Christian Lee Hutson, école de beauté

Deux ans après Quitters, le Californien d’adoption Christian Lee Hutson a déménagé à New York. Son troisième album s’écoute comme on pourrait lire un recueil de nouvelles : autofictions et autobiographies où son talent exquis du détail et son écriture folk font à nouveau mouche. Album de correspondances par excellence, où l’on entraperçoit la terre que l’on quitte, sans savoir jusqu’au bout laquelle on rejoindra.

C’est comme un fil qui relie Paradise Pop n°10 à son prédécesseur Quitters. Le deuxième album de Christian Lee Huston s’était achevé en 2022 par un piano-voix. Deux ans plus tard, le troisième album s’ouvre sur une formule identique. Un tracé mélodique à la main droite, des basses sommaires à la main gauche. Le strict minimum : un piano qui a un charme d’écolier et la voix de Hutson, exposée, vulnérable. Belle. Manière d’inscrire ce nouvel album dans une continuité, qui ne vaut cependant pas redite ou répétition. En deux ans, l’écriture de Christian Lee Hutson s’est simplifiée, précisée. Sa voix aussi. Elle laisse progressivement les doublures des précédents albums pour s’affirmer seule, au premier plan. Sans artifices.

Fan fiction

« Tonight your name is Charlotte / In a play within a play » écrit le songwriter sur le premier titre Tiger. Mise en abîme et mise en garde à l’attention de l’auditeur. Ce soir, et ce soir seulement, un être humain prendra le nom de Charlotte dans une pièce à l’intérieur d’une pièce. Et Hutson, pendant les onze titres de l’album, prendra le nom et les destinées de personnages plus ou moins éloignés, plus ou moins imaginaires au travers d’une narration écrite à la première personne.

Auto-fictions, petites nouvelles musicales au songwriting brillant, on peut jouer avec Hutson au chat et à la souris ; essayer lorsque cela est vraisemblable, d’identifier les noms véritables des silhouettes. D’autant qu’il est, dans l’album, beaucoup question de rupture. Curiosité peut-être vaine, peut-être puérile, mais qui semble, c’est la loi des chansons, faire partie du jeu. On s’identifie à un singer songwriter. On scrute son instagram. On écoute les potins. On tisse des toiles et on s’imagine des ragots. Quoiqu’en définitive, et on le concède volontiers, la capacité de l’auteur à évoquer un monde en quelques images soit largement suffisante.

Continuité et ruptures, donc, comme sur le deuxième titre Carousel Horses, le plus rock que l’on ait entendu jusqu’à présent dans la discographie du musicien américain. La guitare folk y a été troquée pour une électrique et une énergie de groupe qui n’est pas sans évoquer les grandes heures du rock indé des années 90. La palette des sons utilisés par Hutson s’est élargie, comme sur Autopilot, où la guitare folk familière est rejointe par l’électrique, le Mellotron et quelques bouts de vocoder (si, si, écoutez attentivement ce dernier couplet). Sa palette vocale également, s’autorisant même quelques vulnérabilités dans le haut de sa tessiture. Couleurs vocales qui ne sont, évidemment, pas sans rappeler celles d’Elliott Smith (« call it autopilot« ).

Fantômes

Cela tient presque du lieu commun. Comment ne pas penser au songwriter de Portland, disparu il y a vingt-et-un ans ? Non que l’on souhaite nier à Hutson ce qui le rend unique ; c’est qu’ici, on ne saurait s’abstenir, tant les ressemblances sont flagrantes. Tous deux sont des natifs d’états du sud des États Unis ayant émigré à Los Angeles.

Tous deux ont une figure paternelle ambivalente (« I feel like an orphan / That’s all there is to me » écrit encore Hutson sur Flamingos, renouant avec un thème déjà présent sur les albums précédents). Tous deux naviguent entre un héritage d’americana et de folk DIY sur fond d’harmonie proche des Beatles.

Water Ballet aura ainsi des airs de Rose parade, avec ses lignes mélodiques nichées dans des accordages alternatifs, ses voix doublées et sa batterie légère, balais rudimentaires (on pense ici alors plutôt au second album de Smith, et des titres comme Christian brothers).

Coïncidence ou hommage, notons par ailleurs que la quasi totalité de Paradise pop n°10 est enregistrée dans un studio new-yorkais qui ne porte nul autre nom que Figure 8. Comme le titre du dernier album achevé d’un certain… On vous laisse deviner.

Il y a quelque chose de l’ordre de la figure paternelle chez Elliott Smith, tant son nom apparaît récemment. Phoebe Bridgers, qui est une amie de longue date de Hutson et également productrice de l’album, lui a dédié une chanson, Punisher, sur son dernier album solo (« what if I told you / I feel like I know you / but we’ve never met » écrivait-elle en 2020). Pas de hasard. Amoureux que nous sommes de cette musique, nous sommes loin, très loin de nous en désoler.

Correspondances

Mais il faut revenir à ce que Christian Lee Hutson a d’unique, et lui rendre ce qui fait de lui un songwriter de premier ordre dans son bon droit. Dans sa capacité à créer ou restituer des histoires parfois truffées d’un humour sombre et des situations d’une étonnante profondeur ; on pense d’abord au premier single de l’album After Hours.

Guitare arpégée, trois temps nébuleux avec sa pedal steel guitar, ses voix doublées et sa mélodie presque tout droit sortie d’un carnet de Paul Simon, un narrateur y brosse le portrait d’un monde post-mortem qui ressemble à un quartier résidentiel tout ce qu’il y a de plus moderne. « There are billboards in heaven / And seven-elevens / And twenty four hour arcade bars » écrit ce narrateur depuis l’autre côté.

Dans cette vie après la mort, on regarde les actualités des êtres chers -et encore sur Terre- sur des écrans, et l’on songe un peu au passé. Cette étrange paisibilité qui nimbe tout le titre fait un écho bouleversant aux lignes qui concluent la chanson « The last talk we had I know you weren’t really mad / But it sticks in my head for some reason / It’s crazy I know, I’ve got nowhere to go / But up here I wear my seatbelt ». On retrouve alors un traumatisme déjà exprimé par Hutson d’une culpabilité du survivant après un accident de voiture (on pense, sur les albums précédents, à Strawberry Lemonade, ou Northsiders). Après la mort, semble dire le songwriter, ce sont les vivants qui s’infligent la culpabilité. Les regrettés n’en veulent à personne.

Et puis, il y a, comme une correspondance aérienne au milieu de l’album, ce nouveau piano-voix, Flamingos. Cette déambulation dans la foule d’un aéroport, espace de personnes en transit, ni vraiment ici, ni tout à fait là-bas. Cette déambulation que, contexte biographique d’un déménagement à New-York, Hutson a dû réaliser un certain nombre de fois. On l’y retrouve au terminal, cherchant parmi une foule la nouvelle personne qu’il aime. On l’écoute, puis on regarde la pochette de l’album, cette aile d’avion qui fend le ciel bleu à travers un hublot.

Et l’on se dit que, peut-être, on tient là le titre, qui, au delà de sa beauté intrinsèque -piano en coton, musique d’aéroport, rencontre du trivial et de l’intime-, résume le mieux l’album. Parce que Paradise Pop n°10 a tout d’un trajet d’un point à un autre. D’une correspondance. De Los Angeles à New York. D’une relation à une relation. Tout y semble écrit comme sur un coin de table en attendant le vol suivant, impressions fugitives et traces saisissantes d’une mue à venir, d’une nouvelle vie qui se met lentement en place.

Le disque s’achève avec un roadtrip, Beauty school. Comme dans une nouvelle adolescence, un couple y traverse quelques États à tombeau ouvert. « we drove from Phoenix, Arizona to the sunshine State / made a couple enemies along the way ». On y retrouve un teen-rock qui n’est pas sans évoquer Weezer, jusqu’à ce refrain « In a mirror universe / time is moving in reverse / I’m gonna turn my life around / Everything is different now ». Dans un univers parallèle, le temps s’écoule à l’envers écrit Hutson. Et l’on comprend, alors, que le vol en provenance de Tiger et à destination de Beauty school a atteint sa destination. Fin d’une période de doutes, de progrès à trois pas en avant et deux pas en arrière.

Débouclez vos ceintures. Les correspondances prennent fin. La machine à remonter le temps s’est arrêtée, et la nouvelle vie est prête. Vous évoluerez, et vous le savez, dans un monde renouvelé. École de beauté qui n’a de sarcastique que sa signification littérale -l’école de mannequinat abandonnée par la nouvelle relation du songwriter. Car Christian Lee Hutson enfin, semble amoureux et libre. Adolescent. Régression savoureuse. Tout est bien qui recommence sans cesse.

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