Hypersensible, de Gringe : un cheminement vers la lumière

Après l’écriture et le cinéma, celui qu’on n’osait plus attendre sur la scène musicale offre un album d’une sincérité hors-norme. Muni d’un miroir braqué tantôt vers l’intérieur, tantôt vers une société malade, il s’interroge et interpelle. Dans Hypersensible, Gringe raconte les ténèbres, la lumière et tout ce qu’il a trouvé entre les deux.

Une introspection personnelle et collective

Décollage immédiat avec Fake ID, critique abrasive de l’industrie musicale et du show-business, qui portent aux nues et plongent dans l’oubli. Qui vident l’art de sa substance et les humains de leur sensibilité. Gringe observe son propre reflet, dans le miroir ou dans son téléphone qui ne le reconnaît plus. Mais il observe aussi ce système, cette machine, qui déforme et déshumanise. Derrière un refrain pop entraînant et des punchlines qui font mouche – « Tellement d’acteurs snobs, rappeurs génériques et créateurs vides de contenus »Fake ID marque surtout le point de départ d’une introspection personnelle et collective qui traverse l’album.

À la prod, Tigri donne aussi un avant-goût du projet : boucles de piano, beat percutant, voix texturées, samples de violons disco… Une exploration savante et maîtrisée des genres, qui sublime la palette d’émotions proposée au fil des morceaux par l’hypersensible Gringe

De la critique sociale aux questions existentielles

Suivent Du Plomb et Effet de surplomb, qui se font écho et partagent d’ailleurs un clip prenant, signé Frédéric de Pontcharra.

Le premier, aussi court qu’impactant, nous entraîne au cœur des violences policières. L’instru électronique et les sirènes créent une ambiance anxiogène, presque haletante. L’aspect compact du morceau, sans artifice et peu mélodique, montre l’urgence de dénoncer et de nommer. Il s’achève brutalement sur ce constat glaçant « Ils tuent nos gosses avec du plomb », référence directe à la mort du jeune Nahel en 2023.


Le regard de l’artiste, ici posé sur son pays qu’il ne « reconnaît plus », prend de la hauteur avec Effet de surplomb. D’une société, on passe à l’espèce toute entière. C’est un questionnement existentiel qui s’opère. Comment trouver sa place dans le temps et l’espace ? Qu’attendre d’un monde qui n’a pas de sens ? Autant d’interrogations rhétoriques, face auxquelles Gringe est pris de vertiges et de haut-le-cœur. Un refrain empreint de nihilisme et un morceau qui nous met face à des réalités douloureuses et questionne notre humanité à nous tous, qui préférons tourner la tête. Les cordes et les percussions organiques confèrent de la gravité au morceau et semblent trahir une certaine émotion, qui contraste avec l’apparente froideur du texte.

Désensibilisation et vulnérabilité

Xan, référence au célèbre anxiolytique, arrive comme une suite logique – ou un antidote – aux deux titres précédents. Il y est question de médicaments et de drogues, qui aident parfois à tenir dans la tourmente. L’artiste s’était confié à ce sujet dans une interview qu’il nous a récemment accordée. Il y parle de dépression et de ce qu’il a mis « en place pour ressortir la tête de l’eau ».

C’est précisément le thème de Xan qui, porté par une prod planante, aborde le sujet avec une dose d’autodérision. « Celui qui crash sa carrière puis juste après pull-up en Mercedes », « je roule mes joints dans des feuilles de format A4 ». Pris dans la globalité de l’album, le morceau se lit comme une étape transitoire, une désensibilisation volontaire plus ou moins contrôlée, mais parfois nécessaire pour affronter les ténèbres.

La sensibilité est au cœur de Feelings, featuring avec Orelsan et belle synthèse de ce début d’album. Le morceau donne l’impression d’un retour dans l’arène, après la mise à distance des deux titres précédents. La critique sociale est sans équivoque. Mais elle est plus nuancée et l’occasion d’analyser ses propres névroses, symptômes d’un monde qui va mal. C’est une introspection sincère et ancrée qui s’amorce. Elle alterne entre la douceur de la guitare et la voix posée de Gringe, et le flow plus énervé d’Orelsan.

Le titre culmine avec cette phrase, qui pourrait résumer la quête qu’est cet album : « Et toujours pas d’réponse à la question : « Pourquoi j’écris ? »

Aux sources de l’introspection


Au revoir BB est un petit bijou de poésie doux-amer. Gringe y confronte sa vision idéalisée de la famille à la réalité de la vie d’adulte. « Ce soir maman m’fait faire le deuil de la famille parfaite ».

Dans une interview donnée le 20 septembre 2024 à France Inter, il apporte du contexte à l’écriture de cette chanson. Une « déchirure », qui a ébranlé son image de la paternité et l’a plongé dans une dépression – qui deviendra le point de départ de l’album.

Avec une vulnérabilité rare, Gringe s’adresse tendrement à celui qui n’est pas. Il s’autorise aussi des mots tendres envers lui-même, dans un exercice d’apaisement et de lâcher-prise salvateur. « Je sais je fais d’mon mieux », « Je sais bien qu’les mots blessent mais je contrôle pas ». L’émotion affleure à chaque vers de ce morceau intime et universel, qui nous rappelle que grandir, c’est aussi accepter de ne pas trouver la beauté là où on l’attendait.

Crédits photo : Deborah Corcos

Une lutte contre soi-même

Soutenu par une prod riche et la voix envoûtante de Saan, Gringe raconte dans Corde sensible sa peur de l’engagement. S’ouvrir à l’autre, c’est exposer ses failles et risquer de se faire du mal ou de faire mal. « Chaque fois, que t’as ouvert les bras / Y’a ton ombre qui dessinait une croix ». Bien que les mots soient parfois durs, le rappeur semble poser un regard lucide sur ses propres freins.

Dans Nuits Fauves, court morceau sensuel au rythme syncopé, il se défait de sa posture analytique. Guidé par son désir, il s’abandonne à la nuit et laisse la place à l’impulsion. « Viens on prend les red flags / À deux en jet-lag sur la voie rapide ». D’une certaine manière, Nuit Fauves fait écho à Xan, les deux pouvant être vus comme des remèdes à la peur et au doute. Des remèdes temporaires toutefois, comme annoncé dans Feelings. « Lendemains d’nuits fauves, la solitude des mecs nymphos ».



Avec Confessions d’un Hypersensible, on plonge plus profond encore dans les tréfonds de l’âme de cet éternel « jouisseur sans destin ». À cœur ouvert, il nous entraîne sans crier gare dans un tourbillon de pensées. À ses côtés, on se sent tiraillé par des forces contraires : destruction / réparation, abandon / combat,  fatalisme / espoir. Sans les nommer, il donne à voir ce que c’est qu’être aux prises avec l’angoisse et la dépression.

Ce qui se joue ici, c’est une lutte contre soi-même, entre démons et lumière, sans pouvoir tracer de ligne claire. Vivre dans le passé, panser les plaies, s’isoler du monde, créer des liens… tout est là, sans solution et sans jugement. Le sample de voix qui introduit le titre et rejoint Gringe sur le deuxième couplet, et l’instru percussive et évolutive, donnent plus de force encore à cette confession brute. 

Retour à l’anti ego-trip

Boomer et Bad Mood ouvrent et referment une parenthèse plus légère. Gringe renoue avec un flow technique et rapide sur des prod bien rythmées.

Dans Boomer, il retrace sa carrière avec une pointe d’humour. « J’me demande bien qui voudra en découdre / Avec un type un peu suicidaire sur les rebords ».

Bad Mood, en featuring avec Sidney, reprend les thèmes de Xan et Feelings avec moins de gravité. Une sorte d’anti-égo trip ou d’ode à la déprime, bourrée de références. Paradoxalement, la mauvaise humeur nous fait sourire et offre un peu de répit avant la vague émotionnelle qui se prépare.

Une veilleuse dans la nuit

Avant cette ultime descente dans l’obscurité, l’interlude Pensées positives nous enveloppe de ses nappes et de ce mantra : « La lumière jaillit au plus profond de nos êtres quand on s’y attend le moins ». Cette voix, c’est celle de la mère de l’artiste, qui réconforte et donne du courage, telle une veilleuse dans la nuit. 

Une ligne de guitare se superpose aux nappes pour accueillir la voix sans artifice de Gringe. Une nuance au-dessus du noir parle de cette lueur ténue à laquelle on peut se raccrocher même dans les moments les plus sombres. On la discerne à peine, mais elle nous rappelle que le brouillard est passager. En prenant de la distance, le rappeur livre un témoignage poignant et parvient à donner forme au chaos. Comme le suggère le titre, il n’est jamais question d’absolu. Son cheminement, Gringe le fait en eaux troubles. La pénombre, parfois totale, est décrite comme un état nécessaire. « J’dois tuer la lumière pour faire la mise à jour ».

On se sentait catapulté dans Confessions d’un Hypersensible – ici, l’artiste nous prend par la main. Il éclaire le chemin et sème des esquisses de réponses à la multitude de questions posées dans l’album. Pour lui, mais pour les autres aussi. En se racontant, il tend la main, érige une passerelle entre « l’autre monde » et celui-ci. 

Crédits photo : Frédéric de Pontcharra

La force de l’apaisement

Comme à la fin d’un film, Gringe rembobine la cassette dans Couler des jours heureux. Il s’arrête sur quelques souvenirs, qui apportent d’autres réponses, plus intimes, à ses interrogations. Finalement, c’est de l’amour sous toutes ses formes dont il est question. L’amour qu’on apprend à donner et recevoir. Qui réchauffe et sauve de la noyade. À « L’amour en rouge » ou aux « red flags » de Nuits Fauves, il oppose « les mots bleus » et le calme des « jours heureux » qui s’écoulent.

On reste toutefois sur un fil, et bien loin du « happy ending » cliché. « Inséparables ensemble pourtant la sangle a cassé / J’suis tombé dans l’vide, j’ai même failli mourir d’ennui ».

Avant l’accalmie, les émotions se libèrent dans une partie instrumentale épique. L’hypersensibilité, « hyperpouvoir » de l’artiste, semble révéler toute sa puissance dans ce bouquet final de guitare électrique et violons.

Malgré un atterrissage en douceur au piano, on ne ressort pas indemne d’Hypersensible. Gringe met ses talents d’interprétation au service d’un récit personnel et subtil, qui sonne juste du début à la fin et brille de vérité. On reviendra y puiser de la force, de l’humanité et de l’apaisement.

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