Elle est multi-instrumentiste, compositrice, elle a sorti son album Not Everything Has To Be Sad cette année, elle accompagne certains des plus grands noms en tournée et notamment Chilly Gonzales en ce moment. Nous avons profité de leur passage à Lille pour prendre contact avec Stella Le Page et lui proposer de répondre à quelques questions. En tournée en Suisse, la Britannique d’origine a pris le temps de nous répondre.
La Face B : Bonjour Stella, comment vas-tu ?
Stella Le Page : Ça va bien, je suis dans le train vers la Suisse pour quelques concerts et j’adore voir les montagnes, ça fait toujours du bien de voir la grande nature.
LFB : Tu es originaire de Londres, et tu vis à Paris, pourquoi ce choix ?
SLP : Il y a 7 ans je bossais avec des parisiens sur mes chansons, puis j’ai été signée chez Universal Publishing France, et il me semblait que le prochaine étape était de m’installer ici. À cette époque je stagnais a Londres, je n’avais pas d’argent ni de travail, je voulais partir. Avec le recul, j’ai pris la décision très vite, j’étais encore très naïve, et tout ne s’est pas passé comme je l’avais imaginé pour les premières années, c’était parfois dur. Mais aujourd’hui je ne regrette pas d’être là. Je me sens chez moi.
LFB : En ce moment tu tournes avec Chilly Gonzales, comment ça se passe ?
SLP : J’ai découvert la musique de Chilly Gonzales exactement au moment où je suis arrivée à Paris, mais je n’aurais jamais cru que quelques années plus tard je serais en tournée avec lui. Cette opportunité m’a changé la vie. J’ai pu jouer dans les plus belles salles d’Europe, avec un musicien pour qui j’ai le plus grand respect. C’est difficile de me débarrasser du trac avant chaque rentrée sur scène, mais les nerfs sont aussi un élément vital pour le triomphe de la performance, et une fois que j’ai commencé à jouer, on s’amuse bien. C’est un travail particulièrement spécial pour moi parce que sa musique comprend tous les genres, donc parfois je peux jouer de manière très classique, parfois je joue plus comme une bassiste dans une groupe de rock, parfois j’ai la chance de chanter, de jouer du piano, ou du melodica, et les morceaux sont toujours en train d’évoluer de ville en ville. Gonzo c’est quelqu’un d’une générosité rare, et il veut partager tout ce qu’il a appris dans la vie, j’essaye de profiter a fond de son savoir, j’ai vraiment la chance d’être là.
LFB : Auparavant tu avais travaillé avec d’autres artistes, notamment Benjamin Clementine, comment tu vis ces collaborations ?
SLP : Chaque collaboration que j’ai fais a requis un rôle différent, soit un instrument différent, des genres différents, soit en live ou des enregistrements ou à l’écriture. Parfois ça m’a fait sortir de mon zone de confort, j’ai du vite apprendre quelle casquette mettre et comment m’adapter à chaque situation, et c’est peut être la raison pour laquelle je suis devenue une femme à tout faire pour mon projet solo, c’est grâce aux collaborations que j’ai pu apprendre mes forces et faiblesses. Pour Benjamin Clementine j’ai fait partie des chœurs, et ne m’étant jamais considérée comme chanteuse, je n’étais pas très a l’aise entourée de « vraies chanteuses » qui avaient des voix plus puissantes et qui étaient beaucoup mieux adaptées pour le job à mon avis. Après, c’est aussi important de savoir écouter et suivre, de se mélanger avec les autres, d’être attentif, et ça je sais mieux faire après des années en orchestre, et ça m’a aidé a persévérer ! En tout cas, la musique de Benjamin est très unique et intrigante (comme lui-même), donc c’était quand même une expérience super de faire partie de sa tournée pendant un moment.
LFB : En parallèle de ces activités tu travailles en solo, comment tu fais vivre ce projet?
SLP : Mon projet solo a toujours été principalement pour moi, avant tout, une manière de satisfaire certains maux et de survivre dans les moments de frustration. Mais ça ne veut pas dire que je ne le prends pas au sérieux, c’est très important pour moi d’avoir un public aussi, de trouver les gens qui écoutent et qui agissent. L’espoir de toucher les gens et de susciter des émotions m’aide a rester motivée, et déterminée à mettre au monde quelque chose de beau et qui donne de la valeur à mes jours. Je fais tout à la maison, j’ai une toute petite pièce qui sert comme studio, et j’y enregistre tout, voix, guitare, basse, violoncelle. Le processus de produire la musique toute seule n’est pas facile, mais c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour que le résultat final me reste fidèle à cent pour cent. Comme ça, au fil du temps je peux observer la transformation et le processus de mes choix créatifs, et voir mon développement personnel en tant que musicienne et humain.
LFB : Tu peux nous en dire plus sur le processus de création de ton dernier album ?
J’avais eu du mal à finir une seule chanson depuis longtemps et je n’étais pas convaincue qu’il me restait des choses à dire après les deux premiers albums. Puis en Janvier de cette année, j’étais tellement frustrée par mon manque de productivité que je me suis donnée une date limite (juin) et je me suis dit que, quoi qu’il arrive, je sortirai tout ce que je peux produire dans ce temps, et je me suis surprise avec ces 10 morceaux à la ligne d’arrivée. Je sais que ce n’est pas la manière habituelle de le faire, la plupart des artistes finissent un maximum de morceaux avant de choisir les meilleurs, mais pour moi, tout composer dans l’espace de quelque mois menait a un résultat plus concis et concentré, et les chansons représentent un chapitre très définitif dans ma vie. C’est aussi l’avantage d’être indépendante, on peut sortir nos chansons comment et quand on veut.
LFB : À l’écoute, on a le sentiment qu’il y a beaucoup d’histoires qui viennent de ton vécu, est-ce que c’est le cas ou c’est de la fiction ?
SLP : Oui j’ai l’impression d’avoir beaucoup vécu en termes de sentiments et d’émotions dans ma vie jusqu’ici, mais je sais que je suis quelqu’un d’une sensibilité accrue avec une imagination très active dans ma manière de voir ma vie, et que des événements assez banals pour certains peuvent m’apparaitre particulièrement significatifs ou bouleversants. Je n’écris que sur mes propres expériences, et les véritables émotions ressenties, donc ce n’est pas de la fiction, mais ce n’est pas toujours la réalité non plus, ça m’arrive souvent de me perdre entre les deux surtout si je m’isole pendant un moment, comme par exemple quand je bosse sur un album, pour pouvoir me submerger dans cette réalité un peu floue et trouver une manière plus poétique de présenter les idées, comme par exemple l’histoire du chien qui attend son maitre pêcheur dans le port est en réalité basée sur une histoire ou il n’y a pas un chien ni un pêcheur…
LFB : Quand on écoute ta musique, on ressent une forme de mélancolie mais qui est pourtant très apaisante. Est-ce qu’il y a des ingrédients pour parvenir à ce résultat ?
SLP : Je ne crois pas que c’est exclusivement ma musique qui fait cet effet. Je trouve ça très apaisant d’écouter de la musique triste, parce qu’on se sent moins seul dans nos souffrances, les émotions se manifestent plus physiquement, nos émotions deviennent plus évidentes et valables, et plus on est honnête avec soi-même, plus on est calme. En parallèle, c’est exactement ça que le procès de créer me fait aussi. J’apaise la mélancolie en créant. C’est beaucoup plus facile de m’exprimer à travers des sons et des paroles du côté mélancolique du spectre. La joie me semble un peu plate, mono-dimensionelle, alors que la tristesse, ça englobe tant d’émotions complexes, la déception, le désespoir, le dégoût, la désolation, la colère, le chagrin… beaucoup plus de nuances, c’est beaucoup plus intéressant de peindre avec ces couches et ces couleurs. En ce qui concerne les ingrédients pour arriver a ce résultat musicalement, je pense que ce n’est pas une question d’ instrumentation ou de arrangement, mais plutôt de l’honnêteté, encore.
LFB : Sur Lady Enraged et Girl, You are a Woman now, tu abordes une vision d’émancipation de la femme. Qu’est-ce que ça représente pour toi ?
SLP : Les deux chansons parlent de la féminité à deux niveaux séparés. Girl, You Are A Woman Now, au niveau le plus personnel, c’est un appel tendre pour l’acceptation tardive de ma propre féminité. C’est une sorte de passage à l’age adulte bien en retard, où on entend la future moi, en train de parler au moi du passé, c’était plus facile de m’affronter de manière affectueuse quand je n’étais pas dans le présent, un peu comme si ce n’était pas moi du tout. Parfois je me demande si mon moi plus jeune serait déçue de voir où je suis à cet age, et cette chanson c’était quelque part pour apaiser ces doutes et incertitudes. Lady Enraged à plus grande échelle, est née plutôt comme un hymne pour la planète, chanté par la Mère Nature très en colère, mais les paroles s’adaptent très facilement à n’importe quelle situation d’abus ou injustice vécu du point de vue d’une femme. Je voulais montrer que le dégradation de la planète et la maltraitance des femmes sont clairement liées.
LFB : L’album donne le sentiment d’être construit sur des paires de morceaux qui se répondent (Lady Enraged / Girl, you are a woman now – Dragging my bags round town / Radisson Blues…). C’est le cas ? Si oui, pourquoi avoir construit l’album de cette façon ?
SLP : C’est vrai qu’à force de faire face à mes propres problèmes et angoisses en faisant la musique, j’ai d’un côté des chansons qui posent des questions et des chansons qui offrent des réponses, surtout les deux instrumentales – Hands Or Wings qui évoque le besoin de choisir entre la lutte et la fuite, et puis Two Flames One Ambition, qui réconcilie les deux envies opposants vers un seul objectif, celui du titre de l’album, Not Everything Has To Be Sad. C’était une phrase sur laquelle je me suis appuyée dès les premiers jours, et en même temps un mantra pour la période de création. Je voulais que l’album soit un porteur d’espoir, une bougie dans le vide, au lieu de faire une commentaire sur l’état du monde actuel, que j’avais essayé d’aborder auparavant. Avec la phrase « tout n’a pas à être triste« , même avec la reconnaissance qu’il y aura toujours des déceptions en chemin, on trouve une autre façon de penser, et on s’entraîne à ne pas prendre tout à cœur, à rester léger, une pratique dont je suis toujours étudiante et pas professeure !
LFB : Comment vois-tu la suite de ton projet solo ? De tes projets de façon générale ?
SLP : Depuis la tournée avec Gonzo, je suis devenue beaucoup plus à l’aise avec l’étiquette de « violoncelliste », même si juste avant j’étais prête à abandonner l’instrument. Récemment je me suis mise à composer pour le violoncelle, et à explorer plus ma relation avec, un sorte de ré-éducation, et réconciliation, et j’aimerais me consacrer à transformer cette union avec l’instrument en musique au cours des prochains mois. Entre temps, la tournée avec Gonzo continue, je bosse sur une mixtape de reprises, et en 2020 j’espère trouver encore du contenu pour un 4ème album de chansons.
LFB : Est-ce que tu as des coups de cœur à nous partager ?
SLP : Une sélection de trucs complètement random que j’aime sans en dire plus:
- Prelude in C sharp Minor (Victor Le Masne remake) – Chilly Gonzales
- The Wave – Amateur Best
- Woman – Norma
- What A Bastard the World Is – Yoko Ono
- Andromeda – Weyes Blood
- Encomium – Nicholas Britell
- Defeated Clown – Hildur Gudnadottir
- Le docu film Shirkers sur Netflix
- Le livre The Hearing Trumpet – Leonora Carrington
- Le film Long Day’s Journey Into Night de Bi Gan
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