Il y a des artistes avec qui l’on aime prendre notre temps. Le temps de dire les choses, de creuser l’histoire d’un album et ce qui vit en lui et autour. Catastrophe fait partie de ces groupes. C’est donc avec grand plaisir qu’on a retrouvé Carol et Pierre pour une (longue) conversation autour de la proie et l’ombre, leur nouvel album.

La Face B : Bonjour Carol et Pierre, comment ça va ?
Carol : Et bien ça va, ça va ! On est très contents de la sortie de l’album. Je pense qu’on n’a jamais reçu de retours aussi pointus d’auditeurs et d’auditrices. Sur Gong!, il y avait une joie des auditeurs de « ah, j’adore ce titre ». Mais là, on a vraiment reçu des retours très longs, des écoutes attentives, argumentées, et sur tous les morceaux.
C’est aussi un disque où on a l’impression qu’il n’y a pas un morceau qui se détache. Les gens écoutent l’album en entier, c’est un peu ce qu’on voulait, donc on est hyper heureux. En bref, ça va.
LFB : Justement, vous avez mis du temps à faire cet album-là, par rapport au temps qu’il y avait eu auparavant. Vous avez fait énormément de choses en parallèle et vécu des vies un peu différentes. Je me demandais quand avez-vous décidé de revenir ? Parce que vous n’avez jamais vraiment quitté Catastrophe, est-ce que c’est cette pulsion collective qui vous a poussé à revenir sur un album comme ça ? C’est le lien qui vous lie et qui vit énormément à travers La proie et l’ombre ?
Pierre : Je crois que ce qui nous a donné l’élan nécessaire pour aboutir, en tout cas de mon côté, c’était l’envie, avec ce troisième disque, d’aller au bout d’un geste. J’ai l’impression qu’il y a un mouvement ternaire avec les trois disques. C’est comme ça que je me suis présenté. D’ailleurs, il y a le premier qui est assez nocturne, le deuxième qui est solaire, et le troisième qui est re-nocturne, ça fait comme une phrase musicale. Ca fait un peu A-B-A, comme structure de chanson. J’avais vraiment envie de clore ce cycle pour en ouvrir un autre. C’est ça qui me donnait le feu intérieur pour avoir l’énergie de finir ce disque à ce moment-là.
Carol : Pour répondre à ta question, je pense que c’est effectivement le groupe qui nous a fait recomposer ensemble, se réunir, et un groupe plus resserré. Un groupe à quatre, soutenu par une amitié, je pense, sincère. Et une joie d’écrire ensemble, de composer ensemble. Être dans une maison, se réveiller le matin avec des gens qui abordent des textes, essayer des mélodies sur les textes. Pierre au piano, Arthur qui essaye une voix, on se rend compte si ça marche ou pas, on essaie autre chose, et franchement il y a quelque chose d’extrêmement joyeux là-dedans.
Pierre : C’est vrai que comme on a tous des projets solitaires, on peut maintenant constater que porter un projet seul, on y trouve autre chose. On trouve peut-être une précision, quelque chose d’autre qu’on ne peut pas trouver en groupe. Mais en tout cas dans le groupe, il y a vraiment une joie qu’on ne peut pas retrouver ailleurs. Je pense qu’on a tous ressenti, quand on revenait à nos projets solos, qu’il y a quand même une joie qui nous manque. Des rires qui nous manquent.
LFB : C’est intéressant parce que ce que vous disiez sur le post que vous avez fait, c’est qu’on a l’impression qu’on vit dans une époque de plus en plus centrée sur le projet solo, sur la mise en avant presque de l’ego. Et cet album va à l’opposé de ça. Même si c’est peut-être un hasard de sortie, pour moi c’est ce besoin de parler à l’autre et aussi de vivre une musique dans un élan collectif.
Carol : Oui, tout à fait. En fait c’est marrant, je lisais un article du Monde récemment, il y a de plus en plus une impression de déréalisation chez beaucoup de gens, et qui tient beaucoup à une sorte de séparation entre signifiant et signifié.
Et il y a un truc où les mots perdent leur sens pour plein de raisons. Évidemment, Trump a quasiment inventé ce système où les mots peuvent potentiellement être utilisés en étant complètement détachés de leur sens original. Créer un nouveau réel, mais surtout les mots n’obligent plus, n’attachent plus, il y a de plus en plus de gens, par exemple les médecins, les restaurateurs disent qu’il y a trop de réservations qui ne sont pas honorés.
Le virtuel joue aussi beaucoup là-dedans. Et j’ai l’impression, dans l’engagement amoureux et dans l’amitié qu’il y a cette espèce de refuge aussi, nous c’est ce qu’on trouve. On peut parler, en tout cas pour nous quatre, en étant sûr de ne plus peser nos mots, que l’autre va interroger ce qu’on dit.
Et dans les textes, les textes de La proie et l’ombre, je pense que c’est les textes qu’on a le plus travaillé des trois albums. Vraiment en laissant rien passer, en reprenant le texte, là chercher ce qu’on voulait dire exactement, est-ce que c’est le bon mot… Je pense que c’est une forme de résistance. Le groupe, l’amitié, sont une forme de résistance.
Pierre : Et aussi quand on passe des moments de création et d’amitié, on était dans une maison et on faisait de la musique toute la journée. Et c’était aussi des moments où on se perdait un peu aussi où on oubliait de checker nos portables. C’était aussi des moments précieux pour ça, on s’abandonnait à ce moment d’amitié. C’est aussi une forme de rapport au temps qui est ininterrompue, il n’est pas fragmenté par des interruptions permanentes de checking, de notification. J’ai l’impression qu’on est aussi dans des temps très fragmentés aujourd’hui, et que ce qu’on retrouve dans la musique, c’est que tout d’un coup quand on est sur une idée et qu’on poursuit une idée musicale, on a une sorte de fil ininterrompu de temps, et qui nous guérit. J’ai l’impression d’une maladie contemporaine.
LFB : Il y a une phrase, tu vois, elle est dite comme ça, à travers d’autres, en premier titre de l’album, mais quand on dit le réel ou la story, je trouve que c’est un truc qui dit énormément de l’époque moderne, et de ce que l’album veut dire aussi.
Pierre : En fait c’est real dans le sens de tape, je ne sais pas ce que ça veut dire en anglais, ça veut dire bandes, bandes magnétiques.
Carol : Tu as aussi tout ce truc comme le réseau social Bereal, faire semblant qu’on va réinstaller du réel dans le virtuel, de donner une impression aux gens de réel.
LFB : Bereal, tu peux te reprendre à plusieurs fois pour faire la photo.
Pierre : Oui, c’est-à-dire qu’en fait c’est l’anti-réel en vérité. Et je crois que j’ai l’intuition qu’on revient de tout ça, que ma génération est un peu allée au bout. On est une génération qui est allée au terme de ce qu’on pouvait faire, en termes de déréalisation, et que même les générations qui viennent, plus jeunes que nous, sont plus au fait de ces dangers. Par exemple, les gens qui élèvent des enfants aujourd’hui, font un peu plus attention à ce qu’ils ne soient pas trop exposés aux écrans. Moi je suis assez optimiste, j’ai l’impression qu’on va être capable de se défaire de ces pièges des écrans. En tout cas, je veux y croire.
LFB : Pour revenir sur l’album, est-ce qu’on peut dire que La proie et l’ombre, c’est un peu le négatif de Gong! ?
Carol : Ouais, complètement. C’est marrant, je me souviens qu’au tout début, quand La proie et l’ombre était encore qu’un prototype très lointain, quand on travaillait sur notre troisième album, on avait fait une sorte de recherche un petit peu d’iconographie et d’influence visuelle. Une des premières pistes qu’on avait, c’était cette question du négatif photo.
Pierre : C’est vrai que c’est comme si on avait pris Gong! et qu’on l’avait dépolarisé.
Carol : Mais c’est vrai que même la couverture, effectivement… Tout ça, je n’étais même pas conscient, en fait. On a pris les photos et on ne savait pas du tout ce qu’allait être la couverture. On était en train de tourner le film qui va avec l’album et on avait demandé à notre chef opérateur de prendre des photos et on est tombé sur cette photo-là.
Si on l’a choisie parce qu’elle est belle, mais on s’est rendu compte après qu’elle était excellente.

LFB : Elle représente tout l’opposé. Gong!, où il y avait une explosion de couleurs. Il y avait une joie dans la pochette. Il y avait du mouvement, alors que là, on est sur quelque chose de très nocturne, de très figé. Avec ce regard un peu inquiet, sur quelque chose qui est hors-champ. Il y a vraiment ce truc d’opposé complet. Ce qui est hyper intéressant, c’est que autant Gong!, on sentait que c’était un album qui était fait pour être vécu de manière collective, avec les autres, et partagé. Autant, je trouve que La proie et l’ombre, c’est un album qui s’écoute de manière solitaire. Qui se vit à travers quelque chose de très intime. On peut après parler avec les gens, mais je trouve que ce n’est pas une écoute qui se partage. Je ne sais pas si c’était voulu ou pas.
Pierre : Je pense que c’est plus un disque qui a été conçu pour s’écouter au casque. C’est vrai que ce rapport intime avec le casque et avec la stéréo, le fait de pouvoir chuchoter, murmurer des choses à l’auditeur, c’est vraiment ça qui nous a guidés, je pense. La création du disque, plus que le live.
Carol : C’est vrai, même très concrètement dans le truc de fabrication du disque. Gong! c’est un disque qui a été composé en grande partie en studio à six musiciens, qui a été enregistré en live dans une grande pièce à six musiciens. Quand on composait La proie et l’ombre, on était dans une pièce tous les quatre, mais chacun un autre casque et un autre ordinateur. On cherchait des sons, on composait des rythmes et après on mettait les choses en commun. C’est un album qui s’est fait à quatre solitudes. Je pense que ça se ressent beaucoup dans le résultat.
LFB : Quatre solitudes qui finissent par se réunir. C’est aussi ça le gros paradoxe entre l’écriture et la création. C’est un album qui est créé avec quatre chœurs. Parce qu’on parle de cinéma, c’est un album qui est très cinématographique. Il y a des films chorals, ce sont des films qui ont plusieurs narrateurs. En fait, tu as des destins différents qui se croisent, mais qui finissent par se croiser et qui se réunissent. Est-ce que vous êtes d’accord pour dire que c’est un album choral ?
Carol : Oui, c’est vrai que je n’avais jamais pensé à ça. Comme Babel, c’est une sorte d’histoire croisée. C’est tout à fait juste. On croise plusieurs destins, ce sont des personnages qui sont tous assez solitaires et qui se croisent. Et qui se rejoignent.
LFB : Au-delà du côté cinématographique, je trouve que l’idée de la chorale, c’est un truc qui est hyper important dans le sens du chant collectif et des voix qui se mélangent. C’est encore plus poussé sur cet album-là. Peut-être aussi du fait que c’est vrai que c’est un album de studio. Je trouve qu’il y a une recherche. Et dans les failles aussi. Des voix qui peuvent, quand elles chantent ensemble, ne pas forcément être justes mais qui sont rattrapées par les autres.
Pierre : C’est vrai que ce qui est touchant dans le chœur, c’est que c’est un peu faux. Il peut y avoir des mini-faussetés, mais qui sont ajustés par l’ensemble. Donc l’un va être un petit peu trop haut, l’autre un petit peu trop bas. Ça va s’équilibrer, ça va créer une sorte de phase imparfaite. C’est ça qui fait, même dans un orchestre, ce qui fait qu’on aime le son de l’orchestre, c’est que chaque violon, chaque violoncelle est un petit peu très légèrement faux. C’est ça qui fait que c’est une sensation de vie aussi.
LFB : Tu vois, un titre comme Franky, par exemple, que je trouve absolument incroyable. Et même Dictaphones, aussi, a cette idée de croisement, de mélange, et de voix qui s’unissent et qui se répondent.
Carol : Ouais, c’est sûr. Franky, c’est typiquement un morceau qui a été peut-être le moins pensé, et c’est peut-être aussi pour ça qu’il est réjouissant et joyeux. C’est qu’on avait une instru, globalement, qui datait d’il y a très longtemps, qu’on avait exhumée. Et en fait, on… On a trouvé une phrase, et on l’a enregistrée vraiment au portable, dans cette maison, au milieu de la campagne, devant un peu de cheminée, le soir, on travaillait assez tard, et en fait, on a chanté ça au dictaphone. On a gardé d’ailleurs des prises comme ça, très Lofi, quoi. Et c’est cette idée-là, en fait, d’essayer de conserver cette joie-là du groupe, en la laissant déborder aussi, pas de tout maîtriser.
LFB : C’est un mantra, en fait. Un mantra qui résume l’album. « C’est souvent quand on est triste que le soleil se lève ». C’est vrai.
Pierre : D’ailleurs, on a essayé d’en faire une vraie chanson, entre guillemets, avec un refrain et un couplet, de la structure… mais en fait, on s’est rendu compte que ce qui épousait le plus la forme de cette chanson, c’était cette idée de la boucle, de la répétition, de se plonger dans une formule, et de la répéter.
LFB : Plus tu la répètes, plus tu y crois, plus tu le dis fort. Mais c’est ce que représente le morceau. Il finit dans une espèce d’exaltation collective où chacun prend conscience et s’impulse l’idée dans la tête pour y croire, en fait.
Pierre : Oui, c’est vrai ! J’aime bien aussi le fait, tu en parlais tout à l’heure du fait que ça a été enregistré sur 5 ans. J’ai l’impression qu’il y a plein de temporalités différentes. Sur Franky, c’est vrai qu’on a exhumé la petite voix qu’on entend au début. C’était un des fichiers les plus anciens de mon ordinateur. Ça devait daté de… Je sais pas combien !
C’est vrai qu’avec le temps qui passe, on peut faire de l’archéologie numérique. On peut aller chercher des fichiers qui datent même des années du XXe siècle. Certains fichiers qui datent de 1999. Et j’aime bien l’idée dans un disque aussi, d’encapsuler différentes temporalités et de les juxtaposer pour créer une sorte d’objet qui encapsule plusieurs temporalités dans un même cercle.
LFB : Et qui sort du temps.
Pierre : Oui, qui s’affranchit du temps. C’est pour ça qu’on a mis aussi les dictaphones. J’aime beaucoup ça aussi dans la musique. Et dans le fait de faire un disque. On fait spécifiquement de l’enregistrement d’un disque.
LFB : J’ai l’impression que sur cet album-là, vous êtes « libérés » de la volonté de l’époque, du titre unique qui ressort. Ce que j’aime dans un album, c’est que tu l’écoutes de A à Z. Et tu as une expérience. Et tu suis un chemin. Tu es guidé par l’album qui t’emmène, qui te perd, qui te reprend. J’ai l’impression qu’il y a un retour à ça.
Pierre : Oui, je pense qu’il vient peut-être d’une lassitude aussi. D’avoir à faire des tubes. Il y a un moment aussi, où je pense que ta machine créative a juste besoin…d’amplitude. Avec une temporalité longue. J’ai l’impression qu’on a besoin de ça, créativement. Dans le processus, on a besoin de se dire qu’on fait un ensemble, on ne fait pas juste un morceau. Et après, ça ne veut pas dire que les gens ne vont pas écouter les morceaux seuls. Ils sont libres de le faire. Mais j’ai l’impression que c’est une béquille, presque. Une béquille créative. Ça nous aide à imaginer. Ça simule l’imaginaire aussi. On rentre dans un monde.
Carol : C’est un engagement pour la personne qui écoute la musique : pendant 45 minutes je vais écouter un album.
Pierre : C’est ce qu’on voulait faire d’ailleurs avec la tournée des cinémas aussi. Avoir ce public un peu captif du cinéma pour proposer cette expérience.
Carol : L’idée du film, c’était aussi justement de faire que les gens puissent s’asseoir. Et en général, au cinéma, on est tenu de rester. C’est rare en fait.
LFB : Tu parlais du poids des mots, de l’importance des mots. Ce que j’ai aimé aussi dans l’album, c’est peut-être parce qu’à force je commence à vous connaître ! C’est qu’il y a aussi une écriture poétique qui est très distincte de chacun d’entre vous qui s’exprime dans l’album. On parlait de destins parallèles et je trouve qu’il y a aussi des morceaux un peu parallèles comme ça où tu visualises la personne qui chante et celle qui a écrit le morceau en fait.
Pierre : Ce n’est pas toujours la personne qui chante qui a écrit le morceau d’ailleurs !
Carol : Toi, tu arrives à reconnaître ? Tu arrives à reconnaître les gens qui ont écrit les textes ?
LFB : Oui, j’ai projeté pour moi la personne.
Pierre : En tout cas pour les morceaux d’Arthur, il chante tous les morceaux qu’il a écrit. Mais par contre, il y a beaucoup de textes que je chante qui ont été écrits par Carol. Comme Délicatesse ou Atlas.
LFB : Tu vois, Atlas, je n’aurais pas dit, pour moi c’était typiquement un morceau de Pierre. Comme Antichambre pour moi était typiquement un morceau de Blandine. Vous m’avez bien eu ! (rires)
Pierre : Non en fait, c’est Carol le ghostwriter ! Après, on les a retravaillés collectivement. Mais la base de beaucoup de textes venait de Carol.
LFB : C’est peut-être ça qui est intéressant aussi dans la force collective. Tu les connais tellement que des fois, tu peux écrire des choses en te mettant à leur place ?
Carol : C’est possible. C’est marrant, mais tu vois, par exemple, Délicatesse, c’est un texte que j’avais écrit pour Blandine il y a très longtemps parce que Blandine voulait faire un disque solo. Elle m’a demandé de lui écrire un texte, j’avais écrit ce truc-là. Finalement, elle n’a pas fait son disque, et je l’avais exhumé. Mais je l’avais écrit en pensant à Blandine.
Et en fait, c’est vrai que c’est un texte qui marche aussi pour Pierre.
Pierre : Mais je crois aussi que c’est ça qui est intéressant, c’est que finalement, un texte qui va être chanté par quelqu’un d’autre que son auteur va être enrichi et transformé simplement par le fait que ça soit quelqu’un d’autre qui le chante. Ça va l’enrichir de plein d’autres signifiants. Ca va lui donner un autre angle. Mais si c’est un bon texte, il va pouvoir avoir la plasticité, la souplesse de s’adapter à sa voix.
C’est vrai que ça crée des résonances. On revient toujours à ça, mais c’est ça qui est magique dans le groupe. C’est toutes ces résonances imprévues qui vont créer cette magie entre les différentes parties du groupe. C’est comme un ricochet. Toi, tu vas impulser une idée et elle va être augmentée par plein de résonances, comme une sorte de reverbe.
LFB : J’avais vraiment cette impression que les textes avaient été écrits soit par la personne ou pour la personne.
Carol : Je pense qu’on est peut-être arrivé à un point où tout ça est un peu flou quand on se réunit à quatre. Il y a un endroit, qui est l’Egrégore, qui est un peu ce truc de 1 +1 +1 +1 qui n’est pas égal à 4 mais à 5 où on écrit pour cette cinquième entité qui est un peu une somme de nous tous et puis il y a quelqu’un qui s’en empare.
Pierre : C’est vrai que la phrase « Est-ce que j’aurai le temps de découvrir toutes les musiques que j’aime ? » Je la prends vachement personnellement. Je me l’approprie à 100% et je pense que c’est la qualité d’un bon texte aussi de pouvoir se l’approprier.


LFB : C’est de la même manière que quand vous aviez écrit le livre, vous l’aviez écrit sous le nom de Catastrophe. On ne savait pas qui avait écrit quoi.
Pierre : En fait, c’est la disparition de l’auteur d’une certaine manière. C’est ça qui est beau.
Carol : C’est marrant, Borges avait fondé une revue quand il était jeune avec des écrivains où aucun texte n’était signé. Mais j’aime bien cette idée. Il y a quelque chose de beau.
Pierre : Je pense que c’est aussi permis parce que chacun individuellement a un territoire propre. Je pense que ce serait malsain de s’abandonner complètement au groupe. Et j’ai l’impression que depuis qu’on a chacun notre territoire, c’est beaucoup plus facile pour nous de nous abandonner à ça. Et d’être traités en toute sérénité.
LFB : Le fait que chacun fait des choses à côté. Il y a une joie et un plaisir à revenir à quelque chose de collectif et à retrouver l’autre. Finalement, une amitié, c’est comme une relation amoureuse. Il y a des moments où tu vas te souler les uns les autres et il y a des moments où tu vas avoir besoin de retrouver les autres.
Carol : C’était quoi l’ambition sur l’album musicalement ? Moi j’aime bien les ambivalences autour de Catastrophe. Là il y a vraiment une ambivalence entre un certain minimalisme qui laisse exploser un gigantisme orchestral à certains instants (rires). Et il y a une vraie recherche de musique électronique et en même temps une volonté de faire des cordes, des cuivres, de confronter un truc un peu synthétique à de l’organique.
Pierre : Je pense que c’est effectivement une ambivalence qu’on voulait. Cette amplitude orchestrale et quelque chose de très intime donc parfois des voix très chuchotée. On imagine des choses très proches de l’oreille.
Carol : C’est marrant, juste avant de venir on était en studio pour remixer l’album pour les cinémas. J’ai fait des choix avec le mixeur de parfois utiliser les cinq enceintes du cinéma pour spatialiser très fort des choses et par contre sur d’autres on revient complètement au centre de l’écran. Et donc on a effectivement cette ambivalence dans l’album et qui je pense va avec le fait que c’est un album pensé pour être écouté individuellement. Je pense que parfois on est traversé par des choses qui sont très petites, très proches de nous, très intérieures et parfois par des mouvements très amples, des mouvements métaphysiques. C’est un peu ça qu’on essaie d’atteindre en allant de l’infiniment petit à l’infiniment grand.
Pierre : Oui c’est ça, il y a beaucoup de textes qui parlent de s’abandonner à plus grand que soi et en même temps d’avoir un intime presque cosmique.
LFB : Pour moi il y a une espèce de sainte trinité sur cet album-là dans sa création. Il y a les voix, c’est quelque chose qui a toujours été très présent chez Catastrophe, il y a les cordes qui est quelque chose de plus nouveau et même dans l’utilisation de la guitare sur certains morceaux. J’ai l’impression que c’est la première fois qu’il y a de la guitare ?
Pierre: Non il y avait une note de guitare dans Gong! (rires) il y a eu un cachet d’ailleurs, le guitariste a eu un cachet pour faire une note.
LFB : Il y a un truc qui est peut-être plus discret mais je trouve qui est hyper important dans l’album, c’est la batterie et les percussions.
Carol : En fait, j’ai l’impression que c’est une trinité mais finalement qui n’est pas si diverse parce que le violoncelle par exemple, on dit que c’est l’instrument qui est le plus proche de la voix humaine. Pour moi ça reste d’une certaine manière des instruments qui sont proches des voix, peut-être pas la batterie mais la batterie a quand même ce truc… En fait, on utilise aussi les voix dans La proie et l’ombre comme parfois quelque chose de très percussif.
Effectivement, je pense qu’il y a quand même le piano et le clavier qui restent dans l’ADN de Catastrophe depuis le début. Mais voix-cordes, c’était quelque chose dont on était sûr dès le début. J’ai l’impression que pour les vents, c’est Jérémie Arcache qui a réalisé l’album qui nous a dit : tiens, on pourrait mettre des vents aussi ! Mais dès le début qu’on voulait des cordes, les voix évidemment et le rythme.
Pierre : J’ai l’impression que ça nous a apporté une profondeur de chant en fait, les cordes.
C’est comme si les chansons pouvaient exister au format réduit en 2D et c’est comme si la pièce s’était agrandie. C’est pour ça d’ailleurs qu’on voulait faire ce mixage en 5.1 pour le son parce qu’il va y avoir une transition d’amplitude avec les cordes.
LFB : Il y a presque un côté disco, tu vois, je trouve, il y a un truc très musique classique forcément mais je trouve qu’il y a malgré tout justement dans la batterie ou même sur la basse, il y a quand même une volonté de groove
Carol et Pierre : C’est vrai, on a fait une éradication, une dégroovisation, on a fait sortir le groove par la porte ! Mais il en reste toujours un peu
LFB : Il y a certaines lignes de basse quand même et je trouve que la batterie c’est le rythme et c’est le cœur de l’album en fait.
Pierre : J’ai l’impression aussi qu’il y a une forme de sacré aussi dans le rythme, c’est plutôt un rituel.
Carol : Oui, c’était aussi l’idée de revenir à quelque chose de très primitif. Je présume que ce qui est arrivé en premier dans l’histoire de la musique c’est les rythmes, je pense que les hommes ont chanté et tapé sur des choses. On va vérifier avec un historien sérieux (rires). Au proto-projet de La proie et l’ombre, on imaginait un album qui soit quasiment que vocal, avec une espèce de truc enregistré un peu comme l’album de l’album de Noël des Beach Boys, chanté autour du feu, tu vois.
Pierre : On avait même un projet, au début, assez minimal, on voulait faire que voix-rythme
LFB : Un projet qui a complètement vrillé en fait ?
Pierre : Complètement parti en cacahuètes (rires) !
LFB : Moi je trouve qu’il y a un morceau qui représente bien ça, c’est Antichambre, qui représente à la fois l’intime de l’écriture et le besoin de vivre avec les autres. Le minimalisme au départ qui se transforme en une espèce d’explosion orchestrale, ce morceau-là est hyper impressionnant et hyper beau dans les émotions aussi. L’émotion elle vient de plusieurs parts : de la voix, de l’orchestration… Je trouve que le silence, entre guillemets, des voix dans l’album est aussi hyper important, la musique exprime beaucoup de choses aussi, comme pour répondre parfois à ce que disent les textes.
Pierre : C’est vrai que des fois il faut que les voix disparaissent, il y a une absence aussi pour laisser résonner les choses. Et on a laissé aussi beaucoup de silence et d’échos et presque spectraux. Je pense au titre Télévision, on a l’impression qu’il y a des fausses fins, on a l’impression que le morceau s’arrête et hop il y a genre 30 secondes de cordes. C’est Jérémie Arcache qui l’a réalisé, arrangé les cordes, qui a beaucoup apporté aussi à ce niveau-là.
Carol : Oui, c’est vrai que de plus en plus, je pense avec le formatage des chansons, moi j’ai l’impression qu’on écoute beaucoup de morceaux où on a de la voix du début jusqu’à la fin. On a un refrain, à la rigueur quatre mesure de pré-refrain, parfois on a un petit hook instrumental. Mais en fait je pense qu’on ne se rend pas compte que parfois les textes doivent pouvoir respirer plus longuement avec de la musique. Pour en entendre mieux le sens, pour que le sens infuse. Antichambre c’est typiquement un morceau taillé comme ça.
LFB : Justement, tu parlais de Jérémie Arcache, j’ai beaucoup aimé la vidéo que vous avez faite, qui paraît, encore une fois, à l’opposé de l’époque et qui est hyper nécessaire. C’est une vidéo qui prend son temps, qui pose les choses. Et j’ai l’impression que sans ces deux personnes-là qui ont réalisé l’album avec vous et qui l’ont mixé, ça aurait été compliqué ?
Carol et Pierre : Ah oui, totalement !
LFB : Il y avait aussi ce besoin de sortir de son vase clos et de se confronter au réel. Mais au réel d’autres personnes je trouve, pour créer cet album ?
Carol : Ah oui, c’était ultra nécessaire. En fait, on est allé le plus loin possible qu’on pouvait, nous, sur les maquettes, et il y a un moment, on a senti qu’on avait besoin d’ouvrir les fenêtres et que quelqu’un rentre dans les pièces. Et Jérémie et Etienne, on n’aurait pas pu trouver meilleurs collaborateurs pour cet album-là. C’était parfait, c’est exactement ce qu’on voulait. Jérémie a apporté des tas de idées en plus, Etienne a su aussi trouver la place pour tous les sons.
Pierre : C’était une vraie collaboration fructueuse. Jérémie s’est aussi vraiment investi et projeté dans le disque. Et je pense qu’on avait la même vision, la même idée de ce que pouvait être le disque. On a réussi à beaucoup les laisser s’exprimer, et je pense qu’on n’aurait pas pu le faire il y a cinq ans. Je pense qu’on aurait été plus dans une volonté de contrôle, et que sur ce disque, il y avait un abandon qui a fait qu’on n’a pas inhibé Jérémie. On l’a laissé apporter tout ce qu’il pouvait nous apporter pour le bien du disque.
LFB : Oui, c’est ça, j’ai l’impression qu’il y avait cette volonté aussi de travailler ensemble, et d’être sur une vision commune, et que chacun nourrisse un peu les autres.
Pierre : C’est vrai, mais c’est assez mystérieux, parce que déjà, quand on travaille tout seul il faut avoir cette vision mystérieuse de là où on va. Mais quand on travaille en groupe, il faut déjà accorder ses violons pour se mettre d’accord. Et au fur et à mesure du travail, on se rend compte qu’il y a cette vision commune et mystérieuse au groupe. Au début, les contours ne sont pas très bien définis, mais au fur et à mesure, on se dit : ça c’est compatible, ça c’est La proie et l’ombre, ça non, et on commence à définir une direction. Jérémie sait parfaitement intégrer à ce rêve commun qu’on avait déjà échafaudé un peu à 4.
Carol : Avec Jérémie, on s’est échangé beaucoup de musique, avant même de commencer à travailler, je me souviens. En travaillant, on écoutait beaucoup de choses. Je pense que c’est aussi le fait qu’il soit musicien, il a aussi une écoute et des goûts très pointus. Il savait dès le début qu’on n’avait pas la volonté de faire des tubes. On voulait prendre le temps de faire un album qui ressemble à ce qu’on avait en tête. Et en plus un savoir-faire d’arrangeur que l’on n’avait pas, de précision dans la production que l’on ne pouvait pas atteindre de toute manière sans lui.

LFB : Est-ce que l’ambition de faire avec chaque album de Catastrophe une expérience un peu particulière, c’est quelque chose que vous avez envie dès le départ ou c’est quelque chose que vous avez découvert et qui vous suit un peu malgré vous ? Parce que le premier, il y avait un livre avec. Le deuxième, il y avait un spectacle qui était quand même une comédie musicale, avec des danseurs où chacun avec une couleur particulière. Et là il y a un film qui est encore quelque chose de complètement différent.
Pierre : Je crois que c’est vraiment notre ADN. De déployer un imaginaire au-delà de la musique, de penser par images, de laisser aussi une place au sens. Je pense que dès le début, Blandine a vraiment aussi insisté là-dessus, de ne pas simplement se retrouver pour faire de la musique mais pour aussi réfléchir, penser à ce qu’on fait. Et avoir une approche un peu 360 degrés.
Carol : C’est aussi que je pense qu’au fond, on est convaincu qu’un disque, c’est jamais qu’un disque. Parfois on pourrait sortir un disque avec une vidéo, c’est de la musique avec des images dessus, mais en fait c’est aussi pour ça qu’on a fait cette vidéo avec Etienne et Jérémie. Un disque c’est toujours une histoire qui va avec. C’est toujours des relations humaines, des images qui nous sont venues, c’est toujours ancré dans une époque. Et donc c’est toujours en accord avec l’époque, ou un peu en résistance, ou un peu des deux. Et en fait pour nous, c’est toujours important de raconter cette histoire qui va autour, parce que la musique s’est nourrie de ça, et ensuite elle va raisonner dans ça.
Pierre : On accorde aussi beaucoup d’importance au médium, et comment la musique va être écoutée et racontée, et nous montrer. Je pense que c’est une curiosité, peut-être une curiosité naturelle, qui nous a intéressés.
Carol : Peut-être aussi un peu une volonté de contrôle, je me dis, de s’assurer que les gens écoutent bien la musique telle qu’on l’a pensée. Avec la comédie musicale, c’est à dire l’écouter, la ressentir avec la joie avec laquelle on l’a faite, avec la danse qu’on avait dans la tête, donc mettre les danseurs sur scène. Et là, le film ça permet effectivement, comme je vous ai dit tout à l’heure, de rendre un peu captifs les gens, d’être sûrs qu’ils l’écoutent attentivement dans une salle pendant 45 minutes, qu’ils zappent pas, etc. Il y a peut-être aussi ce truc-là, de s’assurer que les gens l’écouteront bien comme on l’a fait, quoi.
LFB : C’est intéressant, mais est-ce que tu aurais pu, par exemple, envisager ainsi des concerts par exemple ?
Carol : Ouais, ça aurait pu, ouais, tout à fait.
LFB : Puisqu’on parlait, tu vois, de renouvellement du live…
Carol : Oui, on y a pensé d’ailleurs, c’est une question qu’on s’est posée. Mais comme c’était très produit, il y a très peu de vraies batteries dans le disque. Il y a quand même beaucoup de claviers, beaucoup de cordes… Voilà, ça aurait été un peu une prod, quoi. On aurait pu se lancer dedans, mais on avait aussi envie d’une tournée un peu plus sobre, quelque chose d’un peu moins investissant, quoi, dans la tournée.
LFB : Justement, voilà, vous êtes quand même reconnus pour être un groupe de live. Là, vous voyez comment les choses vis-à-vis de cet album-là ?
Pierre : Pour l’instant, on sait pas encore
Carol : Ouais, pour cet album-là, en tout cas, on est sûr qu’il n’y aura pas de show comme pour Gong!. Il n’y aura pas une tournée de 200 dates, non, c’est sûr. Mais c’est bien, enfin, je pense que c’est aussi pour nous l’envie d’aller au bout d’un geste. Et pour la suite… En fait, ça n’exclue pas la tournée pour toujours mais c’est un geste cohérent avec ce disque.
Pierre : On voulait éviter aussi un certain automatisme.
Carol : Je pense que c’est un truc qui peut aller avec une lassitude de refaire toujours les mêmes salles, tu vois. D’enquiller un peu les salles, d’oublier le fait qu’on a un public devant. Là, par exemple, dans la tournée le public est éclairé, les gens peuvent poser des questions quand ils veulent. Du coup, ça crée une espèce d’échange permanent, on reprend le fil en jouant de la musique, mais en fait, c’est une expérience, dont on avait besoin.
Pierre : De réalité.
Carol : Ouais, encore une fois, on en revient un peu au début de l’interview, mais de réel, ouais.
LFB : Et d’échanger, parce que, tu vois, même cet album-là pour moi parle aussi de comment son intime se répercute aussi sur les autres et comment chaque réalité est différente.
Pierre et Carol : Ouais, c’est vrai, complètement.
LFB : On parlait de collaboration justement : est-ce que vous avez l’impression, d’une relation qui se poursuit avec Tricatel ? Est-ce que vous avez l’impression que la considération et la liberté qu’ils vous apportent c’est important, justement, et qu’ils vous aident aussi ?
Carol : C’est sûr. Ouais, c’est sûr. Pour le coup, ils ont été forcément aussi surpris par les premières maquettes qu’on leur a envoyées, par le fait qu’on fasse une tournée plus petite. Bertrand (Burgalat ndlr) nous a dit : « à chaque fois que vous me prenez un peu à contre-pied je vous fais confiance ». Je pense qu’il y a peu de labels qui sont capables de dire : on vous accompagne, faites-le comme vous le pensez et allez jusqu’au bout de votre geste. C’est rare, c’est précieux.
LFB : Même la liberté de pouvoir sortir un vinyle à chaque sortie ou des choses comme ça, ce sont des choses de plus en plus compliquées pour les artistes.
Carol : C’est clair. Je pense que Tricatel a la foi en ça. Et encore une fois, j’y trouve une forme un peu de résistance aussi. Ils mettent de l’argent, même parfois à perte, parce qu’ils croient que ça vaut le coup de faire un bel objet, que ça vaut le coup de faire un film.
LFB : Je fais une dernière question, ce n’est pas la plus facile. Si dans votre bibliothèque idéale, vous deviez ranger La proie et l’ombre à côté d’un livre, d’un disque et d’un film, vous choisiriez quoi ?
Pierre : Attends, on va faire une réponse commune. Je pense qu’on peut s’accorder (rires). Pour, le livre, on peut répondre, je pense L’Eloge de l’Ombre de Tanizaki, c’est japonais., pour le coup, ça fonctionne bien.
Pour le film…(temps de réflexion). C’est piègeux, c’est pas facile ! À chaque fois qu’on me pose ce genre de questions, j’ai envie d’avoir mon carnet ou je note des choses. Attends, je réfléchis un peu. Réfléchis à l’album pendant ce temps-là ! (rires)
Carol : Pour le film, je sais ! C’est un film que j’adore. Ce serait Eldorado de Bouli Lanners.
Pierre : Et pour le disque, je vais vous dire ça….(temps de réflexion) La B.O. d’Aftersun de Oliver Coates ! Tu vois que les écrans ne servent à rien.