Yoa règne en majesté avec « la Favorite »

Y-a-t-il encore une chose que Yoa ne sache pas faire ? Après un Trianon inarrêtable et trois EPs magistraux, la chanteuse franco-suisse lève le voile sur son tant attendu premier album, la Favorite. Prolongement naturel de son chemin artistique, Yoa livre ici un disque plus intense, avec des mélodies toujours plus recherchées et des textes encore plus bruts, plus crus. Un incroyable morceau d’elle-même, qui nous fait autant danser que pleurer, et qui pousse les portes d’un univers dans lequel on ne rechigne jamais à plonger tête la première.

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crédit photo : Lara Denova

Une chambre à soi, adolescence et sortie de (dé)route

Les obsessions de Yoa traversent l’ouverture de La Favorite : une collection de drames persos, livrés avec une sincérité si crue qu’elle en devient universelle. En guise d’introduction, la chanteuse pousse les portes d’une chambre rose pastel, entachée de souvenirs douloureux et de larmes qui n’ont pas tout à fait séché.

2013 raconte l’adolescence en suspens, ce moment flou où l’on oscille entre l’enfance et l’adulte qu’on peine à devenir. Une errance marquée par l’incompréhension du monde, une santé mentale fluctuante et les troubles alimentaires. Yoa capture ce passage avec brio, et, surtout, avec une lucidité douloureuse. 2013, c’est cette tentative de se raccrocher à ce qui est familier, quand tout change trop vite : « Je fais mes devoirs en pleurant Olivia et Vio me disent que ça passera avec le temps ». Yoa pose des mots d’une justesse bouleversante, se place en miroir d’un malaise générationnel. Oui, ça fait pleurer, mais ça fait du bien.

Princesse Chaos joue sur cette même corde sensible, mais en prenant un virage pop éclatant, paré de paillettes fluos à la Primadonna de Marina and the Diamonds : « J’attends les sirènes qui viendront me sauver Faire parler mes peines pour tout recommencer. » Un cri coincé entre solitude et besoin d’exister à tout prix, porté par une mélodie ultra punchy qui illustre ce sentiment d’être un figurant dans sa propre histoire. Le clip qui accompagne Princesse Chaos, signé Antoine Wibaux épouse l’esthétique de Yoa : calme et vaporeux en apparence, mais où affleure un vent de rébellion, un pied de nez aux conventions patriarcales. Yoa, elle, pose des mots sur ses plaies et admet que parfois, ces derniers lui échappent. Les princesses aussi font des erreurs, elles peuvent « confondre je t’aime et je suis désolée ». Et peut-être que leur véritable victoire, c’est simplement d’oser le dire.

Puis il y a Nulle, trait d’union entre son EP éponyme et La Favorite. Nulle, c’est la synthèse d’un projet musical qui donne de l’espace aux traumas générationnels et à une intimité bafouée, ou du moins, si peu chantée avec tant de justesse. C’est cette voix brisée et lancinante qui murmure aux oreilles de celles qui ont rangé leurs rêves dans une boîte trop petite. « Si je le pouvais je recommencerais Je réinventerais Mes rêves pour qu’ils ne meurent jamais ». Nulle dépeint ces désillusions que l’on ravale trop vite, et ce moment où l’on comprend qu’on ne deviendra jamais la personne que l’on avait imaginée, enfant. Et pourtant, il faut avancer, à tâtons, et accepter que grandir, c’est parfois juste faire avec.

Le début de l’album s’articule autour de cette dualité permanente, déjà esquissée dans les précédents EPs : l’angoisse du futur face à la nostalgie du passé, la perte et l’abandon contre la reconstruction. Les chansons tristes de Yoa s’imbriquent comme les les pièces du puzzle de cette transition brutale, où les repères s’effondrent et où l’on n’a pas d’autre choix que de se réinventer. Une partie absolument nécessaire, et qui fait office de sas avant la tempête.

Hyperpop, hypersensualité et hyper(cou)rage

Car en effet, Yoa n’est pas que cette voix qui effleure les plaies, enfermée dans sa chambre. Si la Favorite s’ouvre dans la douceur et la retenue, l’album ne tarde pas à tout dynamiter. Bombe ne prend pas de pincettes et arrive comme une pulsation brûlante : « Je pulvériserais ton monde pour te garder près de moi ». Déclaration d’amour ou d’emprise ? Yoa joue sur la ligne fine qui sépare la passion de la toxicité et insuffle à ce morceau une énergie R&B ultra contemporaine, qui se situe quelque part entre Lous and the Yakuzas, Babysolo33 et Disiz.

Avec Tu veux me ?, elle s’empare du reggaeton et en fait un espace de pouvoir. Un beat moite, une voix qui tangue entre provocation et contrôle. Déjà dans Chanson triste, Yoa chantait et normalisait (à notre plus grande joie) la sexualité féminine : « Je vais sur PornHub pour me calmer Une fois dix fois jusqu’à en pleurer« , transformant par la même occasion le désir en un échiquier où elle décide des coups. Ici, elle poursuit ce travail en déconstruisant les codes de la séduction, en les retournant à son avantage, refusant d’être l’objet pour devenir la maîtresse du jeu.

J’aimerais également m’attarder sur Là-bas part.2, que je mets au défi quiconque d’écouter sans fondre en larmes. Là où Là-bas s’étirait dans une gravité brumeuse, sa suite s’accélère comme une prise de conscience tardive. « Maintenant je suis ni ton pote ni ton amoureuse C’est pas ta faute j’avais plus envie d’être heureuse », lance-t-elle en clin d’œil à Nan?..Si? de Stupeflip. Suite directe de la première partie, le morceau chante les tourments de l’après, ce post-rupture où rien ne s’efface vraiment et qui anesthésie plus qu’il ne guérit. Les sonorités sourdes et le rythme soutenu, plus électronique battent comme un cœur. Toujours empreint d’une tristesse inouïe, Là-bas semble être un territoire à part, dont on peine à sortir indemne.

Puis il y a le courage absolu, celui de la prise de parole. Yoa porte celle des femmes meurtries, celles qui survivent dans un monde post MeToo où la violence ne tarit pas. Elle pulvérise l’hétérocentrisme dans Héros : « Ils essaieront de dire que c’est toi qui a tort d’avoir fait traîner ton coeur au plus près de leurs corps ».
Avec Le collectionneur, elle nomme, expose et confronte l’indicible. Elle crie le viol. Survivante, étendard et modèle pour des milliers de femmes qui voudraient hurler mais n’ont pas le mégaphone pour le faire. Chapeau bas, Madame.

Chérir les amitiés féminines

Et quand tout semble prêt à imploser, il reste l’ancrage. L’amitié, le refuge ultime, qui protège, console et élève. Sujet en filigrane dans ses précédents projets, il éclate ici au grand jour. La Favorite, c’est aussi une ode aux femmes de sa vie et des nôtres. Matcha Queen capture ce sentiment diffus que toutes les adolescentes traversent un jour, ce mélange d’ennui profond, d’attentes déçues et de rêves flous. Un morceau qui raconte la boucle infinie des mêmes espoirs, des premières désillusions et cette sensation de vivre une histoire qui ne nous appartient pas tout à fait. Et qui commence par un matcha avec ses copines.

Belle transition pour justement, évoquer Mes copines, hymne techno où la rage et la tendresse se mêlent : Mes copines sont aussi armées que le plus grand des soldats Et quand la vie me fait tomber elles me relèvent à chaque fois ». Un mantra que l’on pourrait imprimer en police 90 et placarder sur les murs de nos chambres. Ici, l’amitié n’est pas seulement un refuge fragile mais une citadelle imprenable. On pense aux joies féministes, aux promesses scellées sur les bancs du lycée, aux nuits passées à refaire le monde entre deux tisanes chocolat. Il y a une force brute dans cette chanson, qui n’est pas sans rappeler l’énergie folle et les grésillements dansants d’Indécise.

Mais Yoa sait aussi parler des absences. Contre-cœur vient briser l’élan et chante ces amitiés qui s’effilochent sans bruit, ces silences qui pèsent parfois plus lourd que les disputes. « Où vont les amitiés qui meurent ? Dans quel cimetière la terre demeure ? « . Yoa explore ici la fin de l’amitié, parfois plus douloureuse que les ruptures amoureuses, avec beaucoup de pudeur. Elle met des mots sur ces fins de relation qu’on ne sait jamais comment aborder, qui laissent un vide fait d’habitudes qu’on peine à désapprendre.

Un couronnement imminent ?

Difficile de terminer La Favorite en un seul morceau. Une bonne tournée de Kleenex et une centaine d’écoutes plus tard, je reste toujours autant frappée par la justesse de cet album. Il capte les tourments d’une génération malmenée et désabusée, tiraillée entre l’hypercontrôle et l’abandon, entre le besoin de porter ses blessures et de les enfouir à tout jamais dans une forteresse. Une traversée intense où l’on vacille également entre la mélancolie d’hier, la colère d’aujourd’hui et les incertitudes de demain.

Si on n’en attendait pas moins d’elle, on n’imaginait pas un aboutissement aussi poussé, une telle maîtrise dans l’assemblage des contrastes. Carapace qu’elle brise pour mieux nous y glisser, comme si ses fêlures pouvaient aider à panser les nôtres. Et derrière la puissance de son écriture, une production impeccable, portée par tout un cercle de talents : Iliona, Sophia Hamadi, GeaGea Verse, Alexis Delong, Olivia Merilahti (The Do), Tomasi. Rien que ça.

Nommée aux Victoires de la Musique (Yes queen!), Yoa semble être autant la favorite du jury que celle d’un public qui se reconnaît dans ses récits. Si elle dit qu’elle n’a pas écrit la suite dans La Favorite, toutes les raisons laissent penser qu’elle s’annonce grandiose. A commencer par un Olympia en avril 2025, dans lequel on a hâte de la voir briller.

Retrouvez l’actualité de Yoa sur Instagram et à l’Olympia le 15 avril.

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