Le groupe toulousain de post-rock instrumental avait déjà frappé fort avec leur premier album The Machine Is Burning And Now Everyone Knows It Could Happen Again en 2021. Cet opus en disait déjà long sur l’étendue du talent des musiciens derrière ce projet. Quatre ans après, Bruit ≤ revient avec The Age Of Ephemerality sorti via Pelagic Records, une entité multidimensionnelle qui marque l’apogée du groupe, désormais au sommet de son art.

artwork by Arnaud Payen
Une master piece éclairée et singulière.
Il est de ces albums dont l’empreinte reste indélébile et qui, au-delà de marquer une année, marquent toute une vie. Bruit ≤ a façonné des compositions dont la beauté subjugue, laissant une contemplation infinie s’installer. The Age Of Ephemerality n’est pas un produit qu’on consomme et qu’on laisse pour compte. En effet, il faut prendre le temps de le lire car, comme un ouvrage, il prend le temps de tisser une toile, d’installer un propos, d’engager une réflexion. Ce n’est pas une histoire que nous raconte Bruit ≤, c’est la transposition d’une vision éclairée de la réalité, de ce qui se joue dans notre société. Cet album est à la fois un manifeste sonore et sensoriel, littéraire et engagé, politique et philosophique, hautement cinématographique.
Pouvoir-Progrès/Sens-Critique.
Ephemeral, la première bombe a avoir été lancée, donne une ligne directrice à cet album. Bruit ≤ introduit son propos et pose une base solide à sa pierre angulaire. Ce titre s’appuie sur le caractère éphémère de toute chose, lié à l’instantanéité et l’immédiateté de nos consommations et de nos usages actuels. C’est la course au progrès qui est retranscrite, celle qui fait qu’on ne prend plus le temps de vivre, de penser et de réfléchir. Ce système traduit le processus de destruction créative mis en évidence par Schumpeter. Chaque élément arrive très vite à la rupture et se régénère dans un cycle perpétuel. Ceci traduit l’aliénation de nos sociétés et peut être mis facilement en parallèle avec la notion de pouvoir. Course au progrès ou course au pouvoir ? En réalité, les deux sont intimement liés.
Les données/Prendre le temps.
Data s’ensuit, dévoilé le 3 mars dernier, et propose un développement d’Ephemeral. Entre modernité et tradition, les instruments s’entremêlent dans une course effrénée qui paraît interminable. C’est ce que le phénomène des mégas données produisent : toujours plus pour toujours plus de pouvoir. Data est vraiment un titre de toute beauté. Il est l’expression d’un choc, d’un éclat. Lorsque tout s’accélère, la chute ne peut être que plus brutale. Ce qu’on entend secoue, ce qu’on entend transcende. Bruit ≤ a le don de faire passer son message par une musique qui prend littéralement aux tripes. Entre mélancolie et noirceur, le but est de prendre conscience par l’interpellation. C’est si fort, si brut, si réussi.

crédit photo Arnaud Payen
Clarté/Profondeur.
Le génie des musiciens tient dans le fait qu’ils excellent à amener une profondeur qui prend la forme d’un puits sans fond tellement la maîtrise est palpable. De plus, cette maîtrise prend également appui sur la capacité de Théophile, Clément, Luc et Julien à créer une beauté labyrinthique et polymorphe. Ces attributs se retrouvent partout comme dans Progress/Regress dont l’essence n’a d’égale que la contemplation. Ce morceau met en exergue une certaine dualité et l’esprit antithétique de ces deux mots. D’un côté “progresser”, de l’autre “régresser”. Cela nous interroge sur les conséquences de l’innovation et des technologies.
L’humain est doté d’une intelligence qui permet de les créer. Cependant, il les crée pour faire et pour penser à notre place. Ne serait-ce pas le déclin d’une civilisation qui est en marche ? En effet, on peut se demander comment cultiver notre esprit critique et notre intelligence si tout est dicté par des machines ? Et si, en plus de nous déshumaniser, cela causerait notre extinction ? On vous laisse méditer là-dessus.
Asservissement/Résistance.
Le morceau suivant, Techno-Slavery/Vandalism, attire lui aussi vivement l’attention. D’une part, les plus grands auteurs de dystopies peuvent se retourner dans leurs tombes : Georges Orwell et Aldous Huxley notamment, en découvrant que leurs écrits se sont réalisés et qu’ils incarnent aujourd’hui une réalité tout ce qu’il y a de plus prégnante. D’autre part, il expose le degré de dépendance de l’humain face à la technologie. Finalement, la notion de degré de dépendance paraît bien minimiser le propos. Il serait plus juste de parler d’asservissement et d’aliénation que le vandalisme tente de renverser.
Enfin, The Age Of Ephemerality se clôt sur un cri retentissant, un dernier appel. The Intoxication of Power amène l’album à son apogée. Bruit ≤ déploie une énergie colossale dans laquelle les contraires se superposent et fusionnent. Le groupe décuple l’émotion dans une démonstration magistrale de plus de treize minutes. Ils nous sortent de nos retranchements et invoquent une résistance totale, tentant de créer une rupture. The Intoxication of Power appelle à la libération, à sortir de notre coquille et à délaisser cette zone de confort dans laquelle on croit être en sécurité. Nous devons guérir.
The Age Of Ephemerality est un album qui chamboule, qui bouscule et qui émeut profondément. Il réveille notre esprit critique et nous engage à résister pour continuer d’exister en tant qu’être humains doués de pensée et d’humanité. Bruit ≤ réalise un opus complet, profond et complexe dans lequel l’inspiration se matérialise par une dimension politique et un surplus d’ingéniosité. Alliant grâce et gravité, le groupe déroule un procédé de création unique mêlant cinéma, littérature et philosophie dont les enjeux sont multiples. Comme la voix off le dit si bien dans The Intoxication Of Power : “Don’t let it happens, it depends on you”.
Pour écouter cette pépite, ça se passe sur Bandcamp. Ne passez pas à côté.