Musique Hors-scène #7 : Jean-Michel Dupas, directeur artistique du Printemps de Bourges

À La Face B, on avait envie de rendre visible celles et ceux qui accompagnent la musique au quotidien sans jamais être sur scène. Parce que ce sont, avant tout, des passionnés de musique ; et parce que sans eux, vos artistes favoris seraient peut-être encore des inconnus. Septième épisode de notre rubrique avec Jean-Michel Dupas, directeur artistique du Printemps de Bourges.

(c) Romane Leo Marsault

Il y a des choses qui ne peuvent pas se lire dans une interview. Par exemple : le regard qui pétille de Jean-Michel Dupas quand il nous retourne une question – une première fois pour nous. Par exemple : son sourire prévenant lorsqu’il demande doucement « vous êtes sûrs que ça enregistre ? » – en effet, ça enregistrait pas. Par exemple, enfin, son calme olympien au milieu de l’effervescence de Bourges et alors notre interview commence près d’une demie heure en retard. C’est pour cette raison qu’on se sent obligé de mentionner ce contexte en chapeau. Jean-Michel Dupas est le directeur artistique du Printemps de Bourges et le programmateur musique du Stereolux à Nantes. Dans ce septième épisode de notre rubrique hors-scène, il nous parle de son parcours, du Printemps de Bourges mais aussi (spoiler !) d’une partie de pétanque avec Elliott Smith.

La Face B : J’aimerais bien commencer par le commencement : ta rencontre avec la musique. Il y en avait chez toi en grandissant ? Tes parents écoutaient quoi ?

Jean-Michel Dupas : Mes parents écoutaient un peu de musique mais plutôt de la chanson française. Jusqu’à mes douze ans j’écoutais plutôt de la variété, enfin, ce qui marchait à l’époque… Puis j’ai eu la chance d’avoir un grand frère et une grande sœur qui m’ont ramené du rock anglo-saxon à la maison. Je me suis mis à écouter les Clash, Patti Smith, Alan Vega, des choses comme ça, plutôt underground… Ça tournait à la maison, comme mon frère et ma grande sœur étaient plongés là-dedans.

LFB : À quel moment est-ce-que tu commences à sélectionner les albums que tu as envie d’écouter toi ?

Jean-Michel Dupas : Assez vite en fait. Dès 14-15 ans, je commence à acheter des albums.

LFB : Tu fais comment ? Tu vas chez le disquaire ?

Jean-Michel Dupas : Oui. À l’époque j’achetais un magasine qui s’appelait Best, qui n’existe plus maintenant (le magazine a en réalité repris une parution trimestrielle depuis 2022 NDLR), mais qui était une référence en matière de magasines musicaux.

LFB : Un peu l’ancêtre des Inrocks…

Complètement. Et donc je lisais les chroniques. Quand une chronique me plaisait, j’achetais l’album… Ou alors je l’empruntais. Quand j’avais 16 ans, j’allais beaucoup à la médiathèque de Nantes. Ils avaient une collection super bien fournie en vinyles, on pouvait les emprunter, et, quand ils nous plaisaient, on les mettait sur une cassette audio pour les enregistrer… J’ai commencé à me faire une grande pile de cassettes. C’était libre, on pouvait tout tester, et j’ai toujours été un grand grand curieux… Dès que je voyais une pochette qui m’intéressait, même sans connaître le groupe, je l’empruntais à la médiathèque. Je me souviens de semaines où j’empruntais dix albums différents tous les trois jours. Je me suis fait ma culture musicale là-dessus.

LFB : Et à propos de chroniques : qu’est-ce qui te faisait tiquer dans une chronique de Best ? Qu’est-ce-qui, dans un papier consacré à un album, te donnait envie de l’écouter, celui là plus qu’un autre ?

C’est une bonne question, ça. Alors… Évidemment, il y avait des styles que j’aimais plus que d’autres, le rock à guitares… Et puis je crois qu’il fallait qu’il y ait un certain engagement, une certaine indépendance du groupe. Dès que c’était quelque chose d’un peu trop grand public, j’avais du mal… Même si, musicalement, ça n’était pas si éloigné de ce que j’écoutais.

Si j’aimais autant les Clashs, c’est parce qu’il y avait un côté très politique.. Donc je dirais ça, voilà, une espèce d’engagement, une espèce de culture underground qui faisait que ça pouvait plus m’intéresser.

LFB : Est-ce que tu as l’impression que c’est toujours le cas aujourd’hui?

Oui. même si ça a beaucoup changé… Je suis devenu très éclectique, aujourd’hui j’écoute de tout, j’ai élargi mon spectre. Mais ce côté un peu engagé, militant, underground, c’est toujours une chose à laquelle je suis hyper sensible.

LFB : Tu peux nous raconter l’itinéraire qui te mène à la programmation ? Comment tu y arrives ? A quel moment tu te dis j’ai envie de travailler dans le milieu de la musique ?

J’en ai toujours écouté énormément. Pour tous mes potes, c’était « tiens tu nous fais des cassettes ? ». À chaque fois qu’il y avait des trucs qui sortaient, ils me demandaient ce qu’il fallait écouter.

LFB : Tu étais déjà prescripteur de musique…

Je sais pas, peut-être un peu. En tout cas après le bac j’ai entamé une fac de lettres pour être journaliste. Je voulais me spécialiser en musique, évidemment. Et puis à 19 ans j’ai eu l’occasion d’organiser mon premier festival. Mon père était maire d’un petit village. Et il me dit : « on vient d’acheter un lieu avec la mairie, un ancien château avec un grand parc. Si vous voulez, vous pouvez y faire des concerts »
Alors on a monté une asso avec des copains, on s’est aussi appuyé sur des associations locales, et on a monté un festival qui a vu le jour en 1990. Il a existé pendant 10 ans. C’est un festival qui a démarré à 2000 festivaliers et qui a fini à 15 ou 20 000…

LFB : Tu avais quel âge ?

J’avais 19 ans.

LFB : C’est vraiment très jeune. En général, c’est un peu l’époque où on se dit : moi je vais faire mieux que la génération précédente. Qu’est-ce que tu disais en faisant ce festival ? En quoi tu voulais qu’il soit différent des autres ?

Il faut se remettre dans le contexte. Au début des années 90, des festivals de rock, il n’y en avait presque pas. Ça peut sembler étrange parce que quelques années plus tard, ça s’est démultiplié. Mais à l’époque, et plus encore dans la région, ça se comptait sur les doigts d’une main. On avait des gens qui faisaient 300, 400 kilomètres parce qu’il n’y avait que ça…

LFB : Il n’y avait pas de modèle, en fait…

Non, très peu de modèles. On a fait une première petite édition. Et au bout de la troisième édition, à peu près, j’ai compris que ce que je faisais à la fac ne m’intéressait plus du tout… J’ai voulu vivre de ce que je faisais pour le festival. J’ai intégré une formation de manager du monde de la musique à Isoudun. Cette formation existe toujours d’ailleurs… En 93 c’était la deuxième année qu’ils ouvraient le recrutement. C’était une espèce d’IUT, une formation d’un an dont on sortait avec un diplôme. Il y avait trois filières : le live, le disque et le management. et moi évidemment j’ai choisi le live…

En parallèle, en 92, j’ai monté une association à Nantes avec laquelle j’organisais plein de petits concerts, pour des jauges très hétérogènes, de 100 à 2000 places. On en faisait 2-3 par mois. Et en fait, je voyais bien que ça prenait tout mon temps…J’avais envie de ne plus faire que ça.

Après la formation d’Isoudun, fin septembre 1993, j’ai continué à faire des concerts. Et en 1995 il y a une salle qui a ouvert à Nantes, qui s’appelait l’Olympique. C’était un club rock. Une des premières scènes de musiques actuelles subventionnée officiellement, rénovée par la ville. Le directeur m’a proposé le poste de programmeur, assez naturellement, parce que j’organisais beaucoup de concerts à Nantes. Il s’est dit, si je ne lui propose pas le poste, il va me faire de la concurrence… Et donc ça a été mon premier poste salarié. Cette salle programmait beaucoup et est devenue assez importante, on y faisait de plus en plus de dates, et j’avais toujours le festival en parallèle, qui ne s’est arrêté qu’en 99…

En 2002, on a monté un autre festival qui s’appelle Scopito, qui est un festival de musique électronique. Et puis en 2005, j’ai intégré l’équipe de programmation du printemps de Bourges. À l’époque, c’était au rythme d’une journée par semaine.

En 2011, l’Olympique a fermé, et on a ouvert une nouvelle salle qui s’appelle Stereolux, qui est beaucoup plus grande, avec deux jauges, une de 400, une de 1200, un projet art numérique et un projet musique plus ambitieux. Je suis devenu directeur du pôle musique dans ce lieu-là.

Et puis en 2014, lorsque Daniel Colling (le fondateur du printemps de Bourges NDLR) était encore parmi nous, il m’a proposé de prendre le poste de directeur artistique du printemps à la place de Christophe Davy. L’idée était de le pérenniser et d’en faire un vrai poste à l’année. Depuis 2014 je fais donc ces deux choses, le printemps et Stereolux.

LFB : Programmer dans une salle et programmer pour une salle, est-ce-que c’est différent ?

Ça n’a strictement rien à voir.

LFB : Pour quelles raisons?

Parce que souvent, dans une salle, on écrit un projet culturel à l’année. On n’a qu’une seule jauge. Alors qu’ici (au Printemps de Bourges NDLR), il y a une dizaine de lieux différents, avec des jauges toutes petites, à partir de 80 places, jusqu’à une grande jauge de 10 000.
Et puis dans une salle, on sait que le projet, on va le développer à l’année, l’étaler… Alors que sur un festival, tu dois montrer l’actualité de la musique à un instant T. Tu dois être prescripteur, en tout cas moi j’envisage ça comme ça : être dans l’émergence, dans la découverte.

On a aussi commencé avec Boris (Vedel, le directeur du PdB NDLR) à se pencher sur des créations, en disant qu’il fallait qu’on se démarque des autres festivals. Ce ne sont pas des choses qu’on fait dans une salle par exemple.

Au Printemps de Bourges on a réalisé très vite que l’on n’avait pas les mêmes capacités d’accueil que d’autres festivals, et donc qu’il nous fallait trouver autre chose pour se démarquer. Une des manières de le faire c’était de travailler sur des créneaux sur lesquels les autres festivals ne travaillaient pas. On est devenu un vrai festival d’émergence, avec 70% de jeunes artistes.

LFB : À quel moment on cesse d’être émergent ? Qu’est-ce-que c’est la limite ?

On considère qu’un groupe émergent, c’est un groupe qui n’a sorti qu’un album, voire pas d’album, voire juste un EP, voire pas d’EP, qui n’est même pas signé. Ça c’est l’émergence.

Alors bien sûr, on pourrait considérer qu’un artiste qui sort son deuxième album reste un jeune artiste, mais on s’est fixé cette limite d’un seul album… Donc quand on dit dans la presse qu’on a 70% d’artistes émergents, on parle de ce type d’artistes. Ensuite les créations c’était aussi une façon de se démarquer. On a constaté que la plupart des festivals d’été avaient une programmation qui se ressemble, et on voulait proposer quelque chose en plus. Même si, évidemment, on avait déjà les Inouïs qui sont l’ADN du festival.

Copycat, nos préférées de la sélection 2025 des Inouïs.

LFB : Est-ce que c’est devenu difficile de programmer de l’émergence ? Les gens qui travaillent dans les SMAC ont l’air de raconter qu’en réalité, s’ils ne programmaient pas des têtes d’affiches, le public ne serait pas assez curieux ni fidèle pour venir découvrir des choses. Il y a beaucoup de mal à fédérer autour d’un lieu.

Oui, c’est vrai. Alors ça dépend dans quelle ville, et quel type de public on y a… À Nantes par exemple, on est l’une des plus vieilles SMAC de France puisqu’on a ouvert en 95, même si à l’époque ça ne s’appelait pas encore comme ça. Petit à petit on a développé une programmation, au départ avec des cartes d’abonnés, des tarifs pas chers… Et on a la chance aussi d’avoir un gros bassin de population qui fait que même l’émergence fonctionne bien.

On a une salle de 1200, une salle de 400. On se fixe comme objectif de faire autant de clubs que de grandes salles. Si on doit choisir, on privilégie toujours le club. C’est un truc. Si à l’année, on voit qu’on a fait 60% de grandes salles et 40% de club, c’est qu’on s’est trompé. Mais on surveille, ça n’arrive jamais.

Au printemps de Bourges, on a aussi une chance, c’est qu’on a énormément de professionnels. À peu près 2000 accrédités chaque année. Si on comptait uniquement sur le remplissage local on aurait vraiment du mal à faire jouer les artistes dans des salles remplies. Les artistes savent que c’est important de passer à Bourges parce que c’est un des endroits où on peut être vu par la profession…

Donc c’est vrai qu’on a aussi cet avantage-là, au bout d’un moment on arrive à devenir une forme de référence, à avoir des gens qui viennent faire leur marché ici. Il est probable que si l’on n’avait pas ce volet professionnel, comme tout le monde, on peinerait à ce que les artistes émergents jouent dans des salles remplies.

LFB : Qu’est-ce-que tu écoutes en ce moment ?

C’est une bonne question ça… Plein de choses…

LFB : Est-ce-que tu as encore des disques sur lesquels tu passes du temps ? Je te pose la question parce que j’ai l’impression que quand on a pour mission professionnelle d’écouter beaucoup de nouvelles choses, on adopte forcément une manière différente d’écouter la musique… Je le vois déjà à mon échelle à la face B. Auparavant je passais six mois sur un album et je l’épuisais jusqu’au bout, maintenant, je n’ai plus le temps de faire ça…

Je te rejoins assez, effectivement j’écoute beaucoup de nouvelles choses tout le temps, alors je reviens rarement sur les albums, sauf sur des vieux trucs… Quand j’ai envie d’écouter des vieilleries, il m’arrive de mettre les premiers albums de Bowie, des choses comme ça. Je les réécoute régulièrement, un peu pour se faire du bien.

Ceci dit, ça n’est pas parce que c’est mon métier que je n’ai pas plaisir à écouter encore beaucoup de musique. Mais effectivement, on a de moins en moins d’albums de chevet.

C’est toujours le piège de sortir des noms. J’ai beaucoup aimé Théodora dernièrement, même si elle n’a pas sorti d’album… Enfin, c’est aussi compliqué de te répondre parce que je vis principalement la musique par le live. C’est beaucoup comme ça que je l’écoute.

LFB : Tu achètes encore des albums ?

J’ai acheté le dernier Fontaines DC, par exemple, que j’ai trouvé pas mal. Même si j’écoute surtout en ligne, j’aime bien l’objet. Je suis un peu un peu boomer, en tout cas de cette génération là…

LFB : Et alors, où est-ce-que tu découvres de la musique ? Comment ?

Surtout en lisant.

LFB : Tu lis encore des chroniques ?

Oui, je lis encore beaucoup de magazines. Tous ceux qui sortent en papier, je les lis. Je suis abonné… Ça doit représenter une bonne dizaine ou une douzaine. Et puis après, sur le net, les chroniques, il y a plusieurs blogs qui m’intéressent. Mince, je repense aux disques, j’arrive pas à te sortir des noms, parce que je sais qu’il y a des choses qui m’ont touché dernièrement, ça doit être la fatigue…

LFB : Tu me parlais de Bowie tout à l’heure, il y a d’autres albums qui te font te sentir à la maison ?

Oui certainement… Toi c’est quoi ?

LFB : Souvent des albums que j’ai découverts en étant ado. Grandaddy, par exemple. À chaque fois que j’ai besoin de me rappeler pourquoi je fais de la musique, The sophtware slump ça marche pour moi.

C’est un album magnifique.

LFB : Les disques d’Elliott Smith ont le même effet aussi…

Ah oui, Elliott, je l’ai vu plusieurs fois en concert…

LFB : Quelle chance…

J’ai même joué à la pétanque avec lui.

LFB : Mais non !?

On était dans un lieu, il y avait une espèce de terrain de pétanque et il disait « mais c’est quoi ça »… Alors avant son concert on lui a appris à jouer avec le régisseur, et à la fin du concert il nous a dit « allez, on fait une partie de pétanque », et en fait il a adoré ça, on en a fait 3 ou 4… Il était extrêmement timide, très gentil mais extrêmement timide. On sentait que c’était quelqu’un d’hyper écorché.

LFB : Oui, on le sent partout.

Effectivement, Elliott Smith, ce sont des disques qui ont été importants pour moi aussi. Mais c’est vrai que les premiers Bowie… Effectivement, on revient toujours à des choses qui sont liées à l’enfance, à un cocon. Ziggy Stardust, Aladdinsane, ce sont des disques que j’ai tellement écoutés, et ça me fait toujours du bien de m’y replonger.

Merci à Margaux Charmel et l’équipe du PdB d’avoir rendu cette interview possible !

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