On a parlé de La Saison Fantôme avec Bleu Reine

On n’osait plus l’attendre, mais il s’est déposé à nos oreilles comme un joli cadeau de fin d’année. La Saison Fantôme de Bleu Reine est une œuvre poétique, intense et belle qui mérite d’être découverte de la première à la dernière note. On a longuement échangé de ce premier long format avec elle.

La Face B : Salut Léa, comment ça va ?

Bleu reine : Ça va. C’est deux mots derrière lesquels se cachent beaucoup de nuances mais globalement, ça va. Trois mots du coup (rires).

LFB : Pas trop stressée ?

Bleu Reine : J’étais stressée dans l’ombre. Je pense qu’il y a un mois, j’étais plus stressée que maintenant. Là, je suis un petit peu plus fatiguée mais un peu moins stressée. Je pense que c’est pareil pour tous les gens qui font des albums. Une fois que le truc est sorti de ton système, il y a toujours un petit temps de latence jusqu’à ce qu’il rentre dans le système des gens. Là, il est un peu dans les limbes. Il est déjà parti de moi mais il n’est pas encore arrivé chez les gens. Du coup, je ne suis pas trop stressée.

LFB : Tu nous as demandé de venir chez toi pour faire l’interview et je me demandais en quoi ce lieu avait une importance particulière dans la création de cet album ?

Bleu Reine : Tu as raison de le souligner, ce n’est pas du tout anodin. Ce lieu a une importance double. Déjà, parce que c’est un endroit où j’ai commencé à venir puis à habiter au moment où plein de trucs ont changé dans ma vie sur le plan perso, sur le plan pro, sur le plan musical. Tu n’es pas sans savoir que je suis une thérapie : il se trouve qu’elle a commencé cette année là aussi. C’est un appartement qui pour moi est synonyme de plein de pages qui se tournent, et puis musicalement, c’est là où une grosse partie de l’album, peut-être la moitié, si ce n’est les deux tiers, ont été enregistrés et en grande partie mixés aussi. Une partie des chansons était déjà écrite avant, mais autrement, c’est vraiment ici, au “35”, que s’est passée une grosse partie de la gestation et de la fabrication de l’album. Je pense que c’est le cas pour beaucoup d’artistes qui n’ont pas trop de sous, qui sont autoproduits et qui n’ont pas forcément les moyens de partir en ligne droite trois semaines ou trois mois dans un studio. Moi, j’ai littéralement enregistré dans mon studio qui est aussi bah… mon studio (rires). 

LFB : Est-ce que ces limitations t’ont permis de penser ta musique différemment, de « réinventer l’ambition » ?

Bleu Reine : Je ne sais pas s’il y a un lien direct mais j’imagine que oui. Pendant le premier confinement, j’étais encore dans mon ancien-ancien appart’ qui faisait 9m2, dans une chambre de bonne sous les toits. Et là-bas, il s’est passé un truc un peu fou au printemps 2020 : au moment où le monde était en train de se stopper complètement, avec cette espèce de paralysie assez flippante de toute part, moi je fais partie des gens qui ont dû trouver des clés de lecture, de compréhension et de distraction en eux-mêmes. On a plus vite fait le tour d’un appart de 9m2 que d’un être humain de 29 ans, donc fatalement je me suis beaucoup réfugiée en moi-même à cette période, il n’y avait pas le choix quoi. Avant le confinement, j’avais une espèce de vie de toupie, très, très remplie. J’avais plein de boulot, plein de copains, j’avais l’impression de faire plein de trucs en musique mais je ne me posais jamais vraiment pour faire les choses. J’étais dans une fuite en avant, pleine de mouvement et de nouveaux cadres tout le temps.

C’était vraiment quasiment frénétique. Le confinement, ça m’a fait un peu comme dans ces scènes de film où tu as un personnage qui est en train de courir à cheval dans une forêt et qui se prend une branche (rires). Ça m’a coupé le sifflet en plein milieu d’une course effrénée. Et bref cet espace de vie très petit m’a aidée à mieux voir tout ce que j’avais en moi et qui pouvait m’aider à faire des meilleures chansons ; ça m’a obligée à examiner ce que j’avais dans le ventre. J’ai sorti un projet expérimental qui s’appelle Sang d’encre à ce moment-là. Ça a vraiment été le chaînon manquant qui a débloqué plein de trucs entre mon premier EP sorti début 2019 et l’album qui va sortir là. Donc pour te répondre, la petitesse de l’espace de vie (et d’enregistrement) n’est pas du tout un truc qui m’a entravée mais c’est plutôt un truc qui effectivement m’a stimulée. Après, je ne désespère pas un jour de pouvoir vivre dans un endroit avec une taille réglementaire mais ça ne sera probablement pas à Paris !

LFB : La Saison fantôme, tu nous l’as présenté il y a presque deux ans déjà. Qu’est-ce que tu as transformé entre ce moment-là où l’album était plus ou moins déjà prêt ? Qu’est-ce qui t’a donné envie de prendre le temps pour retransformer encore ?

Bleu Reine : Il y a deux catégories de réponses. La première chose, c’est qu’à ce moment-là, au moment où on a joué aux Déchargeurs, on était en résidence pendant un mois dans le théâtre. Le même mois, j’ai annoncé à mon travail que je partais l’été qui allait suivre. C’était un moment de bascule dans le sens où pour la première fois de ma vie, je m’apprêtais à n’avoir “que” la musique. Je savais que ça allait arriver, que les choses allaient changer cette année-là. Ça c’est vraiment pour le cadre et l’état d’esprit dans lequel j’étais au moment où on faisait ce truc – à la fois ça me donnait envie de me dépêcher car j’étais impatiente de ce chapitre et à la fois, je savais qu’il fallait que je me canalise et que je fasse les choses de la bonne manière, dans le calme. Par ailleurs le line-up a beaucoup évolué : il y avait Léonard à la batterie, Théo à la guitare additionnelle, moi je faisais guitare / clavier / chant et Clément faisait clavier analogique / basse / choeurs. Entre temps, d’autres formats live ont existé, et là ça fait un an quasiment que je suis revenue au format solo, sauf exceptions.

Ça m’a beaucoup aidée à me recentrer et à y voir plus clair sur les arrangements, car je pense que le piège dans la façon dont je fonctionnais au moment des Déchargeurs il y a un an et demi, c’était de me dire “ok il y a quatre musiciens sur scène il faut que chacun ait toujours un truc à faire”. Donc constamment réfléchir à ce qui va être possible, qu’est-ce qu’on va vraiment pouvoir jouer ? Est-ce qu’il n’y en a pas un qui va se faire chier pendant toute une chanson ? (rires) Ça, je pense que c’était une sorte d’inhibition qui m’a un peu “ralentie” car j’étais presque plus au service des gens qu’au service de ma musique.

Deuxième chose, je pense qu’il y avait tout simplement des contraintes de temps pour laisser se décanter les choses. Comme tu l’as dit, les chansons étaient déjà écrites – à l’exception de Sighisoara qui a été écrite en janvier un peu plus tôt cette année. Beaucoup d’éléments de La Saison fantôme version studio étaient là aux Déchargeurs mais je pense que la plus grosse partie du travail s’est faite après ; j’avais tellement envie de raconter plus de trucs. C’est un peu comme faire poser des gens en studio et faire poser des gens dans un décor naturel. L’arrière-fond va nous faire regarder les sujets avec un peu plus de perspectives. Pour moi, les chansons telles qu’elles étaient il y a un an et demi étaient vraiment comme faire poser des gens devant un fond blanc. C’est-à-dire que oui, la photo va montrer à quoi ressemble la personne mais on a envie de savoir qu’il y a autre chose derrière, un récit, une histoire, si on veut se l’imaginer. Vraiment, toute la partie arrangement, production, ça m’a permis de donner une espèce de souffle, un mouvement aux morceaux et pour moi c’est exactement ce principe de perspective. 

LFB : Il y a beaucoup de tension aussi.

Bleu Reine : Oui. Je dis qu’il s’est passé un an et demi depuis ce truc-là, mais en réalité le travail de l’album final s’est fait sur un temps extrêmement rapproché. J’avais un peu la manie des “side quests” depuis que j’ai quitté mon taff (rires). Je pense que j’ai passé les six premiers mois de ma nouvelle vie à accepter plein de nouveaux trucs, à tester plein de choses, à me lancer dans un milliard de missions secondaires, exactement comme avant le confinement, puis après il y a eu la tournée en Europe de l’Est et c’est vraiment à ce moment-là que j’ai capté qu’il fallait faire de la place. Je me suis dit “bon allez on essaie de prendre un grand coup de respiration, on baisse les cartes dont on a pas besoin tout de suite et on essaie d’avancer tout droit et limiter les zigzags”. Là à partir du printemps, il y a eu la sortie de Sighisoara en juin, les clips aussi que je me suis ré-appropriés etc ; je pense que j’étais beaucoup plus “dedans” qu’avant. J’ai travaillé avec moi-même à ce moment-là et avec Clément aussi parce que c’était évidemment lié. En fait, en gagnant cette autonomie-là et cette substance dans le travail, j’ai l’impression que ça m’a fait démêler l’album d’un coup. Après cette remontée, juillet a été le gros mois de travail et finalisation du disque : à la maison j’ai finalisé une grosse partie des arrangements, fait des édits méticuleux sur beaucoup de “petits” éléments d’ambiance et de décor, refait beaucoup de prises de voix, claviers, guitares additionnelles… Bien sûr en amont un premier gros volet s’était fait en vrai studio avec Clément, notamment sur des prises plus techniques comme la batterie ou les énormes larsens de guitare, les prises d’ampli en stéréo etc. 

LFB : L’album s’appelle La Saison fantôme. Au-delà du fait qu’il y a une idée particulière autour de ça, ce qu’il y a de marrant, c’est que j’ai l’impression que ça englobe deux choses qui sont très importantes dans ta musique. Il y a l’idée de saison et je trouve qu’il y a vraiment des idées d’éléments, de temps qui passe et de choses qui défilent. Et en même temps, il y a fantôme qui est vraiment le côté plus onirique et parfois peut-être un peu cryptique, poétique de tes paroles. J’ai l’impression que le titre réunit ça sans vraiment le vouloir.

Bleu Reine : Ouais, c’est vrai qu’il y a un côté un peu recto/verso à la fois dans la tracklist et dans ce titre de disque. Si on prend “saison” et “fantôme”, en effet ça peut s’appréhender séparément. D’ailleurs, la “saisonnalité” de l’album s’explique aussi par le fait que j’ai un peu la phobie des étiquettes et des panoplies, que ce soit dans la musique ou dans le mode de vie en général. Il n’y a rien qui me crispe plus que de me dire qu’il faut que je rentre dans telle catégorie pour cocher toutes les cases de la folk, du rock ou du post-rock. Le côté cyclique de la saison, accepter ce caractère évolutif, progressif de nous-mêmes et de la musique qu’on peut faire, ça m’a vachement aidée à me dire que je n’avais pas besoin de faire un side project pour faire mes trucs de rock et de garder Bleu Reine pour les trucs un peu plus folk ou l’inverse. Je me suis vraiment dit ok, je peux tout mettre sur un album qui sera un reflet assez exhaustif et sincère de moi avec plusieurs niveaux de lecture. Effectivement, il y a des chansons qui sont un petit rayon de soleil sur la tasse de café dans le jardin au mois d’août ; et d’autres où tu te prends une bourrasque dans la tronche pendant que tu dégivres ton pare-brise un matin où il fait bien noir (rires). Donc oui, il y a bel et bien des saisons dans cette tracklist que j’ai essayé de bâtir de la manière la plus pertinente possible pour qu’il y ait un un côté bi-goût (comme les malabars) : les cinq-six premiers morceaux qui sont plutôt pulsés, un peu fougueux, et la suite de l’album qui a ce côté un petit peu plus souterrain. Je pense que l’équilibre du disque y est bien représenté.

Pour la partie fantôme, effectivement on la retrouve aussi même en prenant ce terme de manière isolée : le fantôme c’est cette espèce d’irruption surnaturelle et invisible d’un truc qui vient déplacer un peu le réel, qui nous rassure sur le fait qu’il y a autre chose que ce qu’on connaît qui puisse exister. Que les choses de la vie ont un début et une fin un peu plus flous que ce qu’on pense…

LFB : J’aime bien définir les albums avec un mot ou une idée. Ton album, j’ai l’impression que c’est un peu un ciel d’orage un peu menaçant. C’est-à-dire que c’est à la fois très bas, très gris mais il y a des trous d’éclaircies qui percent un peu partout. C’est un peu ce mélange de tout ça où tu ne sais pas si ça va exploser ou si les nuages vont se séparer pour laisser le soleil.

Bleu Reine : J’aime bien cette définition. C’est un bon bulletin météo.

bleu reine cédric oberlin

LFB : Il y a vraiment différentes explorations et un jeu d’équilibriste parce que tu es toujours sur une ligne entre la folk et des choses un peu plus dures, qui restent fluides. Il n’y a rien de choquant dans la façon dont c’est fait en fait.

Bleu Reine : Je pense que justement, ce jeu d’oscillations est aussi vachement lié au travail que j’ai commencé sur moi-même en 2020 et qui me permet d’apprécier que les choses soient en mouvement. Il y a quand même peu de choses qui sont définitives dans la vie, à part la mort, et je crois que c’est plutôt une chance que rien ne dure. On a le choix de travailler pour que les choses durent le plus possible, et des fois c’est plus simple d’accepter leur nature éphémère. Donc cette espèce de jeu entre la lumière et l’ombre dont tu parlais, est lié au fait que depuis un petit moment ma vérité est comme une espèce d’onde de radio. Tu vas pouvoir situer le niveau général mais il y a des crêtes au-dessus, en-dessous. Ca aurait été un mensonge de faire un album avec uniquement de la lumière parce que clairement, ça n’aurait pas été moi – ou en tout cas, ça n’aurait pas collé à la manière dont j’ai vécu ces 3-4 dernières années. Ça aurait un tout aussi gros mensonge de faire un album avec uniquement de l’obscurité… si ça n’avait été que sombre dans ma vie, ça aurait été presque plus simple. Quand tout est noir, tu cherches la petite flamme et tu sais à peu près dans quel sens aller. Alors que quand le sombre et le clair sont mélangés ou se succèdent, que l’obscurité se déguise en lumière, il y a ce relief qui amène un côté plus riche, une fluidité presque.

LFB : Puisque tu parlais de quête tout à l’heure, est-ce que tu as l’impression que La saison fantôme, c’est un peu ton livre dont tu es l’héroïne ?

Bleu Reine : Oui, c’est un peu ça ! Le Bal des sabres, ah vous vous êtes fait couper la tête sur la piste de danse, allez en page 13 (rires). C’est marrant parce que ces “livres dont tu es le héros” c’est une série de bouquins que je lisais vachement quand j’étais petite, j’en avais plein. J’aimais le fait qu’ils puissent se lire dans tous les sens comme des sortes de diapositives aléatoires. Je me rappelle qu’il y en avait un sur un bateau de pirates où tu découvrais le bateau dans le désordre, tu pouvais aller en page 28, il y avait la cale du bateau et puis en fait tu te prenais les pieds dans un stock de cordes et tu devais aller en page 5 à l’autre bout…. J’aime bien l’idée que mon album puisse être un petit peu comme ça pour l’auditeur, un monde où se perdre, où se balader sans réfléchir toujours au sens.

En revanche je ne sais pas si c’est moi l’héroïne de ce disque, car paradoxalement il parle beaucoup de moi mais en fait il y a pas mal d’adresses. Il y a du « tu » tout le temps – ou du « vous » d’ailleurs. Cette adresse là n’est pas simplement une image pour me parler à moi-même. Elle parle aussi à d’autres gens, à d’autres situations fictives qui m’ont servi de point de départ pour exprimer des choses que je n’aurais pas pu dire à propos de situations plus littérales. Très souvent, la métaphore et les images m’aident aussi à mettre des mots sur des sensations pas toujours très claires.
Au final je suis sans doute l’héroïne de cet album comme tu le disais, car il me met en scène et montre ma vision des choses – c’est moi, mes idées, mes mondes intérieurs; mais à cela s’ajoute le rôle de la personne qui restitue les choses donc je suis aussi narratrice ! Je tiens vraiment à insister là-dessus, non pas que je trouve que parler de soi et se mettre en scène c’est mal – je pense qu’on le fait tous, mais j’aurais été mal à l’aise de le faire de manière ostentatoire disons. Si ça se trouve, je me sentirai de creuser ce sillon un jour mais ce n’est pas le moment pour moi avec cet album.

Par contre c’était une approche qui me convenait, de me raconter à travers des personnages qui me ressemblent tous partiellement : des sirènes, des vampires, même des damoiselles et damoiseaux terrassés par l’amour courtois (rires). D’une certaine manière, l’album parle de ce dédoublement personnage/narrateur. La thérapie que j’ai commencée il y a bientôt 4 ans est aussi une manière aussi d’apprendre à me regarder de l’extérieur autant que de l’intérieur. Je pense que faire ce disque ça m’a fait beaucoup de bien en fait, parce qu’après tous ces concerts et le “quotidien nécessaire” (qui demande à beaucoup se montrer, notamment sur les réseaux),  je pense il y avait un certain repos pour moi à être du côté de la voix off et à ne pas être visible. Pour moi c’est presque un repos de me dire que je vais maintenant pouvoir défendre un objet terminé qui ne soit pas moi. Être narrateur est plus sécurisant que d’être personnage, il faut doser quoi. 

Je termine ou résume cette réponse en te disant que les événements racontés sur “La Saison fantôme” comptent autant que la manière dont ils sont racontés je pense, et parfois il peut bien sûr y avoir un écart en fonction de l’endroit où je place le curseur “fidélité au réel vs poésie” – à l’exception peut-être de Sighisoara dans laquelle je raconte de manière romanesque une histoire vraiment particulière qu’il était impossible de raconter autrement.

LFB : Il y a un rapport au réel à la fin du morceau d’ailleurs, avec les chants traditionnels…

Bleu Reine : Oui, c’est un field recording rapporté de la ville de Sighisoara justement… et puis de manière générale sur l’album il y a plein de petits bruits, de bouts de réalité, des mini éclats de réel partout. On entend un parquet qui craque ou du bruit dans la cour, les frottement de cordes…. Ca n’était pas forcément provoqué mais j’ai fait le choix très conscient de garder tous ces “micro-éléments” qui (je trouve) aident à la compréhension de mon geste.

LFB : Ce qu’il y a de marrant, c’est que cette clé de compréhension de l’album est donnée à la toute fin puisque dans Outro à la fin, tu dis « parfois j’ai des absences, je suis très occupée de l’autre côté ». C’est vraiment ça. Ta façon d’être, c’est de noyer ton réel dans l’imaginaire pour justement pouvoir l’accepter et en parler. Ton écriture, c’est souvent ça. Ce n’est pas de la fausse pudeur, mais un peu quand même. C’est vraiment exprimer des choses de manière très imagé mais le sens profond, toi tu le connais.

Bleu Reine : Ouais et puis après, comme je le disais le détour des images, c’est une forme de pudeur qui me permet de ne pas être trop frontale. Et à la fois là c’est mon premier album, c’est le moment où tu dois le moins tricher de ta vie je pense. Peut-être qu’il y aura des productions plus ludiques avec plus d’angles différents qui viendront après mais là, j’avais vraiment envie de passer par ces images-là parce que c’est comme ça que je fonctionne – même dans la vie, je suis quelqu’un qui fait des analogies H24. Je pense que c’est insupportable pour mes proches mais je fonctionne beaucoup par ce biais; ça m’entraîne c’est comme une gymnastique (rires). Et à la fois, explorer les mondes imaginaires et jouer volontairement sur les codes des contes médiévaux ou des histoires un peu inquiétantes, ou des trucs oniriques, fantastiques, surnaturels, c’est m’inscrire dans un truc qui existe depuis très longtemps avant moi. Ce n’est pas que moi qui doit me débrouiller avec mon langage, mes codes, mes images.

On est parfois dans quelque chose de presque plus collectif en étant seul, parce qu’on communique indirectement avec tout un tas d’œuvres, de personnes et de symboles issus d’époques antérieures. Ça participe à la pudeur d’ailleurs, en tout cas moi ça me permet d’être mieux dans mes pompes. L’inscription dans cette sorte de lignée de l’imaginaire c’est à la fois un outil, un levier pour expliquer des choses du réel. Surtout dernièrement avec l’état du monde tel qu’il est – l’année dernière on avait commencé la résidence au théâtre des Déchargeurs au moment de la guerre en Ukraine, et là l’album va sortir dans un contexte qui ne s’est pas beaucoup éclairci. Alimenter et examiner ces mondes imaginaires dans ce contexte de crise extrême, c’est la solution la plus rapide et la plus efficace que j’ai trouvée pour rester consciente de ce qui se passe mais ne pas me laisser plomber, choisir ce que j’absorbe disons.

Comme une pulsion de sucre qui te fait manger un bonbon, je crois que j’ai vraiment ces pulsions d’angoisse face à l’état du monde et je me réfugie dans l’imaginaire, c’est mon réflexe de survie. En plus franchement avoir des mondes intérieurs riches, c’est un plaisir prolétaire car ça ne coûte pas cher de partir en soi-même et on peut expérimenter une excitation de départ très réelle qui imite assez bien celle d’un départ en week-end. Je recommande (rires). 

LFB : Il y a aussi une idée importante sur ton album, je trouve que c’est aussi un album de réconciliation avec soi-même.

Bleu Reine : Oui, carrément, d’autant que je ne me suis pas rendu que des services les dernières années. Je n’ai pas forcément pris des décisions de vie qui étaient toutes archi futées mais je suis aussi sur une bonne lancée d’apprendre à me dire que c’est ok de se gourer. Je continue à me gourer énormément aujourd’hui mais je suis beaucoup plus en paix avec ça, et je pense que lorsque mon rapport à moi s’est apaisé, en conséquence mon rapport aux autres s’est simplifié car je comprends mieux ce qui me convient. Du coup, par choix je suis moins entourée qu’avant dans mon quotidien mais je suis vachement mieux entourée. C’est ça le secret, c’est la trentaine en fait (rires). 

bleu reine cédric oberlin

LFB : Tu parles d’entourage. Est-ce que tu as envie de parler des gens qui ont travaillé avec toi ? J’ai l’impression que le moins fait le mieux mais que chaque personne qui a travaillé avec toi sur l’album, que ce soit ton album ou Clément, Paul ou Louise… J’ai envie de dire que tes chansons sont les pierres mais que ces gens-là sont le ciment.

Bleu Reine : Oui exactement, et c’est marrant parce que c’est un peu comme si j’avais des caméos dans mon album. Tu ne vas pas forcément voir le film pour la personne qui fait le rôle du facteur dans telle scène mais quand tu arrives au ciné, tu te dis “oh putain trop marrant j’aime bien ce film et en plus y a machin en bonus”, et tout le monde retient la scène comme un moment iconique (rires). Au-delà de cette analogie je pense que pour Léa, Louise ou Stéphane, les trois implications ont été un peu amenées sur le même procédé. Si je devais dresser un triangle entre les trois grandes familles musicales qui ont inspiré l’album, ce serait des angles parfaits. Ce n’est même pas fait exprès mais finalement quand j’y pense, je me dis qu’il n’y a pas de hasard. Louise (Lonny) possède cette qualité d’écriture, d’interprétation qui est hyper fascinante. Elle a vraiment ce talent pour faire des “instant classic”. Ça fait partie de l’ADN de pas mal de songwriters que j’écoute, ce truc de la folk, d’être avec sa bite et son couteau autour d’un feu de camp et de pouvoir raconter une histoire tellement intime qu’elle devient universelle. Je ne sais pas du tout si c’est ce que je fais mais en tout cas, c’est quelque chose qui m’a beaucoup nourri.

Léa (Jacta Est), elle va plutôt apporter “le facteur chelou” qui est également super parlant pour moi. C’est quelqu’un qui aime bien regarder les choses bizarres du monde et qui sait les raconter. Elle parle beaucoup de la mortalité par exemple dans ses chansons, mais chez elle même les thématiques sur-poncées vont être approchées avec un regard prosaïque qui en devient poétique, c’est assez difficile à expliquer. Il y a des chansons avec des histoires de soucoupes volantes ou de sacs poubelle, d’expérience de mort imminente, moi ça me fait du bien d’entendre des mots de la vie de tous les jours dans des contextes poétiques, d’ailleurs ça ne fait que donner davantage de puissance à cette poésie je pense. Léa a vraiment construit son monde avec ce dosage singulier/rassurant qui est ultra pour moi. Je me dis qu’en fait, c’est ok de raconter des choses chelou, de puiser dans un lexique où tout n’est pas nécessairement hyper évanescents ou glamour au sens “standard” du terme. Tout ne doit pas être une espèce de truc épuré et classe tout le temps. On a le droit de parler aussi des choses qu’on trouve trop bizarres (rires). On est plein à les trouver bizarres en plus mais si personne ne fait des chansons sur ça, on ne le saura jamais. Bref, Léa représente tout un pan de ma culture musicale ; et l’instrument qu’elle joue sur l’album, le theremin, lui ressemble beaucoup. Quand t’en rencontre dans ta vie, tu t’en rappelles longtemps parce que ce n’est pas commun. C’est une rencontre ovni. Au-delà d’être une fille que j’aime vraiment , vraiment beaucoup, c’est une musicienne qui était faite pour apporter ce qu’il fallait à cette chanson (“Belle qui tiens ma vie”). 

Et Stéphane/Neige, lui incarne vraiment le pôle musique saturée, post-rock, 90s, métal… Comme Léa et Louise, c’est aussi une personne que j’ai découverte en même temps que je découvrais sa musique. J’aime que ces trois guests, aux degrés de notoriété variés (Neige c’est vraiment une star mondiale pour ceux qui s’intéressent au blackgaze), soit le fruit de plusieurs années à avoir tiré un fil d’amitié, de respect mutuel avec chacun d’entre eux. Comme diraient les Marseillais, c’est vraiment des collègues quoi (rires). En cela ils n’ont pas été amenés sur ma planète comme des espèces d’argument marketing en partageant à 50/50 la fabrication d’un morceau avec moi. Le luxe que je voulais offrir au disque, c’est de leur demander au contraire des petits bouts du puzzle, qu’ils participent au second plan de la photo. Ah mais c’est Léa Jacta Est là-bas en train d’éplucher sa clémentine au 3eme plan, mais qu’est-ce qu’elle fait là ? (rires). J’aime bien ce truc-là.

Et évidemment Clément, pour le coup tu parlais de ciment, c’est lui qui m’a permis de mettre en place l’album. Je pense qu’il y a qu’avec lui que j’aurais pu faire ce disque. Je ne vois pas qui aurait pu m’amener aussi loin – en me faisant croire que c’était moi qui était arrivée ici toute seule en plus. Son vrai tour de magie à lui, ça a été ça pendant ce process très long et chargé de l’album : me dire qu’il est là si besoin…mais qu’en vrai, j’avais déjà toutes les réponses. Dans son implication sur l’album, il y a eu des phases archi compliquées parce qu’on ne se connaissait pas vraiment quand on a commencé à bosser. On a commencé l’album quasi en même temps qu’on s’est rencontrés et mis ensemble. Il y a plein de trucs qui se sont passés en même temps et ça a aussi vachement coloré la relation de travail, qui a fini par devenir une sorte de troisième voie. Ajouté à ça, ce n’était pas évident de me choper au vol pour me faire bosser. J’étais très, très “occupée de l’autre côté”, genre tout le temps. J’avais installé tout un tas de stratagèmes pour ne pas faire les sessions.

À un moment donné, il m’a dit qu’on avait un album à faire, et qu’on allait jamais pouvoir le faire si j’étais dispo que deux heures par semaine toutes les deux semaines, à l’arrache entre deux trucs à la maison. Et moi, j’étais là, “non mais si, si t’inquiète, on avance lentement mais on avance quand même”. Bref il y a eu des moments quasiment de bras de fer sur le sujet de la méthode, parce que ni lui, ni moi n’avions la bonne réponse sûre et certaine à 100% – ce qui nous a fait essayer différentes approches avant de trouver la bonne une fois que je m’étais auto-mise au pied du mur, quoi. Tout ce qu’on savait, c’est qu’il fallait avancer, bosser, pour que les choses sortent de moi. Et en fait, il y a des moments où j’ai eu l’impression que l’album et moi, c’était comme ces poires dans les bouteilles de gnôle tu sais. Tu te demandes “mais comment c’est rentré dedans ? Et surtout, comment on va faire pour la sortir” (rires). Pour le coup cette image de Clément et moi en train de nous gratter la tempe en fronçant les sourcils autour de la poire dans la bouteille, ben c’est “La Saison fantôme” dans l’état où il était en début d’année 2023. Ça s’est débloqué quand on a compris qu’il fallait juste que je puisse bosser un peu seule, que je prenne confiance.

Du coup on a eu l’idée de bifurquer, j’ai récupéré toutes les sessions de travail, j’ai pris le temps d’essayer absolument tous les édits que je voulais faire pour trouver les arrangements et les valider, tous les choeurs, différents effets etc. Tout cet aspect de manipulation technique que Clément faisait avant parce que moi je ne savais pas le faire, j’ai appris cette année les rudiments pour pouvoir le décharger de ça et pour pouvoir me consacrer à toute la phase de “savant fou” tu sais, avec toutes les fioles et les trucs de fumée et les explosions. De cette manière, sur la toute fin du process, il a pu intervenir sur la partie plus noble et un peu plus cool du taff, en tout plus intéressante pour lui, qui était de récupérer tous mes schémas et toutes mes intentions de mix pour pouvoir livrer un disque finalisé. C’est donc une vraie co-production qui nous a amené à faire tourner la table plusieurs fois quoi. 

bleu reine cédric oberlin

LFB : Polir le diamant en fait.

Bleu Reine : Oui exactement. Et en plus, on est partis en vacances après cette phase de laboratoire que je venais de m’envoyer… J’étais vraiment allé au bout de ma compétence, j’avais enregistré tout ce que je voulais ré-enregistrer. J’avais refait plein de guitares, j’avais refait quelques solos je crois. J’ai vraiment passé tout le mois de juillet à ne faire que ça. Je me couchais tard, je me levais tôt, je faisais des journées de 14h en tête à tête avec ma musique. Clément a récupéré les sessions au retour de vacances, elles avaient besoin d’aller chez le coiffeur y avait des cheveux dans tous les sens (rires) mais au moins les idées avaient pu sortir et être mises en place. Et ensuite, c’est aller très vite pour le mix, puis pour le mastering, qui a été fait par Paul Rannaud. 

LFB : L’album sort vendredi. Quel vie tu aimerais qu’il ait ?

Bleu Reine : J’aimerais bien que ce soit une espèce de carte d’identité sans date limite de consommation. Vraiment un objet pérenne, auquel on peut se référer dans un an, dix ans, vingt ans pour dire ok, c’est qui cette meuf ? Qu’est-ce qu’elle fait ? Je pense que le disque n’explique pas forcément tout – je ne sais pas si c’est très possible ou très digeste de tout dire en un seul disque d’ailleurs ; mais par contre il explique assez bien d’où je viens et où j’essaie d’aller. Je pense qu’il a vocation à être un point de départ. Ça veut dire que j’espère aller au-delà, mais ça sera toujours le marqueur si quelqu’un ne me connaît pas. J’espère que ce sera toujours une porte d’entrée pertinente dans quelques années.

LFB : Si tu avais des films, livres qui se rattacheraient parfaitement à La saison fantôme, ça serait lesquels ?

Bleu Reine : Je redoutais les questions comme ça. C’est hyper dur mais je vais me lancer sur un truc concis : “Eloge de l’obscurité” de la norvégienne Sigri Sandberg – c’est un essai assez inclassable écrit par cette journaliste/écrivaine, qui décide de partir expérimenter la nuit polaire dans les montagnes de l’ouest norvégien à Finse. Elle part s’isoler dans cet endroit comme l’avait fait avant elle Christianne Ritter, pour comprendre sa peur de la nuit, et le livre est vraiment un mélange de choses scientifiques et poétiques sur ce sujet – les rêves, les cauchemars, tout l’imaginaire associé à la pénombre ; mais il y a aussi beaucoup de réflexion sur la pollution lumineuse et ses conséquences sur la biodiversité, par exemple. On appréhende la nuit dans ce qu’elle a de plus fascinant, effrayant, nécessaire, en cela j’adosserais bien volontiers cette œuvre à mon album qui entretient lui aussi un rapport privilégié avec la nuit. Et pour les films je pense que je choisirais Le Garçon et le Héron, sorti il y a peu. Il n’a pas influencé l’album à proprement parler mais disons que deux choses m’ont fait faire ce lien quand je suis allée le voir au ciné : premièrement, le fait qu’il y ait ce mélange entre atmosphères féériques et personnages flippants, complexes. Je reconnais beaucoup de choses que j’aime et qui me touchent dans cette façon de tisser des tableaux entre eux, qui ne sont jamais 100% rassurants ou 100% sombres. Et deuxièmement, j’ai lu dans je ne sais plus quel magazine que Miyazaki avait livré “un film testament” et j’ai trouvé l’expression assez belle ; en effet il a dissimulé tout au long du film plein de clins d’oeil, de symboles, de références aux choses qu’il a produites au cours de sa carrière. Je comprends que l’on ait envie de lire ce côté “best of” comme un testament, et je pense que cet aspect “best of” se retrouve non seulement dans les dernières mais aussi beaucoup dans les premières œuvres que l’on publie. C’est leur aura, elles ont toutes les deux vocation à nous englober je pense. 

Crédit Photos : Cédric Oberlin

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