Grosse découverte de 2025, ARTICLE15 squatte nos oreilles depuis de nombreux mois. Fruit de la rencontre entre Théo (aka GriGri) et Wilfried, le duo propose une musique explosive, abrasive et politique. On a profité du MaMa Festival pour nous offrir un long échange avec le duo où l’on parle de leur rencontre, d’esprit punk, de sape, de théâtralité et de live.

LFB : Salut ARTICLE15, comment ça va ?
Théo: Ça va très bien.
LFB : J’ai l’impression que ce projet-là, c’est un peu le fruit du hasard et du destin, et d’une rencontre un peu fortuite. Je me demandais si vous aviez été surpris de l’attention qui a été portée au projet dès le premier titre ?
Théo : Oui et non. Je pense que quand il se passe un vrai moment de musique dans un studio, tout le monde le sent et tout le monde le sait. Nous, quand on a fait les premiers tests en studio, on est là : Ah mais il se passe quelque chose. On était archi-enthousiastes et surpris. A cet égard, j’aurais envie de dire non, pas surpris. Après, par contre, se faire programmer dans cinq ou six festivals énormes avant même d’avoir sorti le moindre morceau juste sur la base des maquettes… Donc de morceaux pas finis, encore bruts, ce n’était pas mixé… On n’avait même pas de page réseau sociaux.
En plus aujourd’hui, les salles et les festivals sont en train de galérer à remplir. Donc ils ont plus que jamais besoin que les artistes fassent aussi leur promo. Et nous, on ne cochait aucune de ces cases. On s’est retrouvés programmé à Détonations, à Banlieue Bleue avec zéro morceau de dispo, rien. Du coup, là, j’avoue qu’on était assez agréablement surpris.
Wilfried : Je n’étais pas surpris parce que voir le chemin qu’a parcouru Théo dans GriGri avec le projet qu’il avait avant. Moi, avec le chemin que j’avais parcouru avec Lova Lova et la rage que j’avais de revenir sur scène, je n’étais pas surpris. J’ai juste dit : voilà, il y a un gros challenge qui est là et il faut monter sur scène, il faut arriver à organiser un set.
LFB : Tu as l’impression que vos cartes de visites précédentes, ça vous a aidé aussi ?
Théo : Je pense qu’en tout cas, on évoluait tous les deux dans des univers qui étaient quand même très particuliers. Et quand les gens ont entendu dire que ces univers étaient susceptibles de se mélanger, je pense que beaucoup les gens qui connaissaient déjà ont compris là où ça pouvait aller. Après, on ne se présente pas quotidiennement en disant : Salut Wilfried de Lova Lova et Théo de GARGÄNTUA. Ce que je veux dire, c’est qu’aujourd’hui, on parle d’ARTICLE15 et on arrive avec un projet qui est nouveau.
LFB : C’est ça qui est intéressant justement, c’est que les gens se rendent au-delà des étiquettes que vous aviez auparavant pour s’intéresser à votre musique.
Théo : Qui était déjà une absence d’étiquettes un peu quand même. Les étiquettes étaient déjà au format A4.
LFB : Si j’avais une image pour définir ce que c’était ARTICLE15, je dirais qu’on est face à deux pierres qui, dans le frottement, font des étincelles et que ces étincelles-là ne pourraient pas exister si c’était avec une autre pierre.
Théo : Ouais, c’est certain. Je pense que la collaboration nous amène chacun sur des terrains qu’on n’aurait jamais pu envisager l’un sans l’autre. C’est clair. Tu vois, SERVITEUR DU CRÂNE, c’est un bon exemple. C’est une des deux, trois maquettes qu’on a faites circuler avant, qu’on a envoyées à quelques contacts et qui nous ont valu d’être programmés. Quand on écoute l’enregistrement, la maquette de SERVITEUR DU CRÂNE,, c’est la première instru quand j’ai dit à Wilfried : « tiens, viens, on va faire un test en studio, on va voir ce que ça donne ».
On n’avait pas d’idée d’ARTICLE15 encore à ce moment-là. Tout ça, c’était très flou. Je lui fais écouter une instru que j’avais faite, j’allume le micro et il part en impro pendant quinze minutes non-stop à dérouler. Je n’avais jamais vu ça. Ça a créé tout le bloc central. La prise que tu entends dans Serviteur du crâne, c’est cette prise. On ne l’a pas réenregistré. Après on a réécrit une intro, on a écrit le refrain de la fin. On a restructuré ça et moi je n’avais jamais vu ça. Pour moi un morceau… Je suis un mec assez cérébral, assez structuré.
Wilfried : C’est un peu la différence entre nous deux.
Théo : C’est ça. Il y en a un qui cadre et l’autre qui déborde.
Wilfried : Et un autre qui remet le cadre.
Théo : Et un autre qui redéborde (rires).


LFB: C’est de l’alchimie. Le mélange un peu étrange qui donne une potion qui n’existe nulle part ailleurs. Mais du coup vous parliez de choses qui vous éloignent un peu. J’aimerais bien parler de deux choses qui vous rassemblent pour moi et qui sont très propres à ce projet-là. La première chose, c’est que j’ai l’impression que vous êtes un peu deux esprits punks.
Théo : Punk de manières très différentes.
LFB : Oui, de manières très différentes, mais il y a cette volonté malgré tout d’être dans son truc et de combattre un peu les étiquettes, d’être un peu inclassable. Peut-être volontairement rebelle.
Wilfried : Ouais. Volontairement rebelle, je ne sais pas si pour moi ça a été une volonté, mais je me suis retrouvé à être un peu un ovni dans l’endroit où j’ai grandi en tant que musicien. Il y en a beaucoup qui disent, quand ils me voient sur scène, ils me disent : Où il a commencé ? Ça sort d’où ? Quand il y avait des orchestres dans le quartier, je ne chantais pas. Mais j’écoutais, j’étais en train de faire ma sauce à la tête. C’est vrai que j’avais commencé très jeune à l’église où je rappais des paroles chrétiennes. Mais tout ce brassage-là, il s’est passé.
Et tous les gens avec qui j’ai grandi au début, ils ne comprenaient rien. Et au final, ils me disaient : non, ta voix-là, ça ne fera rien. Parce que chez nous, au Congo, c’est les voix aiguës, comme Ferre Gola, un peu Fally Ipupa. Maintenant, ils utilisent des autotunes, parce que leur voix ont un peu grandi, avec l’âge. Mais à l’époque, ils avaient tous des voix fines. La plupart des chanteurs vraiment très connus ont cette voix fine, à part Pépé Kalle. Il y a toujours des exceptions, des voix lourdes, un peu comme la mienne. Mais la plupart, c’est des voix fines. Et moi, c’est ça qui a fait que je suis un peu hors cadre. Au début, personne n’y croyait. Et maintenant, les gens se demandent d’où je sors.
Théo : Pour ma part, je pense que le côté punk s’exprime d’une manière assez différente. Je pense qu’il y a deux choses à dire là-dessus. La première, c’est que, que ce soit au sein de GARGÄNTUA ou au sein d’ARTICLE15, il y a toujours cette espèce de recherche d’un angle qui va créer une friction sur un sujet qu’on veut aborder. Quelle est la meilleure manière de parler du travail ? Quelle est la meilleure manière de parler ? Et tu vas chercher un angle et un ton, et tu vas chercher celui qui gêne, qui est un peu provoc. Cette tension-là, c’est quelque chose que j’aime beaucoup.
Et après sur le plan de la musique, de l’expérimentation musicale et de l’absolution des genres, je pense que ça, c’est juste que c’est excitant pour un amoureux de la musique. Juste d’entendre de la musique que tu n’as jamais entendue, c’est déjà excitant de la découvrir. Mais alors si en plus, elle sort de tes doigts, de ta tête et de ton corps, c’est encore plus grisant et excitant. Du coup, il y a ce plaisir-là dans l’expérimentation et dans le fait de réaliser en le faisant que c’est possible de faire quelque chose qui sorte complètement du cadre et qui soit quand même vraiment efficace, et qui fonctionne. Que ce ne soit pas juste une bizarrerie, que ce soit percutant et qu’on se dise : putain j’ai envie d’écouter cette musique.
LFB : Et le deuxième truc qui pour moi vous rassemble c’est le sens de la théâtralité.
Wilfried : Oui. Moi j’ai toujours joué dessus, plus en jouant aux sorciers, ce côté théâtral un peu. Et aussi parce que la performance, oui, ça vient de ce côté un peu théâtre de base. Parce que bon, je ne sais pas si je connais bien, si je suis assez pointu, même si j’ai fait une école d’art à Kinshasa, l’Académie des Beaux-Arts. Mais apparemment, la performance, ça vient du théâtre. Et il y a des gens comme des Marinetti, des Dada, les anciens performeurs qui ont commencé. Du coup, ça vient vraiment de ce côté théâtre.
Et moi, j’aime bien tout ce qui est expression faciale, mouvement du corps. C’est vraiment un truc que j’aime bien. J’arrive des fois à le faire bien ou à rentrer en transe, comme les gens disent. Mais je sais qu’il y a quand même un côté réfléchi dans les mouvements que je fais, un côté théâtre, comme tu dis.
Théo : Pour rebondir sur ces mouvements du corps et l’expression faciale, moi, ce que j’aime dans le spectacle, c’est la narration, la mise en scène, l’écriture. J’ai vraiment trouvé très intéressant quand j’ai appris que Brecht se posait la question de comment il allait faire en sorte dans ses pièces de théâtre que les gens n’oublient jamais qu’ils sont en train de voir un spectacle, que ce spectacle a été écrit, et que donc on est en train d’essayer de leur dire quelque chose et qu’il faut rester concentré. Ce n’est pas genre en mode. Je trouve ça ultra intéressant.
Et du coup, ça passe dans l’écriture du spectacle par effectivement créer des moments de choc ou des moments de contraste qui te font te réveiller et récupérer l’attention. En mode concentre-toi, on est en train de te dire des choses. Donc effectivement, pour le côté spectaculaire et théâtral, c’est ce qui a fait naître l’étincelle de l’envie de travailler ensemble quand on a vu nos shows respectifs aux Inouïs du Printemps de Bourges en 2021.
LFB : Il y a l’idée de la tenue aussi.
Théo : Ça y participe.
LFB : Parce que même là, c’est hyper important. Il y a un truc un peu bleu de travail, prolétaire, chez toi, et toi, c’est une nouvelle fois quelque chose de surréaliste.
Théo : Moi du coup, ce n’est pas vraiment une tenue, c’est plutôt carrément un personnage qui a été créé, qui est GriGri, le blanc qui voulait le plus être noir. Effectivement, la création d’un personnage, d’une manière générale, c’est extrêmement utile parce que ça permet de prendre de la distance sur un sujet, sur plein de sujets même. D’une manière générale, de prendre de la distance, de dire des choses que tu ne penses pas. C’est ultra utile de pouvoir dire des choses avec lesquelles tu n’es pas d’accord. Mais parce que des fois, si tu dis que ce avec quoi tu es d’accord, ce n’est pas forcément ce avec quoi tu es d’accord qui va être le plus susceptible de réveiller les gens ou de mettre un sujet en lumière. Peut-être que c’est avec l’inverse de ce que tu penses qu’on comprend le sujet. Un personnage, ça permet ça.
LFB : Oui, ça sort du réel tout en parlant du réel.
Théo : Oui, c’est ça. En sortir, c’est une bonne manière de le voir.
Wilfried : Moi, ce que j’aime dans le personnage, c’est qu’il y a un côté… J’ai été sapeur à un moment de la vie, sapeur japonais. C’est la société d’ambianceurs, ceux qui aiment bien s’habiller, se balader. Il y a un gars qui s’appelait Gignorma Boxo, qui disait un truc : méfiance, confiance. Et pour moi, le costume, c’est cette barrière entre la méfiance et la confiance. Où je suis moi-même derrière, je suis confiance et moi. Mais dehors, il peut y avoir la méfiance parce qu’on ne sait pas avec qui on se frite, qui on rencontre. Du coup, ça fait un endroit où tu peux être libre toi-même et un endroit en dehors où tu sais qu’il y a des gens, tu sais que tu ne peux pas faire n’importe quoi parce qu’il y a quand même des limites de la société.

LFB : Pour parler de musique : au-delà de l’importance de la majuscule, ce qui m’intéresse, c’est appeler un premier EP PRÉAMBULE. Est-ce que c’est une ouverture vers ce que vous faites ou est-ce que c’est un manifeste clair et définitif sur ce que vous êtes ?
Théo : Oui, c’est une ouverture. En fait, PRÉAMBULE, c’est cinq morceaux. Ça dure en tout vingt minutes. Nous, aujourd’hui, sur scène, on joue une heure. Donc, les gens qui veulent se faire une idée de ce qu’est la suite pour ARTICLE15 ont juste à venir voir les concerts. Pendant les deux tiers du spectacle, ils entendront des choses qui sortent de Préambule Comment est-ce qu’on ouvre un chapitre ? On s’est posé beaucoup de questions parce qu’on fait une musique qui est dure à classer et en même temps on veut être intelligible.
On veut être compris et on ne veut pas non plus faire de concessions sur la musique qu’on a envie de faire. Est-ce que tu fais un premier EP qui est extrêmement cohérent pour être le plus intelligible possible et puis ensuite tu surprends les gens ? Ou est-ce que tu annonces la couleur dès le départ ? C’était un pari. On a pris celui-là parce que c’était celui avec lequel on était le plus aligné.
On trouvait que c’était une manière d’ouvrir un peu sur ce qu’allait être ARTICLE15. Je pense que globalement, les gens peuvent écouter PRÉAMBULE comme une sorte de nuancier avec lequel on va travailler à l’avenir. C’est-à-dire qu’il y a des moments où on va rire, des moments où on ne va pas rire du tout, des moments où ça va être très violent, des moments où ça va pouvoir être beaucoup plus doux.
Wilfried : Je suis d’accord avec toi.
LFB : Il y a une chose qui est importante malgré tout, qui vous guide un peu, c’est l’idée de la radicalité. C’est ce que tu disais. C’est quand même très radical dans ce que vous proposez. Ce qui m’a intéressé, j’ai l’impression qu’il y a quand même une production qui est très pop derrière. De telle manière que même dans les moments les plus violents, ça reste hyper facilement audible et écoutable, et la voix est vachement mise en avant aussi, comme de la pop.
Théo : Pour la question de la voix précisément, c’est aussi le fait que ce qu’on dit est important. Donc on veut que ce soit mis en avant aussi dans le mix. Et puis c’est aussi l’aspect chanson qui est vraiment au cœur du projet.
LFB : C’est de la pop moderne.
Théo : Oui oui, c’est de la pop. Le truc, c’est qu’en fait, si tu regardes ce qui se fait majoritairement dans la pop aujourd’hui, tu en viens à douter que des projets comme ARTICLE15 soient encore de la pop. La question, c’est est-ce qu’il suffit d’avoir un refrain catchy pour que ce soit de la pop ? ou est-ce qu’on est prêt à abandonner ce terme-là et d’accepter que ce n’est pas parce que ce n’est pas de la pop qu’à un moment, on ne va pas secouer de la tête. Je n’ai aucune idée.
LFB : Pop, ça peut aussi être dans le sens populaire.
Théo : Je n’en sais rien. Enfin, populaire, ce n’est pas tellement un adjectif qu’on peut mettre avant que ça devienne populaire. Ça devient populaire rétrospectivement.
LFB : Oui mais je te dis populaire dans le sens qui va vers le peuple.
Théo : Dans ce sens-là, oui.
LFB : Ce n’est pas snob ce que vous faites. Il y a une volonté de rassembler aussi dans la musique.
Théo : Ouais, d’être intelligible. Dans cette volonté d’intelligibilité, il y a aussi le fait qu’on a passé beaucoup de temps à faire des traductions en français et en anglais de toutes les paroles, tout est sur genius, et que même quand il y a un terme qui est un peu obscur, etc., on a même spécifié, expliqué. L’idée, ce n’est pas d’être mystérieux pour être mystérieux.
LFB : C’est ça qui est intéressant, c’est que tu chantes en lingala, qui est aussi une particularité, quelque chose de très important, qui guide ta musique. Et j’ai l’impression qu’effectivement, tu peux avoir deux types d’auditeurs dans ta musique : les gens peuvent l’écouter pour la musique en tant que telle, et après aller creuser. Ce sont deux expériences qui sont complètement différentes.
Wilfried : Différentes, ouais. C’est vrai que c’est au moment où on comprend les paroles, avec toutes les traductions, ça donne encore un autre regard sur la musique. Ça donne même envie de repartir pour écouter et se resituer par rapport aux paroles qui sont celles qu’on a écrites.
LFB : Oui, c’est ça. Le terme ARTICLE15, rien que ça, c’est un terme qui est hyper important dans l’histoire de ton pays, dans la politique.
Wilfried : Et même dans l’histoire du projet aussi, par rapport à la manière dont on s’est débrouillé.
LFB : Débrouillez-vous pour survivre, ça représente bien aussi le projet, c’est-à-dire que c’est à la fois cynique et résilient.
Théo : C’est ça, exactement. Je n’aurais pas mieux dit.
LFB : J’ai l’impression que c’est ce que tu fais dans les paroles aussi.
Wilfried : Ouais, exactement.
LFB : Cette recherche-là, parce que les propos sont hyper politiques. Ça parle de colonialisme, d’exploitation. C’est très visé.
Wilfried : Oui, parce qu’on essaie de dire des choses qu’on connaît, qu’on comprend. Et essayer de faire passer ce message-là, tout en restant dans la bonne humeur.
Théo : La bonne humeur ou pas, ça dépend des morceaux quand même.
Wilfried : Ouais, c’est vrai (rires). Ça dépend. C’est vrai que moi, ce que tu dis, ça me rejoint le truc de BONGABONGA, ce côté où on a des trucs très, très, très durs qui se sont passés dans l’humanité, dans l’histoire du monde. Mais on reste un peu joyeux. On montre aussi ce côté où on reste confiant pour le futur.
Théo : C’est ça. Pour le coup, BONGABONGA, c’est un très bon exemple pour ça. C’est vrai qu’aujourd’hui, on a eu la sensation qu’il n’y avait pas vraiment beaucoup de propositions artistiques qui puissent donner de la matière aux africains pour se réapproprier l’histoire du colonialisme sous un autre angle qu’un angle misérabiliste. C’est-à-dire un angle qui ne soit pas dans : Ah, c’est horrible. Évidemment que c’est horrible.
Mais comment est-ce que tu dépasses ce stade-là ? Comment est-ce que tu sors d’une image collective de victime pour en fait dépasser ça ? Le fait de reprendre la main doit passer par une autre posture. Et c’est aussi je pense l’utilité qu’on peut avoir en tant qu’artiste de proposer des supports. Et la chanson BONGABONGA se place à un endroit en posant un regard sur cette histoire tragique, un regard qui est depuis un endroit où c’est possible d’en rire, où les gens qui voudront chanter ça, et les africains qui voudront chanter cette chanson ne se sentiront pas misérables bien au contraire. En fait ils se seront assez forts pour en rire.
Wilfried : je suis vraiment d’accord avec ce que tu dis. C’est ce que je ressens aussi. Après avec mon point de vue, mais un peu à l’extérieur, c’est ce que tu viens de dire, du résultat de ce qu’on a fait.

LFB : Même un titre comme ROBOKOP, tu vas regarder le clip ou tu vas écouter la musique, tu vas dire que c’est entraînant, c’est marrant, et quand tu regardes les paroles, il y a une réflexion en deux temps, j’ai l’impression. Sur chaque morceau, il y a cette volonté-là où tu percutes, les gens sont un peu sonnés, et après ils revoient ce que tu veux dire.
Wilfried : C’est vrai que ROBOKOP, c’est un peu ça l’idée. C’est vraiment une manière de réfléchir qui me ramène déjà à un artiste qui s’appelle Bebson. Pour moi, c’est le meilleur de tout le monde. Mais il est fou, ça l’a rendu fou. C’est le plus gros pote de Kinshasa. Il est meilleur dans toutes les disciplines artistiques, comme le disent même les profs de l’académie. Gros marginal mais en fait le gars a un peu ces réflexions-là de jouer avec les mots pour dire des choses.
Et la manière qu’on a eu de réfléchir, ça me renvoie directement vers lui. Je pense que ouais dans ce truc de ROBOKOP, ça n’a rien à voir avec le Robocop du film. C’est vraiment autre chose, c’est plus profond que ça. C’est ce truc où quelqu’un galère mais il fait plusieurs boulots pour avoir un salaire. Mais après, est-ce qu’il arrive à en jouir ? Il y a un côté un peu dur dans le texte, mais après dans la musique, ça fait danser, comme tu dis.
LFB : Oui, c’est un peu l’idée où tu te transformes en robot et tu ne travailles plus pour vivre, mais tu vis pour travailler. Mais chaque morceau, il y a une thématique importante à chaque fois. Et comme tu dis, c’est écrit de telle manière que c’est émouvan. Tu joues aussi avec les émotions que tu instilles dans tes chansons.
Wilfried : Oui, c’est ça. Et surtout les moments où on sort de l’impro parce qu’il y a des chansons comme ça, comme ROBOKOP ou comme d’autres. Je ne vais pas spolier l’album qui va venir. Mais il y a plein de morceaux comme ça où au début, on part en impro. Il y en a qui sortent vraiment des vraies discussions comme BONGABONGA. Pour moi, c’est une chanson qui découle d’une discussion entre nous deux où on parlait de trucs très sérieux. Mais des chansons qui viennent des impros comme ça, comme Serviteur du crâne, il y en a beaucoup qui viennent d’un truc. Il y a du désordre, on met un cadre et un mec qui revient qui refait du désordre. Il y a un autre qui remet du cadre, il y a un autre qui recommence encore à sortir, on le tire. Donc c’est un peu ça.
LFB : Et pour rester sur une note d’humour hyper importante sur l’EP, est-ce que vous pouvez nous parler de cette idée de radio édit sur le premier titre ?
Wilfried : Alors déjà, qui dit radio édit dit qu’il y a une version plus longue de ce morceau qui existe, ça c’est sûr. Parce que les gens qui nous voient en concert le savent. Et puis oui, c’est un petit clin d’œil au fait que ce qu’on fait c’est totalement hors format. Donc couper pour un radio édit et croire que tu vas passer sur Chérie FM, c’est… Non mais bon c’est rigolo quand même aujourd’hui, même pour certains artistes, même trois minutes, c’est trop. Ça m’est déjà arrivé de participer à des créations de morceaux où vraiment on disait non coupe parce que plus vite le morceau est fini, plus les gens pourront écouter le morceau qu’ils aiment. Il faut qu’ils le replay. Donc ça fait plus de stream, et donc ça fait plus d’argent. J’abandonne.
LFB : C’est pour ça que moi j’aime un morceau comme Serviteur du crâne par exemple, qui prend son temps.
Wilfried : J’allais en parler. Le truc le plus improbable que j’ai jamais vu, qui m’a étonné, gris-gris dans la réalisation du clip… Parce que moi dans le projet Lova Lova que j’avais avant, la plupart des clips, c’est moi qui les réalisais, qui ramenais des idées. Je ne sais pas, mais je pense que Gris-gris en a regardé quelques aussi et qu’il a un peu pioché. C’est vraiment un univers qui était à moi.
Mais là, c’est un autre univers. Je ne parle pas que dans SERVITEUR DU CRÂNE, je pense qu’il y a des idées qui sont de moi. Mais vraiment, l’idée d’arriver à un clip qui ne finit pas. Moi, je n’ai jamais vu ça. De ce côté-là, je me dis que ce gars-là, il est fou. Non, mais sérieusement. Qu’il y ait des fonds ou pas, comment un clip ne finit pas ? Un clip infini. Une maquette, une maison qui n’est pas finie.
LFB : C’est marrant parce que c’était ma question d’après. Justement l’aspect visuel où j’ai marqué que vous aviez sorti 3,5 clips (rires). On parlait de théâtralité, d’habiter sa musique, faire vivre ce projet-là d’un point de vue visuel, c’est quelque chose qui est important pour vous aussi, même le faire vivre sur les réseaux sociaux.
Théo : Oui, alors les réseaux sociaux, pour nous, c’est un peu l’appendice de notre œuvre. C’est à dire que on y fait dépasser quelques trucs pour permettre aux gens de remonter la ficelle jusqu’à ce qu’on fait plutôt dans les clips et dans les morceaux. Je pense que ça va nous ramener à tout ce dont on parle depuis tout à l’heure, c’est à dire intelligibilité, théâtralité, personnage, propos. Et parce qu’on fait quelque chose qui est hors format, il y a cet enjeu d’intelligibilité. Et puis, non, quand même, il y a autre chose.
C’est qu’aussi, Wilfried, avant même le chant, son endroit, c’est la performance. Et c’est au cœur du projet. C’est-à-dire que même si tu ne gardes que la musique, tu n’as pas tout ARTICLE15. En réalité, les gens qui écoutent nos morceaux, c’est trop bien s’ils écoutent les morceaux mais tant qu’ils ne voient pas ARTICLE15 sur scène, ils ne connaissent pas vraiment ARTICLE15. Parce qu’en fait c’est ce que Wilfrid a toujours fait. Moi, je ne le vois jamais autant rayonner et déborder d’énergie que quand il performe. moi-même je suis spectateur de ça. Moi, je ne suis pas du tout là-dedans au départ.
Wilfried : Il dit la vérité je pense. Il faut le croire.
Théo : Mais donc, les clips, ça permet de remettre la performance dans la musique. Et du coup, quand je regarde les clips que j’ai réalisés, enfin que GriGri a réalisés, j’ai l’impression de mieux retrouver l’énergie. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose qui est plus clair. Finalement, ça semble moins hors-circuit quand tu regardes la performance en face. Tu comprends tout de suite. D’où les clips. Il y en aura d’autres.
LFB : Les vidéos que vous avez faites sur Instagram sont très drôles aussi. Elles sont très drôles et elles se foutent complètement aussi de l’industrie de la musique. La vidéo où tu cours après quelqu’un pour lui faire écouter votre musique ou celle où vous présentez comment vous avez créé la pochette, c’est quand même très drôle. Et ça permet aussi d’utiliser intelligemment les réseaux sociaux où parfois pour un artiste en développement, c’est plus une punition qu’autre chose.
Théo : Oui et puis en fait, je n’ai même pas envie qu’on s’extrait de ça. Effectivement dans l’idéal, tout le temps qu’on consacre à faire des petites vidéos pour les réseaux sociaux, en réalité ce serait probablement du temps mieux investi à faire de la musique ou des clips et de l’argent aussi. Donc c’est con mais en fait quand on dit aux gens, abonnez-vous, mettez la cloche et tout, en fait, le sous-texte, c’est : si vous mettez la cloche, ce sera ça de moins à donner en fric à Meta et à Google pour que vous voyiez nos prochains posts. Et cet argent-là, on ne va pas manger du homard avec. Ça va aller dans des clips et de la musique. Et donc bref, les réseaux sociaux évidemment, c’est toujours nous.
LFB : Justement, en parlant de manger du homard, vous jouez au MaMa, vous jouez aux BISES FESTIVAL, c’est quoi l’importance actuellement de draguer les professionnels de la musique pour un projet comme ARTICLE15 ?
Wilfried : Moi je ne suis pas fort en drague en général.
Théo : Non, on ne drague personne. L’avantage de fonctionner avec ARTICLE15, c’est-à-dire de se débrouiller, c’est que tu as besoin de personne pour produire. Et ça, c’était la priorité pour nous. Et le fait aujourd’hui d’être indépendant, ça fait qu’en fait, si on collabore avec quelqu’un, c’est parce qu’il y a une envie commune, une vision commune et qu’il y a un truc qui nous permet d’aller plus loin. Mais aujourd’hui on est très heureux justement de ne pas avoir besoin de draguer qui que ce soit pour faire du ARTICLE15.
LFB : Oui mais quand je dis draguer, c’est que là vous jouez devant des pros, devant des programmateurs tout ça, il y a quand même cette idée aussi de de montrer le projet de telle manière qu’ils aient envie de vous faire jouer.
Théo : On le montre de la même manière à chaque fois. Mais par contre, effectivement, on va plutôt dire que c’est une occasion pour eux de voir que ce truc qui leur semblait totalement hors-circuit, en fait, ça a peut-être totalement une place dans leur festival ou dans leur salle de concert. On va peut-être plutôt dire ça comme ça. Parce qu’aujourd’hui les programmateurs ont de la pression, programmer un groupe comme ARTICLE15 ? juste programmer un groupe qui sort de toutes les étiquettes de tous les circuits, ça peut faire peur à un programmateur. Et ça lui fait peur jusqu’à ce qu’il voie le spectacle et qu’il se dise, non ça va être un putain de moment. C’est plutôt une manière de clarifier, de leur permettre de voir ce que c’est vraiment, plutôt que de les laisser dans l’inquiétude de dans quel plateau ils vont nous rentrer.
LFB : Si vous deviez ranger dans une bibliothèque PREAMBULE, à côté d’un livre, d’un film et d’un album, vous choisiriez quoi ?
Théo : On en parlait tout à l’heure que Yeezus de Kanye West, c’est quelque chose qui n’est finalement pas si étranger à ce qu’on fait. C’est rugueux, ça part dans tous les sens. C’est catchy et c’est ultra radical. C’est totalement inclassable. Alors que je n’aime pas ce type, entendons-nous, mais je parle de l’album.
Wilfried : Moi je mettrais en termes d’album, par rapport à mes influences et en restant juste moi, dirais j’irai le maître à côté de l’album Noir et Blanc de Hector Zazou et Bonnie Bikaye. Parce que pour moi, c’est cet album-là qui m’a donné envie de faire de l’électro alors que je viens d’un monde du live. Quand je dis live, c’est guitare et déjà l’électronique pour moi de base, ça ne me plaisait pas. Mais maintenant je suis dedans, dans la lourdeur de ce que ça peut donner, je le mettrais à côté de notre EP.
Théo : L’avantage, c’est que c’est une collaboration franco-congolais des années 80. Du coup on pourrait voir Préambule comme une implémentation de ça.
Wilfried : En livres, je dirais Le corps de l’artiste. Vraiment pour moi, c’est un livre qui m’a beaucoup donné envie de faire de la performance. Et déjà, c’est un livre que je cherchais à lire. Il fallait aller demander à des gens pour le trouver. Après, j’ai eu une personne qui me l’a offert. Je l’ai encore à Kinshasa. C’est un livre sur la performance, sur les débuts, sur tous ces mouvements des activistes viennois qui se mettaient du sang des bêtes sur le corps, habillés tout en blanc. Moi, c’est ce livre-là où je me retrouve le plus. Je pense que je n’ai pas encore fait assez de conneries pour en arriver là mais je pense que je suis sur la bonne voie et qu’un jour j’en ferai tellement qu’on pourrait mettre ARTICLE15 à côté.
Crédit Photos : Cédric Oberlin