Si nous déplorions dans notre chronique le récit promotionnel bien ficelé derrière la création de God Games, le sixième album de The Kills, il nous paraissait néanmoins essentiel d’entendre de vive voix ce qu’iels avaient à en dire. Les semaines passant, ce qui aurait dû être une rencontre tangible avec le duo s’est transformé en une correspondance épistolaire avec la seule chanteuse, avec tout ce que cet échange factice implique de lacunaire. Qu’importe : se prêtant au jeu, Alison Mosshart a répondu à nos questions par écrit, avec sa prose directe et agile qui caractérise autant les paroles des Kills depuis leurs débuts que son livre-disque de nouvelles et de spoken word CAR MA (2020). Une interview à retrouver en français et en anglais ci-dessous.
La Face B : Votre sixième album God Games vient de paraître vingt ans après le premier, Keep On Your Mean Side. Cela fait donc deux décennies que vous faites de la musique ensemble. Pourtant, dans vos interviews récentes, vous affirmez avoir été « terrifiés » par le processus d’écriture et d’enregistrement de cet album. Si le danger est de toute évidence inhérent à la création et à la passion, de quoi aviez-vous peur cette fois-ci, au regard de votre propre histoire en tant que groupe ? Est-il possible de se débarrasser un jour de cette peur, en tant que musicien.ne ?
Alison Mosshart : En tant qu’artiste, je pense que la peur est bénéfique. La peur permet de rester alerte et désireux de découvrir quelque chose de nouveau en soi, dans son travail, et sur le monde. La peur est un mot simple pour décrire le sentiment de faire face à l’inconnu. C’est ce qui se produit au début de chaque album : tu te confrontes à l’inconnu. Il n’y a rien, c’est une page blanche… Et tu dois rassembler ton courage pour transformer ce néant en quelque chose. Et pas seulement n’importe quoi, mais quelque chose de vraiment bien.
Même si cela fait vingt ans qu’on écrit de la musique ensemble, nous ne prenons rien pour acquis. On doit constamment nous prouver à nous-mêmes et aux autres que nous sommes à la hauteur. Chaque disque est aussi important que le premier, du moins aux yeux de l’artiste.
La Face B : Quand j’ai entendu l’album pour la première fois, j’ai eu l’impression d’écouter une séquence de film ou un voyage en mouvement. Vous avez gardé la structure classique couplet-refrain dans la plupart des chansons, pourtant elles sonnent aussi comme autre chose. À ton avis, qu’est-ce qui a le plus évolué au fil des années dans votre musique ? À l’inverse, y a-t-il un élément qui est resté fidèle à votre premier son ?
Alison Mosshart : Il y a plusieurs choses. D’abord, nous pensons tous.tes les deux que la structure traditionnelle couplet-refrain est un peu en contradiction avec la manière dont fonctionne l’esprit. Si les romans, la poésie, les films… peuvent dériver avec élégance, c’est parfois un peu plus compliqué avec la structure du rock’n’roll. C’est agréable de ne pas suivre les règles traditionnelles et de se permettre une certaine abstraction.
Les pensées, par nature, zig zag, sautent, ne marchent pas vraiment dans un ordre linéaire ou prévisible. Les pensées mènent à des pensées qui mènent à d’autres pensées. Mettons : « On ne peut pas faire confiance à la Californie » vers « J’adore les montagnes russes » à « Jeudi, c’est bon pour moi » à « Je me demande ce qui est arrivé à Bob ? », « Voiture verte », « Un chien m’a mordu le visage », « Le téléphone est encore mort », « Papiers découpés ! », et ainsi de suite.
Cela étant dit, je pense en effet que notre musique est très visuelle. On dirait qu’elle contient ses couleurs, ses formes et son toucher propres. Je sais quand une chanson est terminée en l’écoutant et en la voyant du début à la fin. Lorsque j’ai l’impression de regarder une pièce de théâtre ou un court-métrage et que je suis satisfaite de ce que j’ai vu, je suis contente de la chanson. Si j’écoute et que la scène se fige, c’est qu’il y a encore du travail à faire.
La Face B : Pour la production de cet album, vous avez rappelé votre tout premier ingé son de 2001, Paul Epworth. Est-ce que la présence d’une tierce personne dans le studio vous a permis de voir votre musique d’un autre œil ?
Alison Mosshart : Bien sûr qu’avoir une autre personne à ses côtés donne toujours à voir une autre perspective. Tu sais immédiatement si une chanson fonctionne en sentant l’énergie de l’autre personne qui l’écoute pour la première fois. Elle n’a pas besoin de dire quoi que ce soit. La vérité est juste là.
« Même si cela fait vingt ans qu’on écrit de la musique ensemble, nous ne prenons rien pour acquis. […] Chaque disque est aussi important que le premier. »
La Face B : Tes paroles, Alison, s’adressent presque toujours à une autre personne, comme dans un dialogue. L’amour et la haine, l’espoir et l’échec, la tendresse et la violence s’entremêlent toujours dans les histoires que tu contes, portées par un sentiment d’urgence. Est-ce que tu écris et enregistres encore tes paroles en conduisant à pleine vitesse dans ta voiture, à la manière de ton livre de poésie et de nouvelles CARMA ?
Alison Mosshart : Bien sûr. Nous sommes tous en lutte contre les autres et contre nous-mêmes. Il y a assurément beaucoup de va-et-vient, d’attraction et de répulsion dans nos paroles. La guerre n’est jamais gagnée, n’est-ce pas ? En ce qui concerne les voitures, j’adore conduire. Ça me met vraiment dans un état méditatif. Beaucoup d’idées me viennent quand je suis derrière le volant. J’ai toujours un petit dictaphone dans la voiture que je garde sous la main, c’est un choix moins dangereux qu’un papier et un stylo.
La Face B : La première fois que je vous ai vus jouer, pendant la tournée de Blood Pressures à Rock en Seine en 2011, il y avait deux autres musiciens qui vous accompagnaient sur scène. Il semblerait que vous soyez revenus à deux dernièrement. Est-il important pour vous de ne dépendre de personne ? Est-ce un moyen de ne pas faire de compromis artistique ?
Alison Mosshart : À chaque époque son arrangement. On aime autant jouer avec d’autres musicien.ne.s que jouer à deux, et certains albums appelaient logiquement à avoir ce soutien. Mais c’était aussi une autre époque pour l’industrie musicale… Le monde est bien différent six ans après. Le streaming a rendu inabordable l’embauche de musicien.ne.s supplémentaires, et c’est à mon avis une très mauvaise chose. J’espère qu’un jour les choses changeront.
La Face B : The Kills ont toujours été un groupe très visuel. J’ai vu dans une interview récente que Jamie auait adore collaboré avec Lucian Freud, et quant à toi Alison, tu es également peintre… Est-ce que vous ressentez le besoin d’explorer d’autres formes d’art pour garder une approche globale de la musique ?
Alison Mosshart : On a toujours peint, dessiné, photographié, filmé des choses. J’aime toutes les formes d’art. Je ne crois pas que ce soit important de tout pratiquer pour garder une approche globale de la musique, mais je ne suis même pas vraiment sûre de savoir ce que cela signifie. J’aime juste faire de l’art. Je pense que tout cela vient du même endroit.
« On se considère comme un groupe de guitare électrique avant d’être un groupe de rock. »
La Face B : Un ami qui vous a vus jouer à Paris récemment me disait qu’il avait assisté au meilleur concert de rock de sa vie, alors que c’est un genre qu’il déteste – précisément parce qu’il trouvait que votre musique ne sonnait pas comme du rock. J’ai trouvé cela très intéressant : l’idée que vous ayez cette signature de guitare blues tout en jouant avec des textures sonores découpées et réassemblées, à la façon du cut-up qu’on peut observer dans le hip hop. Est-ce que ce genre de démarche vous inspire ? Le genre musical est-il un élément que vous prenez en compte en écrivant ?
Alison Mosshart : On se considère comme un groupe de guitare électrique avant d’être un groupe de rock. Avec une guitare électrique et une voix, tu peux faire n’importe quel genre, n’importe quel style, explorer et jouer avec les rythmes que tu veux. Notre seule limite, c’est d’être un duo, mais partant de cette contrainte, tout ce qui suit est accepté.
La Face B : Enfin, j’ai découvert il y a peu ces images qui m’ont immédiatement fait penser aux Kills. C’est une série de photographies de John Divola intitulée Dogs Chasing My Car in the Desert, qu’il a prises entre 1996 et 1998 en conduisant dans le désert de la Californie du Sud, évoquant des thèmes existentiels – la solitude et le désir, l’homme face à la nature, la joie opposée à la peur…. Cela m’a rappelé la pochette de God Games avec ce taureau et le matador, mais aussi la retraite artistique de Don Van Vliet dans le désert californien après la fin de Captain Beefheart, et la scène culte de la course-poursuite en voiture dans le film Point Limite Zéro. Bref, pas mal de choses que vous avez tous.tes les deux souvent mentionnées comme sources d’inspiration. J’avais juste envie de te les montrer, et tu connais peut-être ce photographe. Qu’est-ce qu’elles t’évoquent ?
Alison Mosshart : J’adore cette série de photos. Elles aussi sont méditatives, comme le fait de conduire une voiture. C’est beau de voir des images d’animaux qui courent, leurs silhouettes, leur grâce, les corps comme des balles. Je ne sais pas pourquoi mais cela me fait penser à Benton Harbor dans le Michigan, sous la neige, et les chiens de Key Club (un studio d’enregistrement où on a beaucoup travaillé) courant dans la rue principale désolée d’une ville que le temps a oubliée. Pour moi, ces photos évoquent l’amour et la loyauté.
English version
La Face B: You’ve just released your sixth album, God Games, twenty years after your first record. Which means you’ve been making music together for two decades now. You’ve mentioned a few times in recent interviews being ‘terrified’ of the process of recording this album. Obviously, danger is inherent to creativity and passion. What were you scared of in particular, regarding your own history as a band? Can one as a musician actually ever get rid of this fear?
Alison Mosshart: I think as an artist, fear is good. Fear keeps one alert and desirous to discover something new in oneself, in one’s work, and about the world. Fear is a simple word to describe ‘facing the unknown’. At the start of every album, you are facing the unknown. There is nothing, a blank page… and you have to muster up the courage to turn this nothingness in somethingness. And not just any old thing. But something truly great.
Even though we’ve been writing music together for 20 years, nothing is a given. Nothing is taken for granted. We constantly must prove to ourselves and to one another that we’ve got the goods. Every record is as important as the first, at least to the artist.
La Face B: When I first heard the album, I was under the impression that I was listening to a movie sequence or a journey, with some kind of movements. You kept the traditional verse-chorus structure in most songs, but they also sound like something else. What do you think evolved the most in your music over the years? And on the other hand, is there something that definitely stayed true to your first sound?
Alison Mosshart: A couple of things. We both think the traditional verse chorus structure is a little at odds with the mind. Whereas novels and poetry and film… can veer around elegantly, it’s a little hard with rock n’ roll structure sometimes. It’s nice not following the traditional rules and allow some abstraction.
Thoughts by nature…zig zag, skip, don’t really work in liner or predictable order. Thoughts lead to thoughts lead to other thoughts say “California can’t be trusted” to “I love rollercoasters” to “Thursday’s good for me,” to “I wonder what happened to Bob?”, “Green car”, “Dog bit my face”, “phone’s dead again”, “papercut!”. And on and on and on.
Having said all that, I do think our music is very visual. It seems to contain its own colours and shapes and tactility. I know when a song is done by listening to it and seeing it from start to end. When it feels like I’m watching a play or a short film and I’m satisfied with what I’ve seen, I’m happy with the song. If I’m listening and the scene freezes, there is still work to do.
La Face B: Did having another person involved in the studio give you a different perspective on your music?
Alison Mosshart: Having another person in the room always gives you a different perspective. You know right away if a song is working by feeling the energy of that person hearing it for the first time. They don’t have to say a word. The truth is just there.
La Face B: Your lyrics almost always address another person, like a dialogue between two people. Love and hate, hope and failure, tenderness and violence blend into each other in the stories you tell. They also almost always convey a sense of urgency. Alison, do you still record and write your lyrics in your car while driving at fast speed, CARMA-style?
Alison Mosshart: Sure. We’re all contending with one another and ourselves. There is surely a lot of back and forth and push and pull going on in the lyrics. The war is never won, right? About cars, I love to drive. It’s very meditative for me. A lot of ideas come when I’m behind the wheel. I do still have a little Dictaphone in the car that I keep handy. It’s a safer option then a pen and pad.
La Face B: When I first saw you in 2011 at Rock en Seine during the Blood Pressures tour, there were two other musicians with you onstage. Lately, it looks like you’ve gone back as a two piece again. Is it important to you not to depend on anyone? Is it a way of not having to compromise?
Alison Mosshart: Different times call for different measures. We love playing with other musicians and we love playing as a two piece. During certain records, it made a lot of sense to have the back up. But it was a different time in the music industry too. We’re in a different world now 6 years later. Streaming has made it unaffordable to hire extra musicians. Which I think is ultimately a very bad thing. I hope one day things change.
La Face B: The Kills have always been a very visual band. Alison, you’re also a painter, and Jamie, I’ve heard in a recent interview that you would have loved to collaborate with Lucian Freud… Do you feel the need to explore other art forms to maintain this global approach to music?
Alison Mosshart: We’ve always painted, drawn, taken photos, filmed things. I love every art form. I don’t think it’s important to do all these things to maintain a global approach to music. I’m not sure what a global approach to music even is. I just love making art. It all comes from the same place I think.
La Face B: A friend of mine who doesn’t like rock music was telling me the other day how he thought he witnessed the best rock concert he’s ever been to after seeing you live in Paris, precisely because your music didn’t sound like rock to him. I found that very interesting because you do have that kind of bluesy-guitar signature style, while also playing with noisy textures that could come from a cut-up approach, like hip hop music does. Do this kind of approach inspire you? Do you pay any attention at all to genre while writing?
Alison Mosshart: We see ourselves as an electric guitar band before a rock n’ roll band. With an electric guitar and a vocal, you can do anything, any genre, any style, fuck around with any rhythm you want. Being a two piece is the only limit we have, everything else, every idea that we can conceive of starting from that point, is fair game.
La Face B: Lastly- I recently came across these images and immediately thought of The Kills. A series of photographs by John Divola titled ‘Dogs Chasing My Car in the Desert’, which he took in 96-98 while driving in the Southern California desert, conjuring existential themes like isolation and desire, man versus wild, joy versus fear. It made me think of God Games’ cover, with the bull and the matador, but it also reminded me of Don Van Vliet’s painting retreat in California after Captain Beefheart’s ending, and of Vanishing Point’s iconic car chase. Basically a lot of the things you’ve often mentioned as an inspiration. I wanted to point it out to you, see if you knew this photographer. What does it evoke for you?
Alison Mosshart: I love this photo series. Meditative again, like driving a car. It’s cool to see stills of animals running, their shape, their sleekness, the body transformed into a bullet. I don’t know why but it makes me think of Benton Harbor, Michigan in the snow and the dogs at Key Club (a recording studio we worked at a lot) running down the desolate main street in a town that time forgot. These photos look like love and loyalty to me.