Yann Tiersen revient le 4 avril avec Rathlin from a distance / The Liquid Hour, un album en deux parties, qui appelle à l’introspection et au mouvement, inspiré par ses expériences en mer et par l’actualité politique. Dans cet entretien, le multi-instrumentiste partage avec nous les coulisses de la composition et de l’enregistrement de cet album. Il nous offre une immersion passionnante et authentique dans son univers créatif, ainsi qu’une réflexion nécessaire sur les travers de l’industrie musicale.

La Face B : Ton nouvel album est scindé en deux parties, distinctes mais interconnectées. La première, Rathlin from a Distance, appelle à se débarrasser des considérations sociales pour retrouver son soi authentique. La deuxième, The Liquid Hour, appelle au soulèvement, à la libération des systèmes qui oppressent. Comment t’est venue l’idée des deux parties ?
Yann Tiersen : En fait, je me suis pas mal consacré à la navigation ces dernières années, et en 2023 on a fait une grande tournée des pays celtes à la voile. On est allé jusqu’aux Îles Féroé. En mer, il y a l’élément, le danger qui est là, qui peut survenir à tout moment. Même sans prendre de risque, c’est la nature brute. Et évidemment, il n’y a aucune pression sociale, donc c’est une belle machine à déconstruire. Plus rien n’existe, sauf soi et la communauté présente sur le bateau. Ça crée quelque chose de très authentique. C’est aussi des moments de “rien”, qui sont propres à la réflexion, à l’introspection.
J’ai vécu ça et en rentrant je ne me suis pas posé trop de questions. J’ai eu envie de faire un album en deux parties, avec une première partie au piano inspirée de cette expérience en mer. Je voulais qu’elle soit méditative et qu’il y soit question d’identité, au sens large. Y compris mon identité musicale. Il se trouve que je suis souvent vu comme quelqu’un qui fait du piano, alors que c’est assez récent que je sorte des albums de piano, et que ce n’est pas vraiment moi, au sens où je ne suis pas que ça. Pour cette raison, j’ai pu être tenté de rejeter le piano.
Et finalement, dans cette première partie d’album, il n’y a que du piano. Ce qui est un peu absurde ou rigolo puisque quelque part, ce n’est pas moi mais la pression sociale qui fait que je joue du piano. Rathlin from a Distance, c’est une réflexion sur tout ça, sur la déconstruction et l’identité, y compris musicale.
LFB : C’est une forme de mise en abyme ?
Yann Tiersen : C’est ça, et c’est l’idée de s’interroger sur qui on est vraiment. Après, j’avais l’idée d’une deuxième partie plus fournie, avec plus d’instruments. Il se trouve que c’était au moment des élections législatives donc j’étais assez énervé, et The Liquid Hour s’est beaucoup nourri de ça. Pas dans une démarche aigrie, mais plutôt jubilatoire. Ce que je souhaite à cette deuxième partie, c’est d’être l’album qu’on écoute en manif (rires). L’idée c’est de se mettre en mouvement, mais dans le bon sens, de sortir et de bouger son corps.
LFB : J’ai l’impression que tu as mis beaucoup de toi, de tes émotions et de tes réflexions dans cet album. Est-ce toujours le cas ?
Yann Tiersen : Je pense que la musique a toujours été très liée à mon identité. Ça m’a aidé à me construire, c’est aussi quelque chose de réconfortant. C’est un espace où je suis vraiment moi, sans filtre. Au point que, par exemple, l’impact d’Amélie Poulain, m’a pas mal gêné. Parce que pour moi, ma musique touche à l’intime. C’est abstrait, mais j’y mets des facettes de moi que je ne mettrais pas en mots, c’est comme une confession. Et le fait que cette musique, qui était associée à un film très éloigné de moi et de mon univers, ait eu un tel impact, ça a été très déstabilisant.
LFB : Au-delà d’une réflexion sur l’identité, il me semble que l’album a l’ambition de susciter une action chez les gens qui l’écoutent ou a minima une prise de conscience. Tu parlais tout à l’heure d’inciter les gens à se mettre en mouvement, à manifester par exemple. Comment fais-tu cela avec ta musique ? Comment t’y prends-tu ?
Yann Tiersen : Je crois que ce n’est pas si réfléchi que ça (rires). En fait, j’étais vraiment à fond dans les élections. J’avais Blast et d’autres médias en boucle sur mon téléphone, pendant que je travaillais dans mon studio. Et finalement, le processus créatif s’est beaucoup nourri de ça. J’étais hyper énervé, et j’avais envie de joie. Et ça se reportait sur ce que je composais. Il n’y avait pas du tout de second degré, j’étais en plein dedans. Pour te donner un exemple, il y a un morceau qui s’appelle Dolores, sur Dolores Ibárruri. J’avais fait un post Instagram avec son discours, et puis j’ai eu envie de le sampler et de le mettre dans le morceau, tout simplement.

LFB : C’est un rapport très direct à la musique et à la composition, en fait.
Yann Tiersen : Oui, totalement. Je crois beaucoup à la musique qui se fait comme ça, sans raison particulière, sans plus de réflexion que ça. Ce moment politique est dans l’album, parce que l’album s’en est nourri, très directement.
Au point qu’il m’arrivait même de faire des prises de synthé en écoutant un podcast. D’ailleurs, ça créait une certaine distance par rapport à ce que j’étais en train d’enregistrer, qui était assez marrante. Par exemple, j’avais une basse à faire sur un de mes synthés. Ça faisait dix fois que j’essayais de la faire en rythme, et je n’y arrivais pas, j’en avais vraiment marre. Jusqu’à ce que je commence à écouter un podcast et finalement c’est comme ça que j’ai réussi à ne pas faire de faute (rires).
LFB : Je retiens la méthode ! Puisque tu évoques les synthés, j’aimerais qu’on parle d’instruments. Tu disais tout à l’heure que les gens t’associaient souvent au piano. Mais dans tes albums, on retrouve aussi bien de l’accordéon que des machines électroniques. Quel est ton rapport aux différents instruments ?
Yann Tiersen : Quand j’étais tout petit, j’ai fait du piano et du violon. Et j’ai arrêté hyper vite. Puis j’ai joué de la guitare dans des groupes. J’ai acheté mon premier synthé. Après, c’était le début des samplers, donc je samplais plein de choses. Puis j’ai commencé à faire ma musique à moi et je suis revenu aux instruments acoustiques. Par le sample justement, parce que j’en avais un peu marre des machines, de passer autant de temps devant des écrans.
Donc j’ai eu une période, dans les années 90, où j’ai eu envie de redécouvrir les instruments. Ça suivait les années 80, qui ont été des années très électro… Donc ça oscille. En ce moment, j’ai envie de refaire de la guitare (rires). Il y en a beaucoup dans des albums comme Dust Lane ou Les retrouvailles par exemple, puis il y en a eu moins. Et là, j’ai envie de m’y remettre.
LFB : Si on prend l’exemple de The Liquid Hour, qui est la plus fournie des deux parties, dans laquelle tu as utilisé notamment une ondioline, mais aussi différents synthés et boîtes à rythme. Comment as-tu choisi ces instruments, pour exprimer ce que tu avais en tête ?
Yann Tiersen : Au début, ça devait être un disque d’ambient. C’était très digital. J’avais décidé d’utiliser un logiciel sur Linux, dans l’idée d’échapper à la Big Tech, pour une fois. J’ai commencé comme ça, sur un son très ambient. Puis les rythmiques sont arrivées et c’était le moment des élections. Et l’ambient s’est transformé en un projet avec trois, quatre boîtes à rythmes (rires).
Il se trouve qu’en Suède, j’ai rencontré un mec super qui m’a parlé d’un magnéto à bandes, de la marque Bang & Olufsen. C’était un magnéto de luxe dans les années 60. Aujourd’hui ça ne vaut plus rien, mais c’est très chouette. J’ai passé plusieurs de mes boîtes à rythme dedans. À force, il y a eu des sections rythmiques assez élaborées. Après, j’ai utilisé des vieux synthés : le Arp Odyssey, le Juno.
Et puis ça faisait longtemps que j’avais envie de réintroduire des choses un peu acoustiques, mais qui ne le soient pas réellement. Ça m’amusait de faire une espèce de fanfare, avec des instruments type mellotron et ondioline, qui permettent d’avoir ce genre de son. Je les ai enregistrés et passés sur bande. C’est ce qui donne ce son un peu bizarre, qui ressemble à des cuivres mais pas tout à fait. J’aimais bien ce côté-là.
Donc à la fin, j’avais la partie digitale, les parties rythmiques, les synthés et cette espèce de fanfare artificielle. Puis j’ai demandé à ma femme de chanter. Et les textes, qui sont en Breton, sont hyper militants. Dans un morceau comme Dolores, il y a du violon, de l’accordéon, plein de choses, certainement des trucs qui ne s’entendent pas (rires). Finalement, l’album s’est construit assez vite, et c’est drôle parce qu’il est très différent de la vision que j’avais à la base.
LFB : J’avoue que je n’avais vraiment pas saisi l’ampleur de l’impact des élections législatives sur le processus créatif derrière l’album !
Yann Tiersen : Il est vraiment énorme. C’est parti de quelque chose qui aurait dû être très éthéré, à un album qui ressemble plus à des disques que j’ai pu faire précédemment, au sens où ce sont des chansons. C’est quelque chose que j’avais plutôt en tête pour mon prochain album, à la base. Alors, il y a quand même un côté ambient, progressif, dans The Liquid Hour, notamment au début des morceaux. Mais il y a quelque chose de beaucoup plus simple, aussi. Des mélodies de synthés qui sont assez évidentes, par exemple.
LFB : Tu évoquais tout à l’heure ta tournée à la voile, mais tu as aussi tourné en van. En général, l’idée première derrière ce “slow touring”, c’est de prendre le temps et d’utiliser des moyens de transports moins polluants. J’imagine qu’au-delà de l’impact écologique, ça peut donner l’occasion de repenser son rapport au temps, aux lieux, au public. Qu’est-ce que cette façon de tourner t’apporte, en tant qu’artiste ?
Yann Tiersen : Pour moi, les tournées, c’est aller dans une salle, faire un concert, traîner au bar après et partager plein de choses avec les gens qui accueillent. Et au fil du temps, ça a été de moins en moins le cas. On vit dans un monde de services, ultra-libéral, et le live n’y échappe pas. Au-delà du côté écologique, j’ai eu une révélation quand je jouais en Espagne une fois. Au même moment, Quinquis, ma compagne, faisait un festival indépendant super chouette sur une île. Moi, je jouais dans une grande salle. Et ce jour-là je n’ai pas rencontré un seul être humain.
Les tournées sont de plus en plus comme ça. Il y a le promoteur local, qui aime bien l’artiste a priori. Il va le programmer dans une salle, qu’il va louer. La salle emploie des gens qui bossent pour le concert. Et personne ne travaille ensemble. Tout le monde est super, ce n’est pas le problème. Mais on ne se voit pas. Ça devient du business. Il n’y a aucun moyen de partager quoi que ce soit.
Arriver à vivre de sa musique, c’est super. Mais mon métier, c’est de faire des concerts, pas du pognon. Pour te donner un exemple, j’ai tourné pendant très longtemps avec des Féroïens, Ólavur Jakobsen et Jens Thomsen. Ça faisait des années qu’on rêvait de faire le G! Festival dans les Îles Féroés, mais ce n’était jamais possible financièrement.
Et là, on y est allé en bateau. On a peut-être mis un mois à y arriver, mais tout était simple. En tournant différemment, le lendemain je peux faire un concert gratuit, ou mixer chez un disquaire… Et là je rencontre des gens et c’est super. C’est pour ça que je fais de la musique
LFB : Et dans ton cas, la tournée elle-même est devenue un moment d’inspiration, ce qui n’est pas toujours le cas j’imagine.
Yann Tiersen : Oui, exactement. Parce que du coup, je vis. Sinon, il ne se passe rien : après le concert, on retourne dans le bus et voilà. Alors heureusement, il y a les potes, mais c’est quand même moins sympa que de rencontrer des gens. Ce qu’on cherche, dans le live, c’est le partage. Et certains lieux ne sont plus faits pour le partage. Le public arrive et repart le plus vite possible parce qu’il y a un autre événement après, qu’il faut ranger, ou qu’on n’a pas prévu de bar.
LFB : Même en tant que public, ça peut être frustrant.
Yann Tiersen : Carrément.
LFB : Il me semble que tu as prévu de repartir en voilier cet été. As-tu une idée des destinations ?
Yann Tiersen : Normalement, on fait la Norvège et on aimerait bien aller jusqu’au Svalbard. Ce sont des îles norvégiennes qui sont au-delà du cercle arctique, pas loin du Pôle Nord.
LFB : Tu es un artiste qui s’engage, tant dans ce que tu cherches à susciter chez ton public que dans ta manière de tourner. Comme tu l’as rappelé, l’industrie musicale est régie par des dynamiques extrêmement capitalistes, desquelles il peut être difficile de s’extraire. À ton avis, quel peut être le rôle des artistes dans la remise en question de certains paradigmes de cette industrie ?

Yann Tiersen : Le rôle à jouer, je n’en sais rien. Je m’interroge sur notre place déjà, avec l’arrivée de l’intelligence artificielle. Je pense que l’avenir va certainement se jouer dans des choses spontanées, alternatives, qui malheureusement ne rapportent pas grand-chose pour l’instant. Le problème aujourd’hui, c’est qu’on se sent pris en otage : on nous dit que l’avenir, ce sont les réseaux, mais ils sont de moins en moins un espace de liberté. Il faudrait qu’on arrive, collectivement, à quitter ces réseaux et inventer autre chose.
Je reste optimiste malgré tout. Même si on voit une profusion d’absurdités et de mauvaise foi à la télé, je me dis que ceux qui les propagent sont de vieux dinosaures. Par ailleurs, les gens avancent vachement. Des valeurs progressives gagnent du terrain, et musicalement, il se passe plein de choses. Je ne sais pas quel rôle on va jouer, mais en tout cas, c’est sûr que le paysage va beaucoup changer.