Dans Deuil(s), premier album tant attendu de Martin Luminet, la terre pleure, le cœur en éruption se fracasse sous terre et les espoirs se brisent comme de la porcelaine. Mais de chacun de ces textes, subtilement dissimulée, émane une force supérieure et revancharde.
Dans l’ordre des choses il y a la chanson Deuil, sorte de pilier, de lumière au bout du tunnel, de bouteille en verre jetée dans un marécage. Elle porte un message rassurant, censé rétablir l’espoir.
C’est dans cette ambivalence que les mots de Martin Luminet raisonnent en un seul et même propos, critique et ordonné, lyrique et exalté. Ce sont les mots du cœur, ce sont les mots du vide, ceux de l’absence présente en chacun de nous. Ce sont les mots de notre siècle imparfait, de ses secousses, de ses incertitudes. Ce sont les mots d’hier et ceux de demain, prononcés par un narrateur omni-conscient, désireux de tout voir et qui à la fois ne veut rien voir : curieux de questionner l’avenir, mais fébrile de s’en approcher.
Martin Luminet, acteur de cette vie malgré lui, se pose en modérateur de tumultes et de mauvais sang. Il tempère la misère, suggère le pire tout en balayant le mal, en puisant dans ses dernières ressources.
Une voix hurle (en silence) sa rage de survivre au temps du malheur, de trouver le chemin jusqu’à soi et de recoller les morceaux à travers les yeux d’un enfant et autres beautés chimériques tapies dans l’ombre.
Revenir aborde cette idée-là. L’idée de ne pas laisser les tentacules du chagrin nous étrangler. Celle de ne pas succomber à l’étreinte du doute, aux eaux stagnantes du regret, à ce qui pollue et nous barre la route comme un buisson de ronces, espiègle et vicieux, ou comme une flaque glissante.
À tout ce qui constitue une entorse à notre bonne volonté d’avancer, à ce qui fait de nous des chimpanzés avant l’être humain et non l’inverse. À tout ce qui ralentit notre développement et ne rince pas le poison, n’aspire pas les miettes ni n’encourage notre cœur à respirer à nouveau. Ce cœur est celui d’un garçon à qui il manque quelque chose pour devenir homme.
Et cette pièce manquante du puzzle, Martin Luminet la convoque dans Garçon, réflexion sur la transition vers l’âge adulte, cette notion abstraite, injustifiée. Mais qu’est-ce qui différencie un homme d’un garçon ? Certainement pas le nombre d’erreurs, ni l’estime de soi, ni la sagesse. Encore moins les blessures, les plaies, l’accumulation de défaites sentimentales. L’âge adulte ne se base sur aucun critère, ou bien il n’est plus, ne coïncide pas avec le déclin progressif de notre monde.
Progrès régressif. Et que devient la nature des relations dans ce « film mal réalisé » qu’est la vie ? Garçon questionne également les conventions et le non-avenir qui leur est accordé, à travers cette phrase à forte résonnance : « Qui regarde certains parents avec un peu de rage / Qui sait pas si lui-même il est né d’un amour ou d’un mariage. »
Et c’est tout l’écueil de notre société, autrement dit le Piège, comme dans cette quatrième chanson, qui, sur une instru plus « groovy » condamne les générations futures à se ramasser les erreurs des anciens, à ramper sur le front des normes, à se brûler les ailes dans le magma des convenances.
De toute façon, la vie est déjà une forêt épineuse, bourrée de pièges à rats prêts à se refermer sur les plus téméraires. « Retiens pas les règles, retiens pas tes rêves. Vis jusqu’au danger… » Le « marche ou crève » n’est plus valable aujourd’hui. Le « marche et c(r)êve », oui. Et tant pis. La vie n’est pas écrite à l’avance, cela se saurait. La chanson aurait très bien pu s’appeler Liberté, antidote à tous les maux du siècle, mais concept mal aimé, mal interprété par notre époque en perte d’équilibre.
Époque
Désastre climatique, hypocrisie des mentalités, aveuglement général… l’époque actuelle, ennemi juré de cet album, est la principale cible de ce Pulp Fiction de 4 minutes. Tout y passe, à travers des images fortes, à l’échelle de la toxicité ambiante : « l’espoir qui part faire le trottoir », les « cimetières au fond de la mer », « la grâce qui sort les poubelles », « l’ultra-moderne génocide », et ce désir ouvertement exprimé de lui flanquer « une balle dans la tête ».
C’est l’heure du jugement, avec comme témoins le pessimisme et l’abattement. La France aussi est convoquée, ainsi que tous les acteurs de la catastrophe. Les derniers jours d’une condamnée, d’une dénommée : Époque. En attendant, des innocents grandissent dans ce monde, et Martin Luminet leur adresse, ainsi qu’à tous ceux qui cherchent aveuglément la sortie de leur labyrinthe intérieur, ce titre magnifique : Chemin.
Et « qu’il est long le chemin jusqu’à soi… » à en croire Martin Luminet, qui envoie une éclaircie sur les pauvres gens heureux. Oui, parce qu’on a encore le droit d’y croire, de s’aimer, de rire aux éclats. Parce que dieu merci, après la pluie vient le beau temps et ces rayons sont rares comme les aurores boréales ; autant s’en tartiner le visage le temps de leurs soudaines apparitions. Dans Chemin, l’adulte regarde l’enfant dans un miroir et esquisse une ébauche de sourire à travers le visage serein de l’insouciance.
Une douceur, noircie d’amertume, qui évoque une fois de plus les contradictions de notre vieux camarade : le Monde. C’est le nom du titre qui suit, et son refrain éloquent, ancré dans nos têtes : « Allez reste, allez reste, on est fort. C’est pas demain la veille que cette putain de vie nous fera la mort. » Une putain de chanson libératrice, aussi. Martin Luminet a craché le feu des mots.
Baudemont
Quand tout va mal, que l’on « vit entre les deuils », on part s’exiler. On prend du recul, on affronte sa solitude. Martin Luminet a choisi l’image de Beaudemont en village de l’exile. D’une voix posée, linéaire, il s’adresse à son grand-père. La campagne est la terre du silence où tout repousse, même la joie et Martin « regarde au loin refleurir le tilleul ». Il compte bien redevenir Quelqu’un et ce retour à lui-même figure dans les dernières notes de l’album.
Quelqu’un est un éloge à la résurrection, s’adresse au phœnix que nous sommes tous. Cet oiseau aux ailes brûlées, capable de s’enflammer, de mourir et finalement, de revenir (comme il peut).