Prendre son temps. C’est une notion de plus en plus rare, encore plus lorsque l’on parle de promo. Pour la sortie de son second album, Hypersensible, Guillaume Tranchant, aka Gringe, nous a fait ce joli cadeau : un peu de son temps. On a donc pu, le temps d’une longue conversation, traverser toute l’histoire de ce nouvel opus; des rencontres qui l’habitent à l’évolution musicale, en passant par l’importance des expériences de la vie, de l’art et de l’amour, forcément.
La Face B : Salut Gringe, comment ça va ?
Gringe : C’est gentil. Ça va bien. C’est rigolo, c’est la question qu’on me posait après Enfant lune qui était vachement plus naïf et très dark. Il y avait les racines de ce que j’ai pu développer de manière plus mature dans Hypersensible. Mais ça va bien. Il y a toujours un côté curatif et réparateur dans ce que j’essaie de faire. Sur cet album, il y a surtout un truc de la re-connexion à moi. C’est moins de l’ordre de la réparation que de la re-connexion. Ça va vachement bien. Il y a des thématiques redondantes qui me sont chères : la famille, la parentalité, la paternité, l’enfance, l’amour, le rapport au temps. Là, j’ai le sentiment d’avoir su m’exprimer avec davantage de précision et de plaisir aussi.
LFB : Si je te dis qu’on s’attendait un peu à tout sauf à un deuxième album de Gringe…
Gringe : Moi le premier. Je m’étais résigné à ne plus en faire. Je trouvais un peu maladroit le premier album. Je le trouvais naïf, mais avec le temps j’ai appris à le digérer, à moins le renier qu’à l’époque. Je m’étais dit que je n’étais pas capable de faire un album studio tout seul, sans les copains, j’étais un peu largué. Il me manquait vachement d’expérience en studio.
Ces dernières années, il y a eu des volets cinéma, littéraire mais il y a aussi eu un accompagnement studio d’un petit mec avec qui je bosse qui s’appelle Sidney qui est sur l’album. J’ai appris à bosser la musique en studio et à passer de l’autre côté, faire un peu de DA. Comprendre aussi comment poser sa voix, comment bosser les voix.
Fort de toutes ces expériences-là, je me suis dit, quand l’envie est revenue comme une envie de pisser, que je pouvais le faire d’une bien belle manière. Et puis j’avais fait des rencontres aussi, le producteur de l’album par exemple qui m’a balisé la route d’une manière tellement confortable que j’avais un boulevard pour m’exprimer de manière vachement plus mature.
LFB : Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que l’idée de laboratoire reste beaucoup quand même dans cet album au niveau des prod’, de la variété. J’ai l’impression qu’on est moins dans une posture de vouloir s’imposer dans le milieu du rap.
Gringe : Ouais, j’étais vachement formaté et influencé par mon expérience des Casseurs et de ce que je savais de la musique. J’ai découvert la musique aux côtés d’Orel, donc direct plongé dans le grand bain, une espèce de sur-médiatisation à l’époque des Casseurs en normalisant ça et en me disant que c’était ça la musique. Et à un moment donné sur Enfant Lune, je redescends de quinze étages et mon pote DJ Pone me dit que c’est ça la musique, la réalité des salles de concerts en France c’est celle-là. Ce sont des gens qui viennent faire leur taff, qui parfois chantent devant 80 personnes. C’est un luxe incroyable de commencer comme je l’ai fait.
LFB : Cette absence de posture, on la retrouve aussi dans les featurings, il n’y en a quasiment pas. Il n’y a que des gens qui sont proches.
Gringe : C’est la famille. Ce sont des gens qui m’aident à raconter mon histoire, qui se mettent au service du projet. Mais il n’y a plus de posture et surtout, on m’a demandé si je me sentais rappeur et quel était mon rapport à ce milieu. Et j’en ai aucun. Je ne me considère pas comme un rappeur. Je me considère comme un artiste un peu touche-à-tout. Le rap évidemment, c’est ma culture, mon héritage direct donc je sais faire, j’en écoute toujours et j’écris toujours. Mais pas de posture. Le but du jeu sur cet album était de ne pas être adoubé par mes pairs mais plus de faire ce que j’avais jamais fait jusqu’ici, sortir de moi mes histoires, mon intimité, mes histoires de famille pour être un peu plus universel et poser un regard acéré sur la société, le monde qui m’entoure et l’hypersensibilité. C’est aussi ça. Mettre ma sensibilité au service de textes plus fédérateurs. Dézoomer un peu et regarder ce qu’il se passe autour.
« C’est un luxe incroyable de commencer comme je l’ai fait. »
LFB : Tu as écrit un livre, tu as beaucoup fait l’acteur, tu as fait du doublage. Il y a deux choses qui m’intéressent là-dedans, c’est déjà comment ça t’a influencé dans l’utilisation du mot ? Parce que la façon dont on écrit et dont on utilise le mot en tant qu’acteur ou dans un roman est totalement différente. Et ensuite, comme ça a influencé l’utilisation de ta voix ?
Gringe : Effectivement, je pense que l’exercice du jeu sur un plateau de ciné m’aide derrière quand j’attaque l’enregistrement des morceaux d’Hypersensible. Ça m’aide à interpréter et à poser ma voix en fonction du message. De la même manière qu’on apprend un texte pour le cinéma, avec des césures, des respirations, c’est une musique aussi qui est différente de celle qu’on chante. Mais c’est aussi quelque chose qu’on déclame et il y a un rythme. Il y a quelque chose, sur des scènes où on est plusieurs, qui ressemble à du ping-pong. Il faut être à l’écoute. Donc je ne suis plus seulement dans ma tête à m’écouter moi. Je suis dans une volonté d’interpréter ce que je raconte et de me projeter à la place de celui qui va recevoir la chanson. C’est marrant, il y a un truc un peu de dissociation à cet endroit, vachement aidé par le travail du cinéma, pour pouvoir mieux interpréter mes morceaux. Ce que je ne faisais pas du tout sur Enfant Lune qui est un album très chiant et très linéaire.
C’était toujours tout droit, il n’y avait pas de nuances. Là, en fonction des morceaux, je m’adapte et je prends même du plaisir à chercher de l’interprétation comme je rechercherais à incarner un personnage. Ces dernières années, il y a eu quelques épisodes un peu fondateurs au cinéma. J’ai beaucoup bossé avec des réalisatrices géniales, donc Laetitia Masson avec qui j’ai fait Citoyens clandestins qui est l’adaptation d’une saga policière et géopolitique de DOA. C’est un écrivain virtuose pour moi. Elle m’a filé l’un des premiers rôles et je me suis plongé corps et âme dans la préparation et je me suis abandonnée aussi à jouer avec elle qui est une réal dure. Moi qui ne suis pas très physique et tout, là c’était très intense tout le temps. Il y a eu De Grâce de Vincent Cardona, sur Arte, où je jouais un rôle dans une série avec des comédiens confirmés.
Il y a eu le film de Delphine Girard, Quitter la nuit, qui était son premier long, qui est parti à la Mostra de Venise et qui a chopé un prix. Moi j’apprends à jouer la comédie pendant, sur les tournages. Comme j’en ai eu quelques uns costaux ces derniers temps, fort de ces expériences, je suis arrivé en studio avec les copains et tout de suite, je me suis entendu moi différemment. J’ai eu l’impression d’avoir passé un cap où je me sentais légitime pour interpréter.
LFB : Est-ce que ça t’a fait peur au début de devoir chanter ?
Gringe : Ouais, et je n’assumais pas terrible au début sur Enfant Lune. Heureusement que Nemir était là sur Jusqu’où elle m’aime. C’est dommage parce que c’était un morceau que j’adorais mais quand je le réécoute, je me dis putain, le placement de la voix, la maîtrise auto-tune, ce truc d’assumer, ça s’entend. Là, j’ai fait la rencontre de Tigri qui est le producteur de l’album, qui est un beatmaker génial, je retrouve mon Skread d’il y a vingt ans.
Là pareil, petit mec jeune, plein d’énergie, de créativité et plein de compétences. Lui m’a déridé par rapport au chant. Sur un morceau comme Au revoir BB, il m’a dit d’assumer ce côté fragile, qu’on allait s’approcher de – et que le but n’était pas que j’aille chercher la note parfaite, mais que je conserve cette fragilité qui fait l’identité du morceau.
Et d’autres où j’assume complètement, sur Fake ID où j’y vais complètement. Il y a le live, on prépare les concerts qui commencent en novembre et dès les premières répétitions, je chante. Il y a de l’auto-tune mais je sais m’en servir, je vais chercher les notes et je sais doser. Je ne veux pas non plus en tartiner partout. Dans l’album, je vais chercher des mecs qui savent chanter : Sidney, Saan, ce sont des gars dont j’adore la voix et l’univers et qui m’aident à ça. Parfois, c’est moi parce que j’assume davantage.
« Avec Tigri, je retrouve mon Skread d’il y a vingt ans »
LFB : Ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’au fond finalement, Hypersensible est un album de pop, dans le sens de musique populaire. Il y a vraiment cette recherche et l’exploration.
Gringe : Ouais complètement. C’est con que Tigri ne soit pas là parce qu’il t’aurait dit, les influences musicales sont folles. Il y a des trucs complètement fous, sur Effet de Surplomb, il y a de la House mais en même temps il y a de la musique brésilienne. C’est électro par endroit dans l’album, c’est très rap aussi. Parfois je demande du boombap et lui vient casser le son à l’ancienne avec des sonorités modernes. Sur Confessions d’un Hypersensible, on est sur un sample d’Yseult bossé par Adam Vadel qui est un producteur franco-américain qui est génial. Tigri se ré-approprie tout ça, le sample et en fait un truc assez fou. Tu as des espèces de synthé à la Mike Dean sur un truc boombap. C’est ce télescopage de codes et d’ambiances musicales qui font la richesse musicale de ce projet. C’est pour ça que sur scène, on a un projet musical génial pour le live.
LFB : Il y a un truc très organique aussi, avec l’utilisation des cordes au début, à la fin. J’ai l’impression que l’album, entre Fake ID et Couler des jours heureux, c’est un peu une quête d’une personne qui se recherche elle-même. Commencer avec un titre qui s’appelle Fake ID, j’ai l’impression que ça veut tout dire.
Gringe : Quête identitaire, complètement. Ce que j’ai envie d’être ou les voies pour aller chercher l’apaisement, la paix intérieur. Je pars de Fake ID, mais tu sais je me pose des questions et c’est mon hypersensibilité, grâce à cette nature, que je vais écrire de telle ou telle manière.
Mais c’est une quête identitaire. Dans Couler des jours heureux et Une nuance au dessus du noir, je réponds aux questions que je me pose tout le long de l’album sur les problématiques qui me sont chères : la famille, la paternité, le milieu artistique que je conspue un peu, petit pamphlet sur Fake ID et j’en remets une couche de temps en temps comme sur Boomer parce que c’est un milieu que je connais bien. Sur le consumérisme et la société en général, le culte de l’individu, l’hyperindividualisme et tout.
Et moi là-dedans. C’est aussi mon auto-critique. Mais oui, c’est un quête. Mais je pense que l’exercice d’un album solo, c’est l’endroit où tu te ré-appropries ton message et ton personnage. On est dans une quête d’identité totale.
LFB : Ce qu’il y a d’intéressant, utiliser un mot comme Hypersensible, ça ne doit rien au hasard. Est-ce que tu as l’impression d’être arrivé à un moment où justement tu es prêt à accepter la sensibilité ?
G : Ouais complètement et c’est pour ça que j’ai mis six ans à refaire un album. Entre temps, je suis allé me chercher ailleurs, sur d’autres terrains de jeux. Il y a le volet ciné, il y a eu le volet d’écriture littéraire avec l’écriture du bouquin fait avec mon frangin. Je suis allé chercher ailleurs, je suis allé voir si j’y étais. Je suis revenu plus mature. L’album naît d’une dépression quand même, forte..
Je le dis aussi, c’est un projet, un spleen, une dépression. C’est ma constante. Aujourd’hui, j’apprends à appréhender ça. Comment tu fais pour te relancer sans t’ennuyer, en étant ton propre divertissement. Je veux faire un album en me disant que je le fais parce que c’est un truc un peu réparateur mais aussi parce que je me mets à la place de l’autre et je me demande ce que j’aimerais écouter de ce mec. C’est très bizarre. J’ai pratiqué l’art de la dissociation.
LFB : Dans la façon dont je l’écoute, au-delà de penser aux personnes qui vont écouter, j’ai beaucoup eu l’impression que tu pensais beaucoup à toi et à te faire plaisir. Ce qui parfois est compliqué dans la musique parce que justement, on se dit qu’il faut penser au public.
Gringe : Tu sais, je n’ai pas de plans de carrière. Quitte à foutre la carrière en plan le temps qu’il faut, pour se nourrir différemment. Là, pour le coup, je n’étais vraiment pas dans des calculs de comment je pourrais toucher telle ou telle audience. Déjà avec le bouquin, en faisant cette espèce de pas de côté, je me disais que j’étais parti faire complètement autre chose, ça faisait marrer les copains.
Finalement, j’arrive à un stade de ma carrière où je commence à bien l’apprécier parce que je plante des graines qui mettent le temps qu’elles mettent pour pousser et fleurir. J’ai un orteil dans le ciné, je commence à maîtriser un peu mon sujet quand je joue, je commence à aimer ce que je fais, à proposer des choses par rapport à l’incarnation de mes perso.
Dans l’écriture littéraire, je me sens libre d’aller partout, où je veux. Je suis très bien entouré donc il y a toujours un truc très stimulant. La musique, je ne pensais pas y revenir mais finalement, c’est la synthèse de tout ce par quoi je suis passé, de tout de ce que j’ai acquis de compétences et d’envie pour revenir à ça. Et c’est vrai que je trouve que c’est un album… C’est golri parce qu’on dit souvent « l’album de la maturité » et tout, c’est cliché mais pour le coup, c’est vrai. Je ne pensais pas en refaire et je reviens avec un album mature.
LFB : C’est un album qui avait besoin d’être nourri.
Gringe : Ouais, mais ça, c’est pour tous mes projets. Nourris de la vie et de parfois de passages à vide dans cette vie. Les périodes de creux qui font qu’on se remplit et qu’on finit par se remplir différemment. Ça vient dicter aussi la suite des évènements.
On ne les anticipe pas trop mais pour se sortir d’une dépression, on a des biais, on met des choses en place pour ressortir la tête de l’eau. Moi, le shit, les stupéfiants, j’ai beaucoup fumé en me disant que je lâchais prise, que c’était fini les jobs artistiques, tous les trucs avec lesquels je ne suis pas à l’aise, l’exercice de la promo, tout ce qu’on attend de moi. Je ne donne pas de nouvelles au label pendant deux ans, ils se disent que c’est Gringe, peut-être qu’il reviendra ou pas. Le fait d’avoir fumé, d’avoir lâché prise, j’ai fait une espèce d’hors-piste incroyable en moi-même, ça a duré longtemps, le temps d’une dépression. Mais de là, a jailli la lumière avec des rencontres auxquelles je me suis accroché et l’envie de raconter ça dans un album.
J’aurais pu le faire dans un bouquin ou écrire un scénario mais je voulais le faire sur un format album. Je m’étais dit que j’avais envie d’écrire des morceaux. Je voyais comment les tailler, trouver la bonne structure et j’ai fait des rencontres qui m’ont convaincu d’aller vers l’album, Tigri, DJ Pone, Sydney, mon ingé son qui est génial. J’ai fait plein de rencontres artistiques, humaines aussi. Ça commence à me plaire de me dire que je ne suis peut-être pas la version torturée, romantisée. Le mec qui écrit sous la lumière d’un lampadaire.
C’était plaisant le temps que ça a duré mais ça a ses limites et il y a un truc vachement plus assumé. J’assume cette sensibilité, mes erreurs de parcours parce que je suis faillible comme tout le monde, mes erreurs de communication. Pas de plans de carrière mais dans ce chaos-là se dessine un truc assez cohérent finalement.
LFB : Tu n’es plus le mec de Bloqués qui écrit des SMS.
Gringe : Non, mais pour être honnête avec toi, je ne l’étais déjà plus trop à l’époque. Les mecs autour étaient tellement pro que je ne pouvais pas être en branlette éternellement. Ça a posé les bases d’une discipline et d’une envie de bien faire. Pour moi d’abord, tu as raison. C’est d’abord pour me faire plaisir.
LFB : On parlait de Fake ID, ce qu’il y a d’intéressant, c’est que je trouve que c’est un morceau qui présente un peu une personne à bout de souffle. On s’attend à ce que ça prenne la suite et il y a un contrepied exceptionnel avec Du Plomb et Effet de Surplomb qui arrivent juste après et qui présentent une facette complètement différente, un truc beaucoup plus politique auquel tu ne nous avais pas forcément habitués.
Gringe : Ouais, je n’y suis jamais allé je pense que c’est encore une fois une histoire de maturité. L’album n’est pas plus personnel que celui d’Enfant Lune mais il est plus politique, c’est sûr. Parce que j’ai grandi, parce que l’époque s’est durcie à la fois dans les rapports humains, dans la manière dont la vie politique de ce pays rejaillit sur les gens et leur vie, sur les injustices. Avoir des partis politiques qui ne se cachent même plus de servir leurs intérêts perso et qui se torchent avec l’intérêt commun, des bavures à répétition, des manifestations de plus en plus violentes…
La naissance du morceau Du Plomb arrive comme une réaction épidermique à la mort du petit Nael. Là je me dis, ça y est, c’est les States. Les gens s’en régalaient sur les réseaux. Alors je sais que c’est l’endroit où ce sont les moins pondérés qui s’expriment mais tu vois, ce chaos, cette espèce de sentiment de chaos globalisé qui prend racine beaucoup sur les réseaux, c’est le mal du siècle, c’est l’opium du peuple. Cette dissolution de l’Assemblée avant les JO, on donne du pain au peuple. César, le pain et les jeux. Et il n’y a pas vraiment le pain, au moins on fait diversion.
« je pense que l’exercice d’un album solo, c’est l’endroit où tu ré-appropries ton message et ton personnage. »
On offre un peu de divertissement, de distractions. Tu ne peux pas t’engager sur un album solo et ne pas aborder ces sujets-là, le monde dans lequel on vit. En tant qu’artiste, et vu que je suis quelqu’un de sensible, j’ai besoin pour comprendre ma réalité et celle dans laquelle on vit, de faire un pas de côté, d’observer ce qu’il se passe.
C’est la première fois que je le fais, animé par un sentiment de colère. Du Plomb, je le tempère par Effet de Surplomb où je prends un peu de hauteur et je me questionne sur notre humanité. Je ne veux pas non plus que mes prises de parole politiques soient toutes anxiogènes. Feelings, je distille un petit peu. Je suis obligé, c’est aussi le rôle de l’artiste et l’essence du rappeur, à l’origine, le rap est contestataire, journalistique même parfois, il a pour vertu de renseigner les gens.
LFB : Même à l’époque, je m’attachais beaucoup à un groupe comme Svinkels qui était punk mais hyper politique. Ce sont des trucs qu’on a perdus complètement.
Gringe : Oui bien sûr. Tous courants de musique confondus en France, il y a certainement des artistes qui s’accrochent aux branches mais je ne suis pas assez curieux pour ça. En tout cas, dans le rap, ce n’est pas l’effet que ça me donne.
LFB : Le rap est devenue une musique d’égo, à l’image de l’époque.
Gringe : Complètement individualiste comme l’époque l’est. Le culte de l’individu.
LFB : Ce que je retrouve réussi dans l’album, c’est cette introspection que tu fais en permanence sur toi-même, qui pourrait avoir un défaut : ne voir que le pire. Je trouve qu’il y a quand même cette recherche de lumière et de t’échapper.
Gringe : Je mets du temps à travers les 12-13 premiers morceaux de l’album pour arriver à une nuance au-dessus du noir, qui est le climax de mon mal-être. Je parle d’une dépression mais je parle aussi de comment je m’en sors et qui sont les voix et les références qui m’aident à sortir de cet état-là, l’introduire par la voix de la maman qui est la matrice pour parler d’un morceau qui parle de renaissance après la maladie.
Je trouve ça beau. Le message que je délivre là, c’est que l’une des clés de la réparation, de la guérison, c’est l’amour qu’on se partage, l’amour qu’on se porte à soi, c’est faire la paix avec soi, ses démons, ses erreurs. Je chemine à travers des épreuves qui sont les miennes et j’essaie de répondre aux questions que je me pose dans l’album à la fin.
En disant que l’une des clés va être d’accepter cette sensibilité, d’accepter d’être faillible, d’être ce que je suis, les épreuves par lesquelles je suis passé, les fautes que j’ai pu commettre, les endroits où j’ai été absent ou j’ai abandonné. Accepter tout ça et me dire que j’ai toutes les clés en main et que je ne veux pas passer ma vie à dépérir et à être triste. Le syndrome du clown triste, ça va, ça a duré suffisamment longtemps. J’ai besoin de muer, de me libérer de cette carapace.
» C’est le rôle de l’artiste et l’essence du rappeur. Il a pour vertu de renseigner les gens »
LFB : Mais du coup, les ténèbres ne t’attirent plus du tout ?
Gringe : Si. Tu es malade, je les adore. Mais je fais gaffe maintenant. Si, j’adore de temps en temps refaire une petite plongée. Moins maintenant. Maintenant, je le fais en balisant le truc. Je sais où je vais. Je ne fais plus d’hors-piste comme je le faisais avant avec les drogues ou dans des trucs de perdition, d’auto-destruction, d’hygiène de vie. Des trucs où je me mettais dans le mal vraiment pour savoir si j’étais encore capable de ressentir quelque chose.
Oui, je suis capable de ressentir les choses et je n’ai plus besoin d’aller me foutre en danger. Au contraire, je pense que ce qu’il y a de plus courageux, c’est de s’accrocher à cette lumière qui est en nous et d’essayer d’en faire un kamehameha, envoyer une boule de feu terrible derrière.
Ce que j’ai voulu faire avec l’album. C’est personnel mais ce n’est plus seulement sur ma gueule. C’est un peu plus universel que ce qu’il n’y paraît. Ça, ce n’est pas seulement pour moi. C’est toujours dans un souci d’installer une passerelle entre moi et les gens, de leur proposer un truc un peu effet miroir. Si je peux vous aider, je fais.
LFB : Une quête universelle un peu.
Gringe : Ouais, complètement. Comme le bouquin. Ce sont des trucs où tu te répares toi d’abord. C’est d’abord un peu égoïste mais tu te dis que quand tu rencontres tellement de gens dans la promo du bouquin, pas que la promo parce que j’ai fait des salons mais j’ai fait aussi plein d’instituts spécialisés où je suis allé rencontrer des gens qui avaient des pathologies lourdes, ça te fait relativiser direct. Tu te dis que bien sûr que ça donne du sens à ce que je fais. J’utilise mon écriture et ce que je sais faire pour rendre la pareille et faire du bien à qui mérite.
LFB : Je trouve qu’il y a un balancier hyper bien tenu sur l’album entre tes névroses, tes souvenirs et aussi le truc plus universel de société, de transmission.
Gringe : Ouais, de ouf. Ça c’est complètement nouveau.
LFB : C’est aussi ça qui fait qu’un album met six ans à se faire.
Gringe : Ouais. Avec mes pérégrinations et tout ça. Mais oui, c’est aussi pour ça que ça met du temps à se faire et que quel que soit l’âge qu’on a sur le papier, je pense qu’il existe une jeunesse et une maturité pour chaque période de la vie et que moi j’arrive à un endroit où je ne me force pas pour écrire. Je me prends la tête comme un malade pour bien faire mes morceaux, pour bien les écrire mais c’est en moi déjà ce discours-là. Je n’ai pas à le forcer, c’est ce que je pense, dans le prolongement du mec que je suis aujourd’hui.
LFB : Et qui est surélevé par la prod’, la construction musicale de l’album.
Gringe : J’ai un architecte, comme Orel a trouvé son Skread à l’époque. Je l’avais aussi pour les Casseurs mais j’ai trouvé en la personne de Tigri un architecte magnifique, qui a chopé ma sensibilité et qui l’a traduite en musique.
LFB : Travailler avec quelqu’un de beaucoup plus jeune que soi, qu’est-ce que ça apporte ?
Gringe : Justement. C’est une super question, on ne me l’a pas encore posée. Ça apporte beaucoup de modernité et de fraîcheur là où moi j’ai peut-être des idées un peu plus arrêtées avec mes codes. Un Couler des jours heureux qui est complètement atypique, ça peut rester un morceau très beau piano-voix sauf que Tigri le déglingue à la fin avec du Mike Dean, une orchestration de bâtard.
C’est là où sont mes limites aussi. J’ai adoré lui soumettre mes envies d’écriture et voir ce qu’il allait me proposer en musique. Chaque fois, je me mangeais une baffe, même musicalement. Je lui disais que là, j’aimerais bien un truc qui tourne à 130 BPM, un peu moderne, que je puisse raper un peu vite, il me le customisait de manière à ce que ça ne ressemble plus du tout à du rap.
Il apporte son savoir-faire. Il est passé par la Berkley School, il a vraiment de l’avenir. J’espère pour lui que ça sera une super carte de visite et qu’il pourra re-réaliser des albums. Si jeune, il apporte un savoir-faire, une expertise et une fraîcheur au projet.
LFB : Ne rien attendre de ta carrière, est-ce que ce n’est pas aussi ça qui l’a laissé te malaxer et t’amener là ?
Gringe : Si. C’est vrai que j’étais très malléable quand on est s’est rencontrés. Quand on commençait à faire les premiers séminaires, j’y allais un peu en touriste. Il me proposait toujours des choses. J’en profitais pour faire bosser Sydney qui est mon backeur et qui lui aussi s’est mis au rap depuis Enfant Lune. C’est lui qui enregistrait les morceaux, on discutait, il a su m’apprivoiser.
Il a mis le temps qu’il a fallu et un jour, on s’est lancés. Les premiers titres qui sont sortis, Confessions d’un Hypersensible, Nuits Fauves et Corde Sensible je crois, là je me suis dit que c’était le bon architecte, le bon accompagnateur, le bon pote. Il allait savoir faire ça sur tout un album, il a la gymnastique du truc. Je me suis senti en sécurité, je pouvais y aller.
LFB : Cet album, comment tu le vois se transposer sur scène ?
G : Si tu savais mon ami. Ce qu’on a commencé à faire en répétitions, c’est aussi le fruit du travail d’un Tigri qui est un stakhanoviste. Le mec ne s’arrête jamais de bosser. Il a ré-arrangé les morceaux, on a casté des mecs. On a fait trois jours de castings comme les mecs de Popstar et de The Voice pour choper les meilleurs batteurs, claviers. On a des mecs géniaux.
Un petit bisou à Vivio et Basil qui sont des mecs mortels. Il y a DJ Pone qui s’est foutu avec Tigri pour refondre les morceaux. On a un album nouveau pour la scène. En gardant évidemment l’ADN de ce qu’on a dans l’album, on a une extension magique et hyper musicale où on laisse la part belle à la musique. Ça c’était une volonté d’emblée, de dire à DJ Pone et Tigri qu’on refondait les morceaux, on réfléchit vraiment à des plans publics et à des plans musiciens. J’avais vraiment envie qu’il s’expriment au même titre que moi je m’exprime.
LFB : C’est ce que fait l’album en fait, ce balancier.
Gringe : Exactement, je voulais qu’on retrouve ce balancier mais qu’on l’étire un peu plus, jusqu’au souci de la scénographie, d’avec qui on allait bosser la scénographie. On la bosse avec des gens qui s’appellent Lumière Sonore, qui ont tilté l’album, ils l’ont pris, l’ont ressenti et ils nous ont proposé une config’ géniale. Je ne peux pas trop en dire trop maintenant parce que je ne veux pas révéler tous les secrets du truc, mais l’album sur scène va être musicalement monstrueux et nous, on va prendre un pied de fou. On est déjà en répèt’ en train de kiffer comme des fous.
LFB : Est-ce que tu apprécies le clin d’œil évident que tes deux premières dates complètes soient Caen et Paris ?
Gringe : J’ai adoré que le Cargo se remplisse aussi vite. Ouais. Mais tu sais, même si Enfant Lune a été un album dur et un peu dur à défendre, Pone m’a facilité la tâche parce qu’il a pris les choses en main et m’a accompagné sur scène. Je me rappelle de ce concert au Cargo et même au festival Beauregard à côté, ça a été des grands moments de cette tournée qui n’était pas toujours heureuse.
Ça a été de très grands moments. Donc là le fait qu’on soit plein au Cargo, on va leur donner ça, on va leur faire un show de bâtard et j’ai trop hâte. Et je vais recroiser des têtes en plus, des copains, des petits frères, des grands frères qui ont grandi. Ça va être un grand moment je pense, j’ai hâte.
LFB : J’ai une question sur la pochette qui est quand même assez particulière. Qu’est-ce que tu as voulu traduire dans cette pochette et comment tu l’as créée ?
Gringe : Ça a été fait en collaboration avec Lou Escobar, une photographe dont je vous invite à découvrir le boulot. Elle est franco-espagnole si je ne dis pas de conneries, elle est baroque mais en même temps, elle a un petit côté Lachapelle, ce truc très coloré, très baroque. C’est elle qui en écoutant l’album me soumet l’idée de la tête décapitée sans qu’elle soit laquée.
C’était très dérangeant au début. On avait vraiment le sentiment d’une décapitation mais c’était pour cristalliser tous les thèmes que j’aborde. Il y a le truc, pour généraliser, du monde dans lequel on évolue qui, si tu n’es pas un peu costaud et dans le recul, te désensibilise. Moi, c’est ce côté déshumanisé, déshumanisant de ce qu’on peut vivre que je voulais symboliser avec cette image forte.
LFB : Il y a un côté très froid en plus.
Gringe : Ouais, très froid, avec les sacs poubelles derrière, les têtes qui n’ont pas été retenues. Ce qu’on a aussi développé avec Yannick et Laura sur la promo Instagram. Ils m’ont fait des vidéos, ils font du motion design, de la 3D et de l’IA. C’était ça, ma tête qui défile sur un tapis roulant qu’on ramasse, qu’on prend en photo. C’était ce truc d’allez, c’est la taylorisation. Les rapeurs, on est là-dedans. Ça me permet de cristalliser toutes ces notions-là.
LFB : Il y a aussi le fait que ça soit la main d’une femme qui tienne la tête d’un homme décapité.
Gringe : C’est la main de ma chérie. Ça je le dirais, big-up aux femmes qui me soutiennent. Je n’ai pas toujours été le mec le plus… Ça m’est arrivé d’être maladroit, un peu lourd et machin, mais en même temps, j’ai toujours été très bien entouré depuis le départ. J’ai été éduqué par ma maman, ma grand-mère et ma tante un peu en même temps. Et puis des rencontres comme celle d’avec ma chérie. C’est le bras de ma chérie qui me soutient. Donc big-up aux femmes qui me soutiennent, à commencer par elle.
LFB : Tu ne le sais peut-être pas mais Phoenix ont une scène dans leur tournée récente où le chanteur à un moment, il y a un personnage qui monte sur scène masqué et le chanteur finit décapité. Le gars tient une tête du chanteur de Phoenix décapitée, avec des bouts de peau qui pendent, un truc plus hardcore.
Gringe : On a hésité. Au début, on avait l’option du truc un peu androïde. J’adore, je suis très SF. J’adore le cinéma d’Alex Garland par exemple. Il est vachement décrié par plein de gens mais je le trouve visionnaire et virtuose.
LFB : Civil War est un chef d’oeuvre pour moi.
G : Il y a des gens qui chient dessus. Mais moins sur Civil War que sur Deus. C’est une mini-série, 4 ou 5 épisodes. C’est génialissime. Du coup, je voyais ça, ce truc avec des bouts de fil qui pendent du cou, un peu à la façon androïde. On est revenus à quelque chose de plus lisible et moins barré. Après, si tu me laisses avec Lou Escobar, on fait une couv gore, pour choquer les gens, les interpeller.
LFB : Il faut qu’il puisse être en tête de gondole aussi.
Gringe : Même pas vraiment. En vrai, c’est plus une réflexion collective avec les gens du label mais ils me suivent dans tout ce que je propose. J’ai un cul d’enfer. Je ne suis jamais freiné ou censuré dans ce que je propose. Ça reste quand même une tête décapitée en couverture. Oui, elle a ce côté poupée de cire qui désamorce un peu ce côté gore. Il fallait qu’on garde ce truc. Le back cover, c’est quand même des sacs poubelles remplis de têtes. Ma mère m’a dit : mais c’est quoi ce délire ?
« Ma mère, en voyant la pochette, m’a dit : mais c’est quoi ce délire ?«
LFB : Est-ce que tu as peur du vide qui peut apparaître après la sortie de cet album ?
Gringe : Non, je n’ai plus trop peur de ça, des fameux cycles projet-spleen-dépression. Parce que je suis arrivé à un endroit de ma carrière où je commence vraiment à bien apprécier, je lâche prise avec plein de choses. Notamment le regard des gens, le retour, l’accueil. En vrai, sur les peu de choses que j’ai partagées jusque-là, je reçois quand même un accueil hyper chaleureux de gens stimulés, curieux de voir ce que ça va donner. On a sold-out la Cigale assez rapidement, là où j’avais peut-être mis un an à la remplir avec Enfant Lune.
LFB : Peut-être parce que tu as créé le désir aussi ?
Gringe : Ouais, je ne sais pas. C’est un truc dont je n’ai pas conscience et je ne suis pas là-dedans. Non. J’ai plutôt à coeur de nourrir ma vie perso. Évidemment, le taff est imbriqué avec celle-là mais non.
Quand on m’a dit à un moment donné que j’aurais pu être ce mec-là parce que j’ai du talent, si j’avais bossé… Je bosse mais j’ai aussi envie de faire du rap à côté, de vivre avec ma chérie ou mes potes, j’ai aussi envie de ne rien faire. En ça, je pense ne pas être trop corruptible et avoir eu la chance de rencontrer des gens qui ont pigé ça, qui me laissaient le temps de gestation pour les différents projets que je fais.
LFB : Si tu pouvais ranger Hypersensible à côté de livres, films, de choses qui lui correspondent, tu le mettrais à côté de quoi ?
Gringe : Il y aurait tellement de choses. Forcément des choses que je bouquine, que je regarde, que j’écoute. Des BO de films, des films, certainement des bouquins. Pour moi, il y a toujours ce livre qui est mon livre de chevet, je ne dis pas que je m’en inspire mais dans la dé-structuration du truc et dans la folie du mec et ses fulgurances, Les jours s’en vont comme les chevaux sauvages sur la colline.
C’est une espèce de recueil de nouvelles géniales. Il y a vraiment des trucs que je trouve géniaux. En album, ça pourrait être récemment le travail sur la BO d’Alien. Je la saigne en ce moment parce que je suis allé voir Romulus. Il y a cette BO de l’Alien original que je saigne comme un ouf. Le travail de Michael Brook qui bosse sur des BO, c’est un guitariste qui fait de la texture qui a bossé sur un film que j’adore, Heat. Il apporte une espèce de guitare et ça, ça me transcende et ça peut me stimuler à écrire.