Avec I remember I forget, la chanteuse libanaise Yasmine Hamdan, pionnière de la musique indépendante arabe, rend hommage à son pays natal et sa région dans un album centré sur la mémoire. Un héritage moteur de création et de résistance.

L’iris couleur noisette, entouré d’un regard charbonneux légèrement tombant. Yasmine Hamdan a de prime abord l’air mélancolique, nostalgique, mais la chaleur et la générosité dans ses gestes trahissent cette première impression. L’artiste se confie avec générosité. Elle, que les mélomanes et ses pairs élèvent au rang de pionnière de l’underground arabe avec Soapkills. Un duo fondé dans les années 1990, duquel l’artiste libanaise s’est affranchie depuis plusieurs décennies. Après une absence de près de huit ans, Yasmine Hamdan signe son cinquième album, I remember I forget.
Le disque prend racine dans les musiques électroniques et les vieilles chansons arabes. La chanteuse accorde une importance à ce patrimoine, vecteur mémoriel du Maghreb et du Moyen-Orient. Une région habitée par l’exil autant que par les résistances induites. Car c’est bien le souvenir et l’oubli du feu et des conflits comme la douceur et la naïveté qui traversent cet album. Yasmine Hamdan réussi le pari d’un album brut qui exprime cette dualité avec ironie. Un don de la maîtrise de l’humour absurde qu’elle partage avec son mari, le cinéaste palestinien Elia Suleiman.
La chanteuse nous reçoit dans un café parisien, à quelques mètres de leur appartement.
« Le défi, c’est d’arriver à s’exprimer sans être enfermée dans une seule identité. »
La Face B : Vous avez choisi comme titre d’album I remember, I forget, « Je me souviens, j’ai oublié » en français. Pourquoi ce choix ?
Yasmine Hamdan : Un ami réalisateur me l’a suggéré. Je trouve que c’est une bonne ouverture d’album, avec de l’humour, de l’absurde et de l’ironie. Il correspond aussi à mon ressenti sur la situation au Liban et au Proche-Orient. Même si je suis en France, une partie de moi reste là-bas. J’ai une mémoire liée à l’Histoire de cette région mais elle ne m’appartient pas et elle n’est pas résolue. C’est très important de se rappeler, comme c’est très important d’oublier. Choisir, inconsciemment ou non, l’un ou l’autre, permet de s’adapter et de se protéger.
La Face B : Qu’est-ce que ce travail de la mémoire, au cœur de cet album, vous a-t-il apporté ?
Yasmine Hamdan : Cet album m’a permis de transformer des expériences douloureuses en quelque chose de créatif et de fédérateur. À l’image du morceau Shmaali (un chant codé de la fin de l’époque ottomane, que des Palestiniennes chantaient pour échanger avec leurs proches emprisonnés). C’est une manière créative d’échapper au contrôle et à l’oppression : une chanson de résistance et de mémoire, qui montre que se rappeler, c’est aussi résister.
Cet album porte en lui de la gravité, mais aussi de la légèreté. Sur la pochette de l’album, on me voit enfant, en habit de Pierrot. J’étais très introvertie, pourtant j’aimais me déguiser en personnages décalés. C’était un Pierrot à l’Oriental, avec beaucoup de couleurs : du vert, du jaune, du rose et du rouge (cette figure de la commedia dell’arte revêt habituellement du noir et blanc). J’ai basculé en monochrome cette photo prise par mon père. Je me souviens des modifications apportées à la couleur et au recadrage, que j’ai faites dans une voiture à Venise. J’ai ensuite dessiné des espèces de tatouages, qui font indirectement référence à des communautés natives comme les Bédouines. Puis, ma sœur m’a aidée à faire le titre en s’inspirant de graffitis qu’on avait vu sur des murs au Maroc. C’est le graphiste Marc Kandalaft qui a ensuite réarrangé la pochette de l’album.
C’était comme un jeu, avec lequel on s’est bien amusé. Le jeu est une forme de solidarité, et le processus de création de cet album est collectif. Je l’ai enregistré chez moi, à Paris, dans un studio avec l’aide de Marc Collin (fondateur de la formation Nouvelle Vague, qui a l’habitude de collaborer avec différents artistes) et aussi par correspondance avec le compositeur syrien Omar Harb. Aujourd’hui, on peut appeler un musicien à l’étranger, lui demander d’enregistrer des violons ou de programmer une batterie, et il envoie les sons à distance. Il y a quelque chose de très « crafty », de « do it yourself », dans ce disque. Tout s’est créé petit à petit, comme un travail de broderie. On coud, on découd.

La Face B : À quand datez-vous la création de cet album ?
Yasmine Hamdan : Juste après l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020. C’était pendant la période du Covid. Je n’étais pas bien, j’étais très mélancolique. Une amie est venue chez moi puis m’a proposé de partir avec elle en Sicile. Je l’ai suivi. La semaine qui devait être la durée de mon séjour s’est transformée en trois mois ! Cette île était comme un point de bascule parce qu’elle est extraordinaire, sublime. Il n’y avait pas de touristes, seulement le silence, la mer Méditerranée, le ciel, les oiseaux migrateurs et leur chant.
Le fait de changer de rythme et d’énergie a impulsé en moi la création de l’album. Je me suis remise à prendre confiance en mon travail. Le plaisir m’est revenu. Tu sais, le plaisir c’est comme une porte ou une fenêtre. Quand tu l’as traversé tu te retrouves dans un espace où tu as envie de créer, de collaborer : ça contamine ton univers de belles choses. »
La Face B : Êtes-vous quelqu’un de nostalgique ?
Yasmine Hamdan : Musicalement, oui. La musique arabe des années 1940 aux années 1970 m’inspire et prend la forme d’une boussole. Elle me permet de questionner la manière dont je m’ancre dans le présent. Les voix des chanteuses et leurs histoires sont aussi une grande source d’inspiration, comme la diva Asmahan qui m’a donné l’envie de chanter. Dans mon titre Shadia, je m’inspire de l’artiste tunisienne d’origine juive Habiba Msika, avec cette phrase pleine de douceur et de sensualité : « Sur le lit, viens dans mes bras ». Elle m’émeut par sa voix, sa liberté et son histoire. Elle est tragiquement morte immolée par un amant qui s’est ensuite suicidé.
Même chose pour les femmes palestiniennes qui sont les interprètes originelles de Shmaali. Je rends hommage à des figures fortes et libres, qui ont vécu dans des sociétés où les guerres et les conflits les ont invisibilisées. Par leur chant, elles résistent à la violence et répondent à la dualité par la douceur. Mon intention première n’est pas forcément revendicative ou engagée. Mettre en avant ces chanteuses, relève plus moi d’un état d’esprit et d’une éthique de travail.
La Face B : Vous êtes polyglotte en parlant arabe, anglais mais aussi français. Vous vivez en France, mais vous avez grandi à l’étranger et vous êtes née au Liban. Trouvez-vous une source d’inspiration dans cette trajectoire ?
Yasmine Hamdan : Quand tu viens de quelque part et que tu te retrouves ailleurs, surtout quand comme moi, tu as voyagé partout en étant jeune, aux Émirats, en Grèce, au Koweït… Tu ne vois plus les frontières. Par exemple, je n’ai pas besoin de comprendre les paroles d’une chanteuse pakistanaise pour ressentir une émotion. Même si je me sens Libanaise, quand je ne suis pas au Liban, je ne me sens pas tout à fait libanaise. Puis j’ai été dans des lycées français, à 11 ans je lisais Zola, je parle plusieurs dialectes arabes, mon compagnon est palestinien. C’est aussi très relié au fait d’être toujours « ici » et « là-bas », sans tomber dans une forme de dichotomie, et aux questions qui en découlent : « Comment tu vis alors que ton autre pays est en feu ? » « Comment tu normalises normalise certaines choses ? » « Comment tu te positionnes ? Tu t’exprimes ? »
Le défi, c’est d’arriver à s’exprimer sans être « ghettoïsée », réduite et enfermée dans une seule identité. Surtout lorsque l’on vit dans des sociétés qui pour se rassurer ont besoin de classer, de catégoriser, de formater, en somme, de contrôler. Alors j’essaie de brouiller les pistes. Je considère que c’est ça le travail artistique : les références sont aussi vastes que l’océan. C’est aussi un privilège de pouvoir s’entourer de belles choses et de transformer des expériences à la manière d’un alchimiste. Surtout quand ces dernières résonnent chez les autres qu’importe la temporalité. Je pense qu’on développe aussi cette sensibilité qui nous permet cela par les gens qu’on rencontre, les écrivains, la poésie et la musique.