Une photo aimantée sur le frigo, comme une seule et même entité, parle-t-on de la famille de Ben Mazué ou de la nôtre ? On se laisse porter, bercer ou chahuter, par plusieurs récits de vie. Place au nouveau projet de Ben Mazué, intitulé Famille.

Souvent j’imagine un peu nos playlists comme un jukebox. Une grosse et veille machine qui fait du bruit, et qui parfois déraille, qu’on active encore et encore jusqu’à trouver le morceau idéal. Celui dont nous avons besoin, là, tout de suite, résonnant avec notre énergie du moment, et supportant nos émotions. Sur mon jukebox imaginaire, s’est souvent éclairé un morceau de Ben Mazué. Je repense à des titres qui m’ont accompagnée au quotidien, comme des repères, une maison au cœur de laquelle trouver du réconfort. C’est donc, avec beaucoup de plaisir, que nous nous hâtons de vous présenter le cinquième album de ce talentueux artiste français, Famille.
Au fil des 14 morceaux qui composent ce projet, on explore et saisit les liens qui nous lient les uns aux autres. Avec des textes poétiques et des rythmes entraînants, on se laisse transporter par des mélodies qui font écho à notre sensibilité et à notre vécu.

Cette guerre ouvre l’album. Sur une prod rythmée, Ben Mazué nous parle de nos guerres individuelles et quotidiennes, les “petites” guerres des personnes qui l’entourent. J’ai pensé que c’était à la fois intéressant et énigmatique que ce soit le premier morceau de l’album. Il y a sûrement cette idée d’écrire et de composer pour les autres. On plonge dès les premières minutes, dans cette forme de support et d’écoute qui caractérise sa musique.
En effet, au fil de cet album, Ben se confie à nous et s’inspire de son histoire, avec simplicité et sincérité. Sur un titre tout en douceur et porté par le chœur, qu’on imagine bien fredonner le sourire aux lèvres, il revient sur ses souvenirs d’enfance avec le morceau Tony Micelli. Celui-ci fait référence au personnage de fiction de la série américaine Madame est servie (ou Who’s the boss?) sortie à la fin des années 80. Si son vécu nourrit sa musique, il nous conte pourtant des récits auxquels on peut s’identifier (même sans avoir vu Madame est servie). On entre dans une exploration du réel et des tumultes de la vie, des sentiments de l’artiste et des nôtres.
Cécile Gagnant est une déclaration tissée avec sensibilité, à travers laquelle Ben Mazué, père de deux garçons, s’adresse à la fille qu’il n’a jamais eu. Avec lui, on parvient à s’imaginer cette enfant imaginaire. Il exprime également sa reconnaissance avec Famille, qui donne son nom à l’album. Comme un cœur autour duquel des énergies gravitent, une entité, une unique photo aimantée sur le frigo. C’est un morceau lumineux et puissant. On perçoit l’orchestre, et cette allure magistrale. On pense à notre famille, un socle parmis d’autres, une multitude de planètes présentant pourtant de nombreuses similitudes.
Si Ben Mazué nous partage des textes personnels, il possède également ce talent d’interprète. La limite est fine entre ce qui relève du vécu, ou de la fiction. Quoi qu’il en soit, on s’en moque un peu; car on y croit. On croit à ses personnages. Il nous mène habilement à leur rencontre.
On peut citer le morceau Crush, qui a également ce côté plus mordant et explosif, comme sur C’est l’heure, un son porté notamment par des changements de rythme. On saisit une certaine urgence, une énergie bouillante. Le temps presse, le temps nous manque. Vivre au présent relève de la plus haute importance. Ici, le scénario est simple : Emilie a un crush, mais voilà, elle n’ose pas lui dire. Pourquoi, est-ce que t’as peur ? Go Emilie, n’attend pas ! “Emilie écoute bien on a qu’une seule vie, si j’étais à ta place, j’aimerais que tu m’obliges.”, on aime ses phrases percutantes. Assurément nous aussi on en connait une Emilie, ou on l’a peut être même déjà été.
Ben Mazué endosse également le rôle d’une vieille dame, à la première personne, sur La valse de mamie (un de mes titres préférés de l’album). C’est peut être l’extrait au début du morceau qui nous a séduit, ou bien la justesse du propos, la manière dont il traite avec délicatesse cette question. Sur une valse, Ben porte les mots d’une mamie qui nous parle de son quotidien, et de cette boucle inévitable. Les voix se dédoublent et s’accélèrent sur la fin. C’est beau, triste, et profondément humain.
Les choses de la vie ne sont pas si simples, et c’est bien cela qui les rend si passionnantes. Ben Mazué aborde cette dualité, ces contraires, qui teintent aussi souvent nos relations amoureuses. Tout au long du projet, il étudie les turbulences de nos relations sans tomber dans le dramatique. Peut-être s’aimera-t-on d’autant plus fort, en ayant conscience que ce n’est pas facile.
Avec lui, j’ai l’impression de vivre ces histoires, d’y être. “Ça passera avec le temps”. Est-ce qu’on vous a déjà dit une phrase comme celle-ci, l’avez-vous déjà entendue, ou peut-être même prononcée ? Sûrement. Et pourtant … Pourtant qu’est-ce que ça peut faire mal, qu’est-ce qu’on a pu la détester cette phrase. Ce thème imprègne l’interlude Avec le temps, composé avec Laurent Lamarca. Une balade épurée, guitare à la main, qui contraste avec les paroles “je te laisse”. On prend une grande inspiration et on relativise.
Le jeu de contrastes teinte Rupture en featuring avec l’artiste Yoa. Le thème est douloureux et nous sert le cœur, “l’amour c’est pas de l’humanitaire”. Et pourtant, il nous aide à prendre de la distance. En aparté, je repense aux nombreuses fois où, le moral au plus mal, Le coeur nous anime est parvenu à soigner mon chagrin (morceau extrait de l’album Paradis, sorti en 2020). Revenons-en à Rupture, aïe, c’est peut-être le rythme de la mélodie, qui crée ici l’équilibre et apaise nos maux. Puis on s’invite dans l’intimité de leur couple, on dispose alors des deux points de vue, de deux lectures, avec la réponse de Yoa.
On retrouve ce même procédé, un dialogue, avec le titre Je peux pas. Ben Mazué invite Vincent Dedienne. Il y a quelque chose de mordant sur la mélodie. Ils explorent les tensions amoureuses et ses limites. Jusqu’à où peut-on aller ? Le contraste s’oppère avec la voix de Vincent Dedienne, qui s’ouvre et le confronte, dans la lumière.
Tous tes amis l’adorent dépeint une fois de plus cette capacité de l’artiste à traiter d’un thème grave, ici des violences conjugales, avec justesse et beaucoup de sensibilité. Si l’air est doux et porté par le chœur, la voix demeure au premier plan. “Les bleus, les bleus, c’est pas de l’amour”. Il parvient à en dire plus et à présenter cette douleur, par des images et par le silence, une phrase en suspension. Puis, à la manière d’un court métrage, il insuffle une solution, un remède temporaire mais nécessaire, qui repose sur la famille.
Enfin, Revoir son ex est un autre de mes morceaux préférés (au coude à coude avec La valse de mamie). C’est un son lumineux, mais aussi un tissu qui se déchire. Un papier qui se froisse sans que personne ne s’en aperçoive. On se fait bousculer par des sentiments contraires. Tromper la foule, le tromper lui, la tromper elle, avec un sourire ou un air détaché. Il y a quelque chose de très visuel, on s’imagine la scène. Ben Mazué prend le temps, et ses mots sont mis en valeur par la mélodie. On vit leurs retrouvailles en même temps que lui. On avance peu à peu dans l’histoire. Moi aussi j’ai peur d’y aller, j’ai peur si ça se voit, et après ?

Famille n’est pas un album que Ben Mazué aurait pu composer il y a 10 ans, ou même il y a 5 ans. Pourquoi ? Assurément car ses projets grandissent en même temps que lui (évidemment c’est le cas pour de nombreux autres artistes). Néanmoins, s’il ne s’agit pas d’une incroyable découverte, il est tout de même important de le souligner. La recette : il faut du temps. On en profite pour parler de Amour Jungle, son podcast qui a récemment vu le jour. En 11 épisodes et accompagné par différents invités, Ben Mazué se plonge dans “les courriers du cœur”, écrits et envoyés par plusieurs individus en 2021. C’est un beau projet, qui résonne avec cet album, et que l’on vous invite à découvrir. (Pour les plus curieux d’entre vous, le voici : Amour Jungle).
À travers Famille, transparaît ainsi une certaine maturité de l’artiste. On perçoit le rapport au temps qui passe, inévitablement; et le recul qu’il peut aujourd’hui avoir en tant que fils devenu père, en tant qu’amant, et en tant que frère.
Nous voilà sur scène, au Zénith, avec Résolution, face à une foule qui ressemble plutôt à une mer de lumières dans le noir, des lucioles qui dansent. Ou bien, plus réaliste, devant notre miroir, vêtu d’un peignoir vert un peu usé. On est déjà en retard. Le morceau est très doux au démarrage, puis s’élance, de plus en plus fort. Merlot devient son psy, ou bien sa propre conscience. “Bien plus qu’être un miroir”, nous sommes des êtres complexes, parfois doubles, et exerçant constamment des retours en interne.
Pour en arriver là clôture magnifiquement cet album. Ben Mazué nomme les choses sans les enfermer, nous les offre à imaginer. Il s’adresse à “sa chérie”. Le morceau est assez lent et le film défile. Puis celui-ci s’ouvre vers quelque chose de différent et qui s’accélère. C’est le film d’une vie à deux, d’abord un amour jeune, 2 ans, qui se poursuit avec une cohabitation, puis 20 ans, on réalise un bond dans le temps. On traverse les âges et leur amour partagé, jusqu’à les imaginer au futur.
De nouveau adossée sur ce vieux jukebox, je paramètre d’autres sons, de nouvelles possibilitées. Si j’ai grandi avec les BD de Lou, j’ai aussi évolué avec les chansons de Ben Mazué. Il m’est arrivé de passer quelques nuits blanches attachée à ses textes, à ses personnages. J’ai eu 14 ans, 25, 35 et même 73 ans. Je me souviens avoir partagé une longue relation de 10 ans, eu le cœur brisé, dit au père de mes futurs enfants qu’on vivrait toute notre vie ensemble, et que ça ne serait pas si simple. J’ai aussi rencontré la femme de ma vie. Enfin j’ai couru vite, et surtout moins seule.
Ne pas être seul, c’est peut être une des raisons pour lesquelles on aime tant la musique. Ce qu’on retient du dernier projet de Ben Mazué c’est sa sincérité, sa poésie et sa générosité. Accompagnée d’un ami de longue date (même s’il s’agit d’une relation à sens unique, pour ne rien vous cacher), nous avons exploré la famille et scruté notre planète. Sur des rythmes parfois entraînants ou des écrins de coton, il parvient à se livrer tout en nous invitant dans cette danse. On souligne sa capacité à traiter ces thématiques qui ponctuent notre quotidien, et la manière dont il crée un pont, ce passage d’expériences individuelles au collectif.
Évoquer Ben Mazué me renvoie à des boucles entêtantes, et des phrases que je connais par cœur, même quand je pensais les avoir oubliées. Alors je ne sais pas si j’ai détruit ses morceaux, ni si mes colocs ne peuvent plus écouter sa musique par ma faute, mais j’espère au moins vous avoir éveillé l’envie de découvrir son nouvel album.