Parmi les albums les plus importants des années 2000, on retrouve des disques que plusieurs générations seraient capables de réciter par coeur : The Blueprint, Discovery, Kid A… Des succès commerciaux autant que d’estime. Parmi ces longues listes, on retrouve très souvent un album plus discret, autant que son créateur lui-même : Untrue. Une silhouette crayonnée l’air résignée devant son café encore chaud, certainement dans un pub londonien qui vient d’ouvrir, alors que Londres s’éveille pour aller travailler. L’énergie matinale croise la vie nocturne qui sort des clubs de la capitale, pleine de mélancolie, capuchée sous une bruine.
C’est ça, Untrue, la beauté de la dance music en pleine expansion grâce à une flopée de genres britanniques désormais mondiaux, passée par un inconsolable filtre grisâtre.
En France ou aux Etats-Unis, tous les adolescents des années 2000 ne seraient pas forcément capable de mettre un nom sur cet album… Pourtant à Londres, William Bevan, connu sous le nom de Burial, est érigé en légende dès les années 2010 pour ses productions surréalistes. En 2012, au moment de Noël, on notait que ses albums vendaient davantage en Grande-Bretagne que des One Direction ou autre Adele. Un succès incontestable, suivi d’une longue décennie de silence… Ou presque. Que s’est-il passé exactement avec Burial ?
Burial n’a jamais totalement abandonné ses fans depuis tout ce temps. Les singles, maxis et EPs parsemés ci et là auront contenté les fans du mystérieux producteur pendant un temps, mais l’album se fait plus qu’attendre. Chaque année, pour on ne sait quelle raison, le monde pressent un nouveau long-format de Burial. Mais William Bevan aura bien fait de jouer avec nos nerfs : seuls de petits projets apparaîtront sous son nom et toujours via le label Hyperdub, sa maison de coeur fondée par Kode9.
Parmi ces projets plus discrets, on note des classiques de sa discographie désormais : Come Down To Us, dernier morceau de l’EP Rival Dealer en 2013, est une déflagration d’émotions et de nostalgie. Rodent, en 2017, rappelle l’amour de Burial pour les techniques de vocal chopping, rendant les paroles presque inaudibles et cryptiques. En marge totale de l’industrie, il était presque étonnant de voir arriver une compilation de sa part pour fêter les 15 ans du label Hyperdub en 2019. Le projet est sobrement appelé « Tunes 2011-2019« . Mais toujours pas d’album.
Durant la décennie 2010, le style du producteur londonien s’est affiné. Sa production n’a jamais cessé d’être remarquable et unique : un morceau de Burial se reconnaît dès les premières secondes. Avec ses albums Burial et Untrue, l’artiste s’est très vite catégorisé comme une des têtes d’affiche de la jungle et surtout de la dubstep britannique, la vraie dubstep, comme certains voudront le rappeler. Un genre musical laissé à l’état de souvenirs brumeux pour beaucoup, mais dont l’impact mondial est encore aujourd’hui bien réel, comme expliqué dans l’excellent documentaire All My Homies Hate Skrillex.
Pourtant, Burial n’a jamais eu vocation à se cantonner autour d’un seul genre. Tantôt techno, tantôt UK Garage, parfois même drum’n bass, tous les styles électroniques passent par le filtre Burial et en ressortent aussi naturellement, comme si William Bevan savait tout faire. Même sur l’EP plus confidentiel Pre Dawn / Indoors, Burial parvient à s’approprier le hardcore en transformant l’aspect « banger » du genre à sa manière. On se croirait alors à l’extérieur d’un club londonien au milieu de la nuit, et surtout au milieu d’un bad trip.
Des jeux de texture, des changements de tempo, des mélodies angéliques qui paraissent sorties tout droit d’un coeur brisé… Burial apporte un storytelling instrumental à chacune de ses productions, la musique semble très organique, fantomatique, et en même temps terriblement sensible, une humanité rare dans la musique électronique.
Son amitié avec le musicien Four Tet aura valu des soupçons sur l’identité de Burial : ces deux génies seraient-ils une seule et même personne ? Les deux compositeurs sortiront alors en 2019 un 2-titres remarquable avec Thom Yorke, de Radiohead : Her Revolution / His Rope. La musique de Burial se révèle capable d’être au service de la voix, même si celle-ci est loin d’être au premier plan des deux morceaux.
2022 est une année particulière pour Burial : à commencer par la release officielle de deux morceaux datant de 2009, en collaboration avec Four Tet : Nova et Moth. Deux classiques qui n’ont pas pris une ride : leur impact est intouchable, à la fois dansant et terriblement mélancolique. C’est aussi la sortie de Antidawn, le plus long projet inédit que Burial nous ait offert depuis Untrue. Pour autant, la réception du projet est en demi-teinte…
Pour l’auditeur, Antidawn tient plus de l’expérience sonore que d’un EP. Pour le compositeur, c’est certainement davantage un patchwork d’idées qu’une composition plus classique. Les textures et le grain si caractéristiques de l’artiste se mélangent à des samples mystérieux, des mélodies se lancent et se coupent tout aussi vite. Chaque espoir d’un élément musical sur lequel notre oreille puisse s’accrocher est aussitôt cruellement enterré ; chaque accord plus ou moins identifiable apparaît comme un halo de lumière au milieu d’un ciel sombre ,avant de s’étouffer à nouveau. Burial a voulu déconstruire sa musique : enlever les éléments pop pour n’en garder que le spectre. Si l’esthétique du projet est remarquable, tout comme la prise de risque, le projet laisse clairement les fans sur leur faim. Arbitrairement découpé en cinq morceaux, l’EP est dénué de structure, à tel point qu’une seule piste aurait eu tout autant de sens.
On peut voir cependant les choses autrement, Antidawn annonce quelque chose : Burial ne compte pas rester sur ses acquis. Trancher son style à ce point, presque de manière parodique, révèle qu’il ne stagnera pas. La suite risque d’être différente, elle sera peut-être bâtie sur les décombres d’une musicalité que l’artiste a mis presque 20 ans à élaborer. Burial reste et restera. Au travers de singles ou d’un album, son ombre est aussi discrète que le Sans-visage de Chihiro . Elle continuera de nous suivre jusqu’à déployer, de temps à autre, la véritable puissance qu’on lui connaît.