuis 10 – 15 ans, on voit bien que les séries sont beaucoup plus qualitatives que la plupart des films qui sortent. Forcément, ça prend beaucoup de temps, donc je suis beaucoup moins dans ce rapport là. Mais pour répondre à la question initiale, il y a un truc qui a changé aussi. Il y a un regard beaucoup plus ouvert aujourd’hui. Je pense qu’il y a un 20 ans j’avais un petit peu un côté “art et essai” un peu snob; peut-être un complexe du mec qui découvre des choses sur le tard et qui a envie d’être plus cultureux que les cultureux (rires). “Tu te souviens de ce film russe de 1929 ?”. Et aujourd’hui pas du tout, j’assume complètement d’aller piocher dans les choses qui me nourrissent. De me dire que ouais tu adores Otto Preminger, tu adores des choses comme ça, mais que Rocky c’est un bon film (rires). Que ce n’est pas grave et que tu peux l’assumer. Voilà, que j’adore les séries des années 70, et que ça peut aussi nourrir ma musique parce que ça fait partie de ma culture, de qui je suis.
LFB : Pour tes deux derniers clips Misery et Just a Candle, tu avais des influences particulières ?
WT : En fait, c’est plutôt l’histoire d’une rencontre ces deux clips. C’est la rencontre avec Berkay Turk, qui est un réalisateur, motion designer, qui m’a contacté il y a plus d’un an maintenant. C’est lui qui m’a proposé de travailler. Et de fil en aiguille on a commencé à discuter. Je ne veux pas te faire toute l’histoire parce que ça a été beaucoup d’échanges en fait. On est arrivé à un moment sur une idée d’illustration. Je lui ai parlé de 1984 qui était quand même quelque chose de très marquant dans ma réflexion sur l’album. Et puis on est arrivé à cette idée… Je m’en souviens pour Misery, l’idée qui était sortie c’était que les réseaux sociaux étaient l’opium du peuple aujourd’hui. Et avec cette image, il était arrivé avec l’émoticône, c’est lui qui a amené ce truc. Et de discussions en discussions, de petites choses en petites choses, on est arrivé à l’idée finale. Mais il faut rendre à César ce qui est à César, c’est lui qui a eu cette idée, et je la trouve très bonne. Après on l’a tiré sur tout ce qu’on pouvait imaginer en représentation. Sur le second clip, l’idée était plus de prendre de la distance avec le texte de Mark Lanegan, qui était une illustration où on pouvait tomber dans quelque chose de très mot à mot. Et aussi, il y avait cette idée de la fuite dans le rapport à ce monde dans lequel on est; on en parlait de mon regard sur ce monde d’aujourd’hui. Et moi je fais partie de ces gens, qui regardent aussi toute cette culture cyberpunk en me disant qu’il y a beaucoup de choses qui ne sont pas d’actualité. Je trouve qu’il y a une évolution aussi dans ces représentations. C’est venu dans une discussion, avec les histoires d’Elon Musk, qui pense encore que le futur c’est de sauver 10000 personnes pour les envoyer sur une planète. Et qui n’a pas compris que l’urgence c’était plutôt de sauver la nôtre. J’aimais bien cette idée de créer une mise en abîme avec ce personnage qui veut rentrer à la maison. C’était l’idée de se projeter avec une dystopie, et un personnage qui comprend qu’il est allé chercher très loin ce qu’il avait sous son nez.
LFB : Si tu devais comparer ton album à un ou plusieurs films, ce serait le(s)quel(s) ?
WT : Ah les raccourcis j’y ai pas pensé, t’es le premier qui me pose cette question. Si je faisais dans le raccourci, je dirais Brazil peut être. Mais on va aller vraiment vite vers des trucs un peu dystopiques. Mais Brazil pour le côté politique. Parce que tu vois après, je ne vais pas te dire Blade Runner, ça n’a pas de sens. Je suis sûr que si j’y réfléchis je vais en trouver d’autres, mais pas dans ce rapport dystopique, plutôt le rapport politique. Il y a vraiment cette idée de manipulation, qui pour moi est de plus en plus prégnante dans ma réflexion sur la façon dont on peut faire avancer des idées. Pour moi la phrase la plus importante, c’est pour ça que je l’ai mise sur le premier titre, qui résume bien plus 1984 que Big Brother, c’est “Control the past, control the futur, control the present, control the past”. C’est vraiment cette idée qu’à partir du moment où t’as dans les mains le storytelling d’aujourd’hui, pour pouvoir réinventer un peu tout le contexte, tu peux nous emmener où tu veux.
LFB : Tu nous as un peu parlé de Mark Lanegan. Dans cet album tu as de nombreux feat avec pleins de personnalités différentes. Tu nous as parlé de casting. Comment sélectionnes-tu tes invités ?
WT : En fait, c’est toujours en réaction aux morceaux. C’est à dire qu’il y a beaucoup de gens avec qui j’aimerais travailler, en espérant qu’un jour j’arrive à avoir le titre qui feat. Just a Candle avec Mark Lanegan, c’était une évidence. Dès la première démo, je me suis dit que ce serait super de faire ça avec lui. Rosemary Standley ça l’était aussi, c’est d’ailleurs comme ça je lui avais dis. Après D Smoke par exemple, quand j’ai fait Keep it Movin, ce n’était pas une évidence parce que je ne connaissais pas son travail après avoir fait la démo. Je cherchais un prototype, je me disais qu’il me faudrait un mec entre Kendrick Lamar et Anderson .Paak, une vibe dans ce genre là. Et puis quand tu tombes sur le mec, tu te dis “Ah ouais, ouais lui c’est cool”. Il y a des cheminements, mais ça reste toujours la musique qui guide mes choix. Vraiment.
LFB : Et tu leur laisses quelle place au niveau de la création ?
WT : Alors, quand c’est des titres comme Just a Candle où il y a une mélodie vocale; là j’envoie un titre avec l’instrumental, et un piano qui reproduit le vocal, pour montrer la mélodie. Selon les titres, il y a des choses un peu plus arrêtées, soit il y a déjà un chorus ou autre. En fait c’est important que la personne avec qui je collabore injecte quelque chose. C’est un point de départ, je me disais dès le début de ce projet, il y a plus de 15 ans, je me disais que si les gens n’étaient pas investis, on aura un album de featuring creux. Ce sera une compilation et pas un album. Par contre, je suis hyper chiant. Je ne dis pas “Tiens voilà le morceau, fais ce que tu veux”. C’est pour ça que c’est souvent compliqué, puisque c’est des discussions longues; je peux écrire un mail avec six pages de notes. Il y a des artistes qui peuvent apprécier, d’autres qui peuvent avoir envie de partir en courant et je comprends. Mais j’ai besoin de garder ce contrôle là.
LFB : Est-ce qu’il y a un titre qui te parle plus que les autres ?
WT : Si je devais t’en donner un je te dirais Just a Candle certainement. Parce que c’est une suite de pleins de choses. Il y a des titres, ce n’est pas péjoratif quand je dis ça, mais quand je fais un Shining Underdog, j’ai l’impression que je fais un titre qui est prévisible. Moi je l’assume de dire ça. Je grossis le trait, je m’auto flagelle, mais on pourrait dire que pour The Games You Play, This Train est égal à The Games You Play Part 2, et Shining Underdog est égal à The Game You Play Part 3. Cet espèce de truc où il y a une filiation, une suite logique où on reconnait ta patte. Quand on dit qu’on reconnait vraiment le style Wax Tailor, pour certains c’est cool, et pour d’autres c’est “Ok le mec il tourne en rond, il fait toujours la même chose”. C’est comme ça. Je pense que Just a Candle sort un petit peu de ce cadre; après c’est moi, c’est ma lecture, et je n’ai aucun problème avec ce que chacun peut en penser. J’ai le sentiment que c’est un truc où je me reconnais. Je me suis un peu surpris moi-même sur des choses. Et puis c’est aussi une autre dimension. Quand tu vas chercher des gens qui ont une carrière comme Mark Lanegan, comme ça a été le cas avec Sharon Jones, qui ont 30 derrière eux. Il y a toujours ce questionnement de “Mais qu’est ce que je peux injecter qu’il n’a pas déjà fait”. Là pour le coup, je ne dis pas que c’est pas le plus grand titre qu’il a fait, là n’est pas la question, mais je trouve qu’il est réussi. J’ai fais des titres que je trouve moins réussi. Moins réussi ne veut pas dire mauvais, sinon je ne le mets pas sur un album. Mais des titres où je me dis que j’aurais pu faire mieux. Là je suis content.
LFB : Tu parles du style Wax Tailor, c’est vrai que tu as une patte qu’on reconnait bien depuis 6 albums. Tu as encore des artistes musicaux qui t’inspirent ?
WT : Ah ouais bien sûr, dans des genres très différents. C’est pas forcément évident de trouver une filiation. Si je te parle d’un groupe de rock garage, on va se demander pourquoi je parle de ça. En fait ce qui m’inspire, c’est les gens qui ont une identité. J’aime bien cette idée de reconnaître un son, un style chez certains producteurs. Après il ne faut pas que ça devienne une auto caricature, c’est ça qui est compliqué. Je dis souvent que l’idée c’est de se renouveler sans se trahir, et ce n’est pas facile. Je pense que pour certains, ce n’est pas simple. Et on a pas tous la même lecture sur ce truc là. Mais des gens qui m’inspirent, oui il y en a dans des univers différents. J’aime bien le côté esthétique, c’est-à-dire les gens qui ont un rapport au son. Où tu sens qu’il y a un vrai travail sur l’habillage, sur l’arrangement, sur la façon de travailler le son. Et ça peut être quelque chose de très organique, comme toute la clique de chez Daptone, sur des trucs un peu retro-soul. Mais ça peut être quelque chose complètement à l’opposé, ça peut être un Son Lux, où je trouve ça tellement classe. Où il y a une quête de l’esthétique qui est importante. Et je suis quelqu’un qui est vraiment sensible à ce truc là. Une mélodie pour la mélodie, faut vraiment que ça déglingue déjà, mais tu peux passer à côté de morceaux si tout l’environnement n’est pas optimisé.
LFB : Des coups de coeur 2021 à conseiller ?
WT : Ah… heu, c’est une bonne question. Je ne suis pas certain. Parce que forcémement en début 2021, j’ai passé beaucoup de temps à parler de mon nombril et de mon album. Je ne crois pas avoir écouté de choses qui m’aient secoué. Tu vois, je suis en train de regarder du coin de l’œil, des choses que j’ai pu mettre de côté. Mais objectivement sur le début d’année, je n’ai pas mis d’albums de côté. C’est pas pour dire qu’il n’y en a pas eu. Si, j’ai un peu bloqué sur le dernier album de Madlib , mais c’est Madlib quoi, donc forcément ça m’a interpellé. En fait c’est une époque où, ça revient dans la boucle de ce qu’on s’est dit, où c’est rare qu’il y ait une semaine où je trouve pas des bons tracks que je mets de côté. Mais pour les albums c’est pas pareil.
LFB : Merci pour ce temps !
WT : Merci à vous !