Le profane comme sublimement du sacré

De tout temps, la musique et le sacré ont entretenus un lien étroit. Ce dernier persistant avec les âges, traversant les périodes et les différents événements formant notre monde tel que nous le connaissons dorénavant. Initialement, l’Église chrétienne ainsi que le vatican considéraient tous deux la composition musicale comme un outil permettant l’élévation spirituelle. Le réformateur protestant Jean Calvin déclarait par exemple dans son ouvrage Institution de la religion chrétienne originalement paru en 1536 : 

« La musique doit être considérée comme un ornement pour donner plus de grâce et de dignité aux louages de Dieu, et […] un bon moyen pour inciter les cœurs et les enflammer à plus grande ardeur de prier et les enflammer à plus grande ardeur de prier.»

Comme le décrit alors l’auteur, la musique a ici un rôle de support et de mise en valeur de la croyance religieuse. Une telle « mise en condition sensorielle » n’est pas seulement inhérente à la gloire de Jésus Christ. On retrouve par exemple des traditions résolument musicales, incluant les principes de mélodie et de rythmes dans les rites du candomblé brésilien, profondément inspiré par l’héritage africain omniprésent sur le territoire lusophone. Ceci est notamment relié au terme de toque, renvoyant au jeu de tambour inhérent au déroulement des cérémonies. On y retrouve également une forte propension à la danse, représentant une composante immuable de la pratique.  

On peut aussi remonter le fil de l’Histoire, pendant les périodes pré-chrétiennes, plus particulièrement au sein de l’Antiquité grecque et romaine, on chantait déjà les Dieux. Les grecs et romains prenaient déjà le soin d’édifier des compositions musicales afin de glorifier les divinités en lesquelles ces derniers croyaient. On peut par ailleurs penser à Apollon, la divinité grecque reliée à la musique et qui est issu de la liaison entre Zeus et Létô. Ces figures défiiques démontrent la forte influence et le pouvoir important que le monde de la religion et de la mythologie peuvent attribuer à la musique. Le mythe d’Orphée, raconté dans le dixième livre des Métamorphoses d’Ovide, représente une parfaite illustration de cette place réservée à cet art. L’homme, grâce à sa maitrise de la Lyre et son chant parvenant particulièrement à pouvoir tenter de récupérer son épouse, Eurydice, tuée par la morsure d’un serpent. Platon lui-même, grand nom de la Philosophie antique en Grèce, entretenait une attirance très forte avec le média musical. Il déclara ceci à ce propos dans son ouvrage Philèbe :

« Dans l’aigu, le grave, le vite et le lent qui sont des illimités, l’entrée des nombres n’y crée-t-elle pas une limite et, dans sa plus haute perfection, la musique dans son ensemble.»

Cette gloire de Dieu est directement exprimée à travers des travaux compositionnels. On peut illustrer cela avec l’hymne Te Deum, qui est en réalité un titre abrégé de sa forme complète en latin : Te Deus Laudamus, signifiant « Dieu, nous te louons » en français. Ce dernier est chanté à différentes occasions spéciales comme l’arrivée d’un nouveau Pape, un baptême ou alors un mariage. On note également des compositeurs importants de l’Histoire de la musique ayant entretenu un fort lien entre leur croyance en Dieu et leurs travaux. L’un des exemples les plus marquant et important étant celui de Jean-Sébastien Bach. L’organiste allemand se plaçait à mi-chemin entre différentes traditions musicales, utilisant de multiples langages musicaux différents. Ce dernier écrit directement des messes, utilisées lors des cérémonies de l’Église catholique. C’est ainsi que naîtront les deux œuvres du genre les plus importantes du musiciens, à savoir les messes en Ré Majeur et en Si Mineur. De manière plus insidieuse, l’originaire d’Eisenach insérait des motifs tant bien mélodiques que rythmiques composant en réalité des références aux mythes bibliques. On peut tout particulièrement penser aux divers motifs ascendants et descendants qui jonchent les travaux de ce dernier. Ceux-ci sont alors utilisés afin de représenter l’ascension de la Terre vers le Ciel, donc vers Dieu, ou alors la descente du Ciel vers la Terre. 

Comme marqueur de cette emphase de la musique dans le cadre de la religion chrétienne, on peut mettre en avant la décrétale Docta Sanctorum Patrum du Pape Jean XXII écrit par ce dernier en 1325. Avec la lecture et l’étude de ce document, on remarque alors que cette emphase se hisse même jusqu’aux plus hautes sphères des institutions catholiques. À travers son écrit, le Pape Jean XXII cite le philosophe Boèce :

« L’âme corrompue se délecte des modes les plus corrompus, et les entendant souvent, elle s’amollit et se dissout. »

Cela met alors l’emphase sur l’importance du respect des règles mises en place par le Vatican concernant la composition musicale. Ces marches à suivre sont mises en place afin de, comme le dit l’auteur de la décrétale, « interdire » voire même « chasser » cette nouvelle école de pensée, interprétée comme étant impure. L’objectif final de cette réglementation de la composition est de « purger efficacement l’Église de Dieu » de ce que l’on nomme la musique profane. Avec ce terme, on définit précisément les travaux musicaux étrangers à la religion, ceux qui sont destinés à un public non-inclu dans la question de la croyance chrétienne. Pour les décrire, le Pape emploie de tels termes :

« Ils chantent les mélodies de l’Église avec des semi-brèves et des minimes, et brisent ces mélodies à coup de notes courtes. Ils coupent des mélodies par des hoquets, les souillent de leur déchant, et vont même jusqu’à y ajouter des triples et des motets vulgaires […] mais confondent au contraire, et sous la multitude de notes, obscurcissent les pudiques ascensions et les retombées du plain-chant. »

Ces règles et cette instrumentalisation de la musique dans un contexte résolument religieux va également prendre place dans les conflits incluant la religion chrétienne. L’exemple le plus important pouvant être personnifié par l’affrontement ayant pris place pendant la Renaissance entre l’Église Catholique et l’Église réformiste du protestantisme. En effet, la musique sacrée consacrée à cette nouvelle antre prenant place dans le registre profane, s’en servant notamment pour bâtir des œuvres à la louange de Dieu. L’axe choisi par les compositeurs protestants étant de faciliter son propos afin de rendre ces travaux plus accessibles afin de recruter de nouveaux adeptes plus facilement. C’est ainsi que les textes de certains psaumes seront traduits notamment en français de la part de Clément Marot ou encore l’une des figures importantes du mouvement, Jean Calvin.

La réponse de l’Église Catholique se résultant particulièrement par les préconisations du Concile de Trente, mettant l’accent sur plusieurs directives. Parmi ces dernières on retrouve le rappel de la hiérarchisation entre le texte sacré et sa mise en musique. Les archives écrites de ce rassemblement mettant l’emphase sur l’importance de ne pas laisser la musique prendre le pas sur le texte consacré à la gloire de Dieu. On retrouve également l’importance d’un caractère plain de cette même composition, devant à tout prix éviter les tons trop bas ou trop criards, fuyant plus précisément toute forme de dissonance. Un paradoxe que l’on peut cependant mettre en avant est le lien entre des compositeurs résolument inscrits dans la démarche catholique et les musiques profanes. C’est notamment le cas de l’organiste allemand Jean-Sébastien Bach que nous avons évoqué précédemment. Ce dernier ayant écrit deux séries de pièces s’extrayant du contexte religieux : les cinq concertos pour orgue et les six sonates en trio.

Plus globalement, de nos jours la musique demeure profane, les différentes églises chrétiennes ayant grandement perdues en influence dans nos sociétés contemporaines. On retrouve cependant toujours de la musique entretenant un lien très étroit entre certaines scènes musicales et la question de la religion et du sacré. C’est particulièrement le cas de certaines musiques extrêmes et plus généralement de certains groupes du genre du Metal. On peut citer les suédois de Ghost qui ont bâti une imagerie basée sur l’héritage chrétien, qualifiant même le protagoniste principal de son univers par des dénominations inhérentes au monde de l’Église. On notera particulièrement le Papa Emeritus, le personnage le plus marquant dans l’univers du groupe. Ceci entretient cependant tout particulièrement le lien entre la religion et la profanité, de par l’origine musicale et harmonique même du groupe.

On mettra également en avant d’autres formations explorant cette question de la spiritualité et de la religion mais dans l’autre sens. Effectivement, les différents microcosmes du Metal Extrême explorent la partie plus sombre du mythe biblique, à savoir la figure de Satan et tout ce qui l’entoure. C’est particulièrement le cas du groupe polonais de Black-Death Metal : Behemoth. Outre une présence scénique clairement influencée par l’emprunte visuelle inhérente au mythe du diable et des enfers, le trio de Gdánsk tire directement son nom de la Bible. Ce dernier fait alors référence au monstre mythologique Béhémoth présent dans le quarantième chapitre de l’ouvrage, dans le Livre de Job (40 : 10-19). Il s’agit en réalité d’une bête décrite comme lourde et stupide. Il est le maître de la gourmandise et est un ennemi de Dieu.

Dans un genre encore plus extrême, on retrouve quelques utilisations de cette imaginaire, imagerie et héritage religieux et plus particulièrement chrétien. C’est précisément le cas de la Noise Music. Le mouvement tire ses origines d’Europe, et plus précisément d’Italie. Les premiers signes de la naissance du style apparaissant dans les années 1910. La vague Noise consiste en la déconstruction, tant bien mélodique que rythmique et harmonique des normes compositionnelles. Cette dernière se basant tout particulièrement sur l’édification de travaux ayant comme socle une superposition de bruits divers. De par sa nature à contre-courant et résolument anti-conformiste, cette musique est alors à considérer comme profane. Celle-ci s’éloignant de toutes les codifications de la musique sainte, malgré le traitement épisodique de Dieu.

C’est particulièrement le cas de l’œuvre de Kristin Hayter, et plus précisément de son projet Lingua Ignota. À travers ses travaux, l’américaine opère un mélange savant entre la musique classique, dans sa forme reliée et propre au sacré, et une identité bruitiste, brutale et complètement déconstruite. À travers cette étude, nous verrons comment les travaux de Kristin Hayter transgressent les codes compositionnels établis par la musique sacrée pour les faire coexister avec la profanité. En ce sens, nous analyserons le vocabulaire résolument lié au sacré utilisé au sein des différentes œuvre du projet Lingua Ignota. Ensuite, nous développerons le ton profane de cette musique, tout particulièrement véhiculée à travers la Noise ainsi que le ton employé par l’artiste. Finalement, nous étudierons la mutation de Lingua Ignota, à savoir le projet SAVED!, incarné par la nouvelle identité artistique de la californienne : Reverend Kristin Michael Hayter.

UN VOCABULAIRE RÉSOLUMENT RELIÉ AU REGISTRE SACRÉ

Lingua Ignota est un projet aux caractéristiques particulières et hybrides. Ce dernier est personnifié par une seule et même personne : Kristin Hayter. Elle est issue d’une éducation catholique, notamment dans les débuts de sa carrière scolaire, la californienne fréquentant des établissements privés à portée confessionnelle. Sa connexion avec la religion va s’accentuer lorsqu’elle va se connecter avec son intérêt pour la musique. Notamment dotée d’un vibrato démontrant beaucoup de potentiel, elle va alors devenir conductrice de louange et donc incarner la première voix des chants d’église et va prendre des cours afin de perfectionner son chant classique. Selon ses propres mots, son orientation religieuse n’a cessé de changer ainsi que ses croyances et sa perception des récits bibliques. L’artiste oscillant de manière régulière entre la croyance catholique et l’athéisme.

On remarque alors, sans même aborder la musique de Lingua Ignota, une attache profonde et concrète au sacré. La formation artistique et l’éducation de son protagoniste étant particulièrement influencés et imprégnés de l’historique religieux. Mais lorsque l’on étudie les origines du nom du projet, on observe un autre lien fort avec la question du sacré, et tout particulièrement la religion chrétienne. En effet, le terme Lingua Ignota provient d’un lexique entièrement rédigé par l’abbesse Hildegarde de Bingen. Cette dernière sera d’ailleurs canonisée en 1244. Le registre était initialement nommé Ignota Lingua, hum versiona latina. Le terme même de Lingua Ignota vient de l’abbesse, qui a ensuite été traduit en latin. Il se traduit par « Langue Inconnue » en français. Cet ouvrage traite de différents sujets comme la religion bien sûr (Dieu y est par exemple appelé Aigonz), mais également des différentes parties du corps, de l’organisation de nos sociétés, d’économie, de médecine ou encore de zoologie. Ce nom prend une toute autre dimension lorsque l’on sait que l’abbesse enseignait presque exclusivement son lexique à des femmes.

Ce choix établit un lien entre la forme que prennent les travaux de Lingua Ignota et leur fond. À travers son art, Kristin Hayter traite de traumatismes profonds liés à des abus tant bien psychologiques que physiques et plus particulièrement sexuels qu’elle a vécu dans ses relations passées. Pour être plus précis, l’artiste explore le processus de guérison suivant ce genre d’évènement. On observe dès lors une première fissure avec l’empreinte purement catholique. Ici, même si l’on retrouve des louanges à Dieu et des références aux textes bibliques, ces dernières sont mêlées à d’autres figures. Un exemple réside dans le morceau Pennsylvania Furnace au sein duquel la californienne traite de Dieu, en fait l’éloge, juste avant d’évoquer l’enfer : « There is victory in Jesus / Do you want to be in Hell with me? ». On peut en réalité interpréter cette mention d’enfer comme une référence à Jean-Paul Sartre qui disait « L’Enfer c’est les autres ». Ceci représentant une quête de confiance envers un individu, demandant si ce dernier ou cette dernière serait capable de la suivre, même jusqu’en Enfer.

Si l’on se penche sur l’album Caligula, et plus particulièrement le morceau If The Poison Won’t Take You My Dogs Will, on peut observer une référence directe à la liturgie chrétienne. Ce dernier s’ouvre sur quatre répétition des mots « Kyrie eleison ». Cette phrase qui provient de la langue grecque signifie « Seigneur, ayez pitié », établissant de nouveau une référence au culte chrétien. Si l’on se penche plus généralement sur les titres des morceaux, on remarque l’apparition insistante d’un champ lexical de la religion. Sur le premier album de Lingua Ignota : All Bitches Die, on remarque les évocations de la lumière divine avec la piste For I Am the Light (And Mine is the Only Way Now). Le morceau suivant, clôturant le projet s’intitule lui Holy is the Name (Of My Ruthless Axe) et renvoi au caractère sacré du nom du Christ. Même les noms d’albums suivent cette direction. Le dernier album en date du projet s’intitule Sinner Get Ready et établit le lien avec la notion de péché qu’il est nécessaire de confesser dans le catholicisme.

Ce même disque contient d’ailleurs un titre au nom évocateur : Repent Now Confess Now. Cela fait directement le lien avec la notion de repentance acquise une fois qu’un fidèle de l’église confesse ses péchés. Au sein de ce même morceau, Kristin Hayter fait même une référence directe à la Bible lorsqu’elle dit : « Remember this body is not your home ». On y décèle dès lors une référence au douzième verset du trente-huitième chapitre de l’Ancien Testament. On remarque alors dans la construction textuelle des travaux de Lingua Ignota une réelle connexion avec l’imagerie chrétienne et plus particulièrement ici au catholicisme. On peut cependant appliquer la même remarque aux compositions qui jonchent les trois albums sortis sous ce même nom. Ces derniers empruntant tout particulièrement à l’esthétique d’une musique résolument liée au sacré, à la louange de Dieu et à cette élévation spirituelle mise en avant par l’Église. 

Si l’on se concentre sur la voix, on remarque alors un registre de chant impressionnant et gratifié d’un grand contrôle. Kristin Hayter officie majoritairement dans le registre aigüe malgré des séquences chantées dans des tons plus graves. Cette alternance de tonalité se présente parfois de manière frontale, formant alors une certaine antithèse. On peut prendre l’exemple des deux premiers titres de Caligula : Faithful Servant Friend of Christ et Do You Doubt Me Traitor. Le premier extrait offre une capsule de 4:42 paisible et appartenant concrètement à la gamme de la musique sacrée. On y retrouve également une éloge de Dieu chantée avec des notes longues, interprétées par une voix caractéristique du chant d’église. Cette glorification repose sur la répétition de quatre strophes : 

« Most glorious and holy night / Faithful servant and friend of Christ / Most glorious and holy light / Bow before unending light ».

On retrouve la polyphonie inhérente à la composition de la musique sacrée avec une superposition de voix qui viennent se doubler. On retrouve par ailleurs au sein du titre Faithful Servant Friend of Christ un organum. Afin de donner un effet de grandeur au chant de Kristin Hayter, cette dernière superpose des voix consonantes à la vox principalis, déployant tout particulièrement un registre Mezzo-Soprano plein de contrôle rappelant les motifs ascendants de Jean-Sébastien Bach et l’idée de l’ascension de la Terre vers le Ciel et donc vers Dieu. Cette imbrication prend le parti de se développer lentement, laissant tout d’abord la voix principale s’étendre et véhiculer en première, et seule, cette éloge à Dieu. Ce rapprochement constant avec la formation classique de l’américaine se retrouve également dans son utilisation des instruments. On remarque par exemple la présence d’un orgue qui introduit le septième titre de Caligula : Days of Tears and Mourning

On observe également l’utilisation de samples de musique composée dans le cadre sacré. C’est le cas de la piste Butcher of the World. En effet, ce dernier est construit sur la base d’un sample de la Marche Funèbre en l’honneur de la Reine Mary écrite par le compositeur baroque Henry Purcell. Outre ces outils, l’instrument majoritairement utilisé est le piano, dont les parties sont écrites et interprétées par Kristin Hayter elle-même. Nonobstant, le facteur musical proéminent des travaux de Lingua Ignota reste la voix de l’artiste, extrêmement versatile et dont on sent toute l’influence de la formation classique qu’elle a suivi. C’est ainsi que l’on peut observer des jubilus, dont l’un des plus clairs et évidents est mis en avant sur le titre Fragrant Is My Many Flower’d Crown dans lequel les notes longues chantées à la louange de Dieu en sont gratifiées. 

Pourtant, cet entraînement, malgré son influence claire, n’empêche pas Kristin Hayter d’entretenir une couleur vocale très particulière. Le chant de l’artiste est particulier, à mi-chemin entre une forme purement classique, venant également de son passé de conductrice de louange, et une forme plus profane. La voix que l’on peut entendre à travers les travaux de Lingua Ignota est parfois nasale, presque nasillarde. Lors d’une interview avec la journaliste de chez Vice : Claire Donato, elle décrit ainsi sa manière de chanter : 

« Lorsque l’on chante dans le registre classique, on essaye de créer une harmonie entre les registres, entre la voix de tête et la voix de poitrine. Ce que j’essaye de faire est de jouer avec cette intersection entre les deux registres, où ma voix se casse, et j’écris la plupart de mes morceaux en faisant en sorte que ce point de rupture soit central, pour faire en sorte de pouvoir rapidement moduler mon chat entre les deux registres. Ça créé cette impression déstabilisante qui peut donner l’impression qu’il y a plusieurs voix dans les compositions, que ma voix est dans un flux constant, à la fois dynamique et imparfaite, en train de s’harmoniser toute seule. »

On peut également mettre en avant le fait que cette éloge faites à Dieu, malgré cette voix atypique, n’est pas chantée en latin mais bien en anglais. Cela rapproche dans un sens les travaux de Lingua Ignota de la tradition résolument protestante de traduire les textes sacrés afin de leur accorder une plus grande accessibilité. Cela établit alors un certain paradoxe lorsque l’on sait que l’éducation de Kristin Hayter est clairement catholique. 

Même lorsque l’artiste évoque le mal, quelque soit sa forme, on retrouve un lexique résolument chrétien et lié à l’esthétique religieuse et biblique. En guise d’exemple, on peut prendre la phrase suivante dans le morceau Do You Doubt Me Traitor : « Every vein of every leaf of every tree is slaked with poison ». On peut rattacher cette métaphore au mythe d’Adam et Eve et particulièrement à la figure du serpent et de son poison qui poussent Eve à croquer un fruit du jardin d’Eden, causant la chasse des deux individus de ce même jardin. Par ailleurs, la Bible présente le serpent comme le plus rusé des animaux, c’est lui qui persuade Adam et Eve de ne pas croire la parole de Dieu et de s’en affranchir au profit de la connaissance :

« Mais Dieu le sait bien : dès que vous en aurez mangé, vous verrez les choses telles qu’elles sont, vous serez comme lui, capables de savoir ce qui est bien ou mal ».

On peut lier cette composition à une autre, présente sur l’album suivant Caligula, à savoir Sinner Get Ready : Repent Now Confess Now. En effet, ces deux derniers traitent du ressentiment que Kristin Hayter éprouve envers les personnes ayant commis des abus sur sa personne. Il s’agit du thème majeur qui est abordé tout le long de la discographie du projet. Elle déclare d’ailleurs ceci à ce propos :

« Parce que je n’en viens pas à des actes violents ou meurtriers envers mes abuseurs, je fais de la musique à la place, c’est une revanche fantastique ».

Dans ce morceau, la californienne somme la personne ayant abusé d’elle de se repentir et de se confesser. Pour être plus précis, le titre s’adresse tout particulièrement à un musicien Noise avec lequel elle a entre-tue une relation abusive, le frontman du groupe Daughters : Alexis Marshall. Ce concubinage fût selon la chanteuse le théâtre de nombreux abus divers et variés, allant de l’aspect psychologique à des actes purement physiques voire sexuels. L’artiste a tout d’abord déclaré ceci via son compte Twitter : 

« J’ai été soumise à de multiples agressions sexuelles/viols où j’ai été entièrement pénétrée pendant mon sommeil sans mon consentement après que j’ai explicitement déclaré que cela ne me convenait pas, a-t-elle affirmé. Alexis a obtenu le consentement par la tromperie, la manipulation et la coercition. »

C’est donc vers cet homme que sont adressés les demandes de repentance et de confession. Repent Now Confess Now est une suite à la lettre ouverte que Kristin Hayter a rédigé et rendu publique suite à l’explosion de cette affaire. On l’y entend notamment chanter : « The surgeon’s precision is nothing / No wound as sharp as the will of the God ». Ceci fait référence aux mots très durs de cette lettre dans laquelle elle donne des détails sur les différents détails subits durant cette relation ainsi que les dommages, tant bien psychologiques que physiques engendrés. Il est alors ici question d’une blessure grave causée par l’une des situations abusives exposées par les mots de l’artiste :

« J’ai dû subir une intervention chirurgicale pour traiter cette blessure, une hernie discale lombaire massive qui a créé une condition d’urgence appelée syndrome de Cauda Equina, qui menaçait de perdre définitivement les fonctions de la vessie et des intestins, écrit-elle. Alexis a continué à demander une attention sexuelle constante même si j’étais gravement blessée. »

Cette lettre fait l’objet d’une autre référence directe lorsque la californienne prononce ces mots : « He will take your legs and your will to live ». Cela renvoie alors à la tentative de suicide provoquée par toute cette situation : « Comme conséquence de ces abus répétés, j’ai tenté de m’ôter la vie en décembre 2020 dans le sous-sol de notre domicile ». On remarque alors un contraste très fort prenant place. Les louanges de Dieu sont mêlées au traitement de thématiques très difficiles et parfois considérées comme tabou. Kristin Hayter y évoque même le suicide, une action considérée comme un péché dans la religion catholique. Plus généralement, Lingua Ignota entretient deux faces, l’une pieuse, établissant une louange divine et une véritable connexion avec la figure du Christ, mais entretenant également une influence et un art résolument profane qui s’exprime textuellement mais également musicalement.

Lingua Ignota @ Salzhaus Winterthur

UNE LOUANGE DIVINE PARADOXALE ET ANTITHÉTIQUE : UNE PROFANITÉ MUSICALE ET TEXTUELLE

Musicalement, l’œuvre de Lingua Ignota s’inscrit dans une démarche à mi-chemin entre sacré et profane. On peut observer une certaine friction entre consonance et dissonance. Ceci se caractérise notamment par la présence de la Noise et de ses apparitions parfois spontanées et brutales. Cette impulsivité bruitiste vient créer une cission entre les deux identités musicales cohabitant et se confrontant par moments. Les percussions vives et violentes apparaissent pour venir briser la dynamique classique mise en place. Les deux vecteurs de cette ambiance résolument sacrée sont le piano droit ainsi que le chant de Kristin Hayter. Ce dernier, alors en train d’établir une louange divine se faisant violemment couper par des bruits percussifs très soudains ayant pour rôle de créer une coupure distincte. Cette dissonance, évitée dans le cadre de la musique reliée au sacré et à l’Église est ici omniprésente. À vrai dire, cette facette bourdonnante et extrême est cruciale dans l’art de Lingua Ignota et en constitue une caractéristique majeure. 

On peut prendre comme exemple le titre d’ouverture du troisième et dernier album du projet : Sinner Get Ready. The Order of Spiritual Virgins démarre sur des bruits analogiques très redondants. Cette boucle, directement héritée des musiques industrielles, aux tons très froids, vient se mêler avec un piano aux arrangements consonants. Le chant lui est semblable à celui de la musique sacrée. La polyphonie inhérente à cette même musique est ici utilisée pour progressivement installer une certaine cacophonie et jouer avec ce changement de ton. Ce jeu de dynamiques prend fin lorsque la pianiste et chanteuse vient marteler son instrument pour soutenir un changement d’ambiance brusque, alors soutenu par une percussion toute aussi soudaine et brutale. Cet arrêt erratique ne dure que quelques secondes, mais suffit à créer une cassure. Le retour très rapide au calme, tout de même accompagné par un bourdon bruitiste en fond, donne d’autant plus d’impact à cette friction mise en place. Les deux entités finissent, lors de l’atteinte du pic de tension de la composition, par cohabiter et ne former qu’un. C’est ainsi que l’on peut entendre Kristin Hayter chanter d’une voix Mezzo-Soprano impressionnante par-dessus une musique bruitiste, chaotique, complètement déstructurée et déconstruite.

Pour revenir sur la voix déployée par Kristin Hayter dans ses travaux, cette dernière parvient à mettre en place une extension chantée de l’ambiance évoquée juste avant. La chanteuse alterne entre le chant clair et presque lyrique cher à son éducation classique, et un chant hurlé (ou plus précisément, la technique du Growl). On observe alors la prolongation de cette dichotomie stylistique à travers la mise en parole des compositions de Lingua Ignota. La brutalité de ce chant peut être illustrée par l’introduction du premier album du projet : Woe to All (On the Day of my Wrath). Ce titre, le premier de l’album All Bitches Die, met en avant la chanteuse hurlant dans une ambiance compressée. L’esthétique Lo-Fi contribue à la mise en place d’une atmosphère inquiétante, presque apocalyptique. Par ailleurs, le titre Woe to All est une référence à la Bible et au treizième verset de son huitième chapitre du livre des révélations.

Certains morceaux font cohabiter ces deux chants se situant à deux extrêmes opposés. C’est notamment le cas de Butcher of the World. Ce dernier s’ouvre sur une atmosphère d’une grande oppression, reprenant l’esthétique perçue sur All Bitches Die, avec une voix compressée, placée dans le fond du mix. On retrouve cette fureur qui se dégage du chant de la californienne et qui est ici accompagné d’une ligne de percussion droite et violente et de cuivres rajoutant une sensibilité épique et une sensation de grandeur à l’ensemble. À mi-chemin, l’ambiance s’adoucit et le chant clair de Kristin Hayter suit la marche. On observe alors deux parties distinctes, présentant une sorte de fissure purement mélodique et harmonique qui s’exprime également à travers le ton pris par les voix. Cependant, les paroles chantées elles, conservent toujours ici le même ton, plein de vengeance et de ressentiment. On remarque dès lors une bipartition thématique, mettant l’emphase sur une dichotomie entre le bien et le mal. Cette forme que prend le discours de l’artiste, aussi manichéen soit-il prend place dans toute la discographie du projet. On peut alors interpréter cela comme une représentation de la barrière établie le projet entre abusée et abuseur. Ce caractère modulable du chant est directement décrite par Kristin Hayter elle-même : 

« Il va y avoir la moitié d’une phrase de musique purement classique puis va s’en suivre une violente chute vers un growl ou une fraction de seconde de chant bulgare puis en extension de ça, un gros coup d’air. Je manipule intentionnellement ma voix pour la faire moduler de manière un peu grossière entre ces différents registres ».

Selon les propres mots de Kristin Hayter, le projet Lingua Ignota se place à la frontière entre l’avant-garde et le milieu académique : « L’espace entre le fait-maison et le milieu académique est là ou je me suis installée ». Cet attrait pour le monde académique, l’artiste va le concrétiser en réalisant des études prestigieuses. Elle suivra notamment des cours sur la création artistique interdisciplinaire à Chicago pour ensuite obtenir un Master à l’Université de Brown à Providence. La forte prédominance des thèmes du sexisme et de la misogynie ne datent pas seulement de l’avènement de Lingua Ignota. Effectivement, la thèse de l’artiste traitait des violences faites aux femmes, s’incluant alors au sein de ces dernières. En résulta alors le manuscrit de 10.000 pages (correspondant au poids de son corps) composé de paroles, de messages et de notes d’albums provenant du monde de la musique extrême qui ont tendance à construire un mythe autour de la misogynie latente présente dans ces microcosmes. Le compte-rendu contenait également des articles courts, des extraits audio ainsi que des fichiers de police provenant de ses propres expériences avec la violence misogyne et sexiste. Ce dernier est intitulé Burn Everything Trust No One Kill Yourself. On remarque alors dors et déjà la prédominance de la violence et de la colère émanant des travaux de Kristin Hayter.

On remarque une emphase mise sur une scène complètement opposée à la musique sacrée et tous les codes inhérents à l’Église : les musiques extrêmes. Elles sont ici un outil de catharsis fort et évocateur. On sent à travers l’œuvre de Lingua Ignota une furie et une rage persistante qui prend souvent le pas sur le ton plus classique et directement hérité de la musique sacrée. Cette colère profonde se dirige directement vers les personnes ayant abusé d’elle ou d’autres femmes. Ces paroles s’adressant plus généralement aux agresseurs. En parcourant les différents livrets des différents albums ou en écoutant cette musique, nous sommes les témoins d’attaques frontales envers ces derniers. Sur All Bitches Die, on peut notamment observer des paroles telles que : « You can’t run, I’ll find you / I’ll blind your feet to hell and drag you down… I’ll snap your legs in two ». 

Au-delà de ce champs d’étude et d’inspiration des cataloguas extrêmes, l’artiste entretient une forte affiliation avec ce milieu. On peut notamment prendre l’exemple du producteur Seth Manchester, collaborateur du projet Lingua Ignota depuis ses débuts. Ce dernier, outre ses travaux avec Kristin Hayter est également reconnu dans le milieu des musiques alternatives et extrêmes comme un artiste talentueux. Il a particulièrement participé à la production et l’éclosion de travaux importants dans ces mêmes microcosmes comme certains disques du groupe de Noise Rock aujourd’hui mythique : Daughters, et a aussi travaillé avec The Body. Kristin Hayter elle-même décrit cette influence forte du monde alternatif en prenant l’exemple de sa découverte de Nirvana et de Kurt Cobain. Un moment charnière, cette dernière commençant à ce même moment ses cours classiques de musique qui l’emmèneront alors vers cette hybridation palpable sur Lingua Ignota : 

« [À l’adolescence] J’ai commencé à remarquer que je ne m’intégrais pas. Je suis devenu obsédée par Nirvana, et puis par Kurt Cobain. J’ai trouvé cette cassette de Nevermind que mon cousin avait oublié à la maison. Je l’ai écouté, et j’étais subjuguée. Je me suis épris de Kurt Cobain, je voulais être lui, faire de la musique comme lui, avoir la même voix que lui ».

C’est juste après cette découverte que Kristin Hayter commença ses cours classiques. On remarque alors le développement et la mise en forme de cette dichotomie musicale claire et définie qui donnera plus tard naissance à l’ADN créative de Lingua Ignota. D’un côté, on retrouve une influence classique, catholique pour être plus précis, particulièrement véhiculée par le piano hypnotique de l’américaine qui prend le rôle de support d’un chant Mezzo-Soprano à mi-chemin entre louange de Dieu et un « hymne des survivantes » révolté et à l’esprit avant-gardiste et Punk. Cette assemblage musicale aux aspects antithétiques prendra d’autant plus forme à mesure que l’artiste va s’intéresser et se mêler aux scènes extrêmes et expérimentales. Au lycée, cette dernière va notamment s’insérer dans les mondes du Grindcore, des musiques progressives et de la Noise tout en tirant des influences de genres moins contemporains comme le Free Jazz et d’Ornette Coleman et de musiciens comme Aaron Dilloway ou encore John Zorn. C’est à cette même période qu’elle va commencer à se diriger vers les performances scéniques. Cette dichotomie prenant une plus ample importance, cette dernière étant membre d’un groupe de Metal et explorant les microcosmes des musiques extrêmes, mais de l’autre côté, était également au conservatoire et participait à de petites productions d’opéra dans lesquelles elle prenait place.

Kristin Hayter tire également son influence d’autres œuvres résolument profanes et clairement éloignées du cadre du sacré. Cette dernière témoigne notamment de l’inspiration qu’elle tire de la musique électronique, notamment dans la manière avec laquelle elle manipule les voix et superpose les différentes couches de son. Ceci étant fait dans le but de parvenir à ériger un mur sonore, une édification permettant non seulement de créer une atmosphère lourde, mais aux accents et fulgurances rappelant les motifs ascendants de Jean-Sébastien Bach et cette idée d’élévation spirituelle : 

« J’ai créé des pièces abstraites avec beaucoup de textures et de couches comprenant des voix lourdement manipulées, et j’ai appris comment courber les circuits et travailler avec les instruments électroniques analogiques et le traitement des signaux ».

Cette idée de la manipulation d’une instrumentation électronique s’ajoute à un attrait pour la littérature dans ce cas profane et clairement éloignée des canons de la religion catholique et de ses idéaux. On peut notamment, outre l’inspiration d’Hildegarde de Bingen, mettre en avant l’influence de la littérature féministe américaine. En guise d’exemple, nous pouvons prendre le premier album du projet, All Bitches Die, inspiré par l’ouvrage When Battered Women Kill, écrit par l’auteure Angela Browne. Ce dernier a notamment permis d’orienter significativement le discours du disque et de lui donner sa couleur :

« Je pensais à la signification de la survie, ce que ça veut dire d’être une survivante et les différents rôles que l’on peut endosser en tant que victime ». 

C’est exactement en cela que réside le ton profondément profane entrepris par Lingua Ignota et plus généralement par Kristin Hayter. La multi-instrumentiste prend le soin de mélanger deux identités musicales complètement opposées. Le tour de force ici réalisé étant de parvenir à les faire coexister et d’en constituer un genre à part entière non seulement propre à l’artiste mais également inclassable. La californienne elle-même peine à trouver une description et des mots concordant avec son art et sa manière si particulière de le concevoir :

« Je ne sais dans quel genre [musical] je pourrais me placer, et je ne sais pas non plus comment je me qualifierais en tant que créatrice ».

On peut également lier cette profanité aux différentes influences issues de l’évolution de la musique reliée au sacré et à son identité, évoluant avec le cours du temps. Le dernier album du projet : Sinner Get Ready, contient énormément de passages profondément reliés à la question de religion et de croyance, plaçant Dieu comme un sujet central. Cependant, cette omniprésence se matérialise par une inspiration de la musique sacrée que nous qualifions dans notre cas de profane et contraire à ce l’Église imaginait et considérait comme propice à l’élévation vers le Christ. Ce troisième disque est grandement inspiré par la culture pennsylvanienne et notamment de son histoire avec la musique religieuse étroitement reliée à la musique Folk américaine. L’artiste prend alors ici le parti de s’éloigner des esthétiques issues de la période Gothique pour approcher quelque chose de beaucoup plus contemporain. On observe alors un avancement dans le temps, s’inspirant tout particulièrement de la croyance et de sa mise en musique dans les racines du Nord-Est des États-Unis au début du vingtième siècle :

« Avec Caligula, j’ai exploré des thèmes et une imagerie très profondément reliés au catholicisme. Avec cet album, j’ai choisi d’explorer le vernaculaire Folk de la religion ».

Par ailleurs, le caractère religieux de Sinner Get Ready est quelque peu archaïque. Textuellement, ce dernier prend la forme d’une exploration de la foi et du questionnement que Kristin Hayter développe à son propos. Se qualifiant elle-même comme étant une « catholique semi-pratiquante », l’artiste prend ici le parti de remettre en question la religion, conférant un caractère profane d’autant plus prononcé à l’œuvre. La californienne décrit même le disque comme étant une recherche de Dieu :

« [Cet album] était une recherche Dieu. Je pense que l’album dans son entièreté est à propos de la recherche de Dieu et de l’incapacité de le trouver lui ou toute autre forme de pouvoir plus élevée […] C’est une quête sans résultat ».

On peut alors établir un lien entre la Docta Santorum Patrum du Pape Jean XXII dans le sens ou cette profanité, cette utilisation des « modes les plus corrompus », mena Kristin Hayter a douter de sa foi, jusqu’à la perdre complètement : 

« J’ai l’impression d’avoir perdu toute foi pendant l’enregistrement de ce disque ».

Cette profanité, cette corruption des ascensions et retombées du plain-chant que le Pape Jean XXII décrit comme pudiques, s’illustre dans le cas de Kristin Hayter par sa musique originale, mais également ses travaux de reprise. On peut reprendre l’exemple de sa recomposition de la composition de Jean-Sébastien Bach : Le Clavier bien tempéré. L’œuvre de l’allemand étant ici revisité par l’artiste dans le cadre d’un travail universitaire nommé Architect and Vapor. Ce dernier reprenant le travail du compositeur pour tout d’abord le transformer en un poème procédural, afin d’ensuite le mettre en musique. Cette réimagination traitant d’une maladie mentale et physique que Kristin Hayter a vécu : l’anorexie. Ceci prend alors une nouvelle fois le contre-pied total de la musique de Bach, se consacrant à la louange divine et à la pédagogie concernant le lien entre Dieu et la mise en musique de sa grandeur. 

Cependant, une évolution va prendre place après la parution de Sinner Get Ready. Ce changement prenant la forme de l’abandon du nom Lingua Ignota et de tout le mélange entre la question des traumatismes et cette imagerie catholique. C’est ainsi que sous un autre patronyme, Reverend Kristin Michael Hayter, l’artiste va perpétrer son héritage musical, continuer son œuvre, mais en plaçant la foi catholique et la figure de la représentation religieuse du révérend au centre de cette nouvelle identité.

LE RÉVÉRENT KRISTIN MICHAEL HAYTER ET « SAVED! »

Le 22 août 2022, un communiqué fût rendu public par Kristin Hayter. Ce dernier concerne Lingua Ignota et l’évolution du projet. La californienne, à travers cette déclaration, annonce sa décision de mettre fin à l’entité musicale que prenait Lingua Ignota, annonçant par la même occasion le début d’une nouvelle ère. Ce renouveau prenant la forme de la figure de Reverend Kristin Michael Hayter, avec la parution d’un nouvel album, sobrement intitulé SAVED!. L’artiste expliquera plus tard son choix concernant l’arrêt du projet précédent, en mettant notamment en avant un besoin de changer d’horizon et de laisser derrière elle tout un cycle de guérison douloureux et difficile :

« Le projet [Lingua Ignota] ne me paraissait plus urgent. J’essayais de réaliser un gros travail interne et de me permettre de me sentir mieux et, devoir continuellement être bloqué dans ce cycle de performance et de continuer à faire cette musique était compliqué, c’était difficile de continuer tout ça. Le moment était donc venu d’aller de l’avant ».

Malgré cette mise à l’écart de certains thèmes qui étaient devenus trop douloureux, on remarque clairement une sorte de continuité musicale en ce qui concerne ce nouveau disque. Cet air de renaissance est également repris dans le but de l’insérer dans la symbolique résolument catholique que Lingua Ignota entretenait déjà. En visionnant le clip du morceau All My Friends Are Going To Hell, on remarque que la fin de la vidéo montre Kristin Hayter opérer un baptême. Ce dernier prend la forme d’une métaphore, celle de la mort de son ancienne identité artistique, pour conduire à la renaissance de l’artiste sous la forme du Révérend Kristin Michael Hayter. 

Le titre de ce nouveau disque est énonciateur du ton pris par la multi-instrumentiste. Si l’on fait le lien entre l’éloignaient des thèmes évoqués dans le projet Lingua Ignota et cette nouvelle direction, on peut comprendre que Kristin Hater se considère comme sauvé. Ce salut étant passé par des changements importants dans la vie de cette dernière, dont la dernière pierre fondatrice fût l’abandon de cette facette artistique profondément reliée à des sujets douloureux. SAVED! prend alors la forme d’une transition. Il s’agit du marqueur d’une guérison longue et difficile aujourd’hui complètement accomplie par la californienne. La différence majeure avec cette voie réside dans le contexte de création et plus globalement la vie de Kristin Hayter. Cette dernière évoque sa situation comme étant bonne, ce qu’elle décrit elle-même comme étant une nouveauté : « Toutes les mauvaises choses qui prenaient place dans ma vie sont parties. […] Cette musique [le projet Reverend Kristin Michael] provient définitivement d’un autre espace mental, c’est sûr ». 

Toute l’imagerie et l’influence catholique a suivi transition. C’est ainsi que la californienne est, dans un but d’authenticité sans doute, réellement devenue Révérend. Cette dernière prenant d’ailleurs le soin de convertir cela dans tout le travail visuel de l’album, l’artiste arborant dans les photos de promotion une tenue simple, à l’instar des révérends typiquement américains :

« Je voulais commencer à travailler sous mon vrai nom, un peu enjoué avec le titre de Révérend. J’ai été ordonnée en cinq minutes sur Internet alors que je portais un sweat Spring Hill, sur la route de la sortie du Tennessee pendant que j’étais en tournée. Tout le monde peut donc devenir un Ministre ou un Révérend ».

Nonobstant, l’idée et l’objectif du Révérend n’est absolument de pousser ses auditeurs à se convertir au catholicisme. SAVED! est grandement inspiré par les disques de musique évangéliste qui se propageaient largement aux États-Unis pendant les années 1960 et 1970. Cela s’exprime également graphiquement, avec des photos dans une qualité entretenant clairement la volonté de se rapprocher du style photographique de l’époque. Mettant notamment en avant un traitement inspiré du Lo-Fi, s’éloignant du besoin de netteté aujourd’hui omniprésent. La pochette de l’album traduit également de cette direction.

La police d’écriture, le cadre prenant place au milieu de l’œuvre et la photo en noir et blanc, tout renvoie à cette identité devenue monnaie-courante aux États-Unis. Cette vision proche du pastiche historique est une direction clairement déterminée comme une marche à suivre de la part de l’artiste. Cette dernière désireuse de mettre sur pied un travail relevant presque de l’anthropologie. Ce nouveau projet prend alors la forme d’un reportage, comme s’il s’agissait d’enregistrements provenant du terrain, d’une capsule historique traitant de la foi catholique et de l’évangélisme américain du siècle dernier :

« Je voulais documenter le processus d’être sauvée. Je voulais documenter le processus de conversion religieuse dans la tradition évangélique […] Je voulais que ça sonne [l’album] comme si c’était un musicologue qui l’avait enregistré dans les années 1930 ou 1940 et qu’il avait été perdu dans les anales du temps ».

Musicalement, ce projet prend le contre-pied total de Lingua Ignota tout en conservant une base musicale et harmonique résolument profane. Malgré un piano omniprésent et des louanges divines constantes, le ton pris s’éloigne de la musique résolument sacrée de la Renaissance. On retrouve particulièrement une influence littéraire prépondérante dans les textes de SAVED!. Ce procédé anthropologique s’illustre par le travail de recherche effectué par Kristin Hayter. Cette dernière a déclaré avoir lu, pendant la préparation du projet, des centaines de pamphlets catholiques traitant tout particulièrement du jugement dernier. L’album est divisé en deux parties distinctes. Au sein de ce dernier se confrontent des reprises d’hymnes et des compositions originales, même si le Révérend déclare avoir mal à qualifier certaines compositions comme originales tant elles sont inspirées par cet immense catalogue d’hymnes religieux. 

SAVED! comprend alors un certain nombre de reprises issues de l’héritage musical chrétien, dont une majeure partie provient d’une forme de musique sacrée profane. Beaucoup de titres s’éloignant notamment tout particulièrement des règles évoquées par le Pape Jean XII ou par le Concile de Trente. On retrouve précisément cinq reprises d’hymnes provenant de différentes origines. There Is Power In The Blood est une reprise des travaux de Lewis Edgar Jones, tandis Ideuma provient d’un hymne Folk écrit par Ananias Davisson. On retrouve de nouveau le répertoire Folk avec le titre The Poor Wayfaring Stranger, originalement écrit par un artiste aujourd’hui inconnu ou encore le registre Gospel sur le morceau Precious Lord Take My Hand, initialement composé par le Directeur Musical de la Pilgrim Baptist Church : Thomas A. Dorsey. Cependant, un hymne résolument catholique prend place à la fin du projet. How Can I Keep From Singing est une composition chrétienne classique, dont on ne parvient pas à retracer l’origine exacte, mais que l’on sait avoir été mise en musique pour la première fois par Robert Lawry.

Initialement, le concept derrière SAVED! était d’enregistrer le plus d’hymnes possible dans le but de rechercher une sorte de salut. On comprend alors l’importance prédominante de la figure déifique et de la religion au sein de ces nouveaux travaux. Ne serait-ce que par l’origine même de près de la moitié des morceaux de l’album de Reverend Kristin Michael Hayter, on remarque que ce dernier adoucit le propos que l’artiste tenait initialement à travers du projet Lingua Ignota. Le christianisme et la figure de Dieu sont ici représentés comme de véritables sauveurs. Ils composent une force permettant de dépasser toute forme de souffrance et de désespoir. C’est ainsi que dans certains titre, comme le révérencieux There Is Power In The Blood, on entend la californienne glorifier l’un des symboles représentant tout particulièrement le Christ, un agneau : « There is power, wonder-working power / In the blood of the Lamb ». Le sang ici évoqué renvoyant bien sûr au sang du Christ. Les traumatismes vecteurs de la colère constituant le moteur de Lingua Ignota sont ici toujours évoqués, mais avec un ton résolument changé et nouveau. Ces derniers sont abordés avec un grand calme, on comprend alors non seulement le caractère transitionnel du projet, mais également que toute la rage auparavant décrite a disparu. 

Textuellement, on retrouve alors un discours bien plus dirigé vers les codes de la musique sacrée. On entend particulièrement le Révérend indiquer sa volonté d’éloigner son chemin de celui de ses paires, mettant en avant leurs péchés et la direction que cela va leur conférer une fois leur existence terminée. C’est au sein du titre All My Friends Are Going to Hell que l’on entend la chanteuse implorer le pardon divin et ainsi, demander repentance afin de ne pas suivre le même parcours que ses amis vers les Enfers : « Lord, please forgive me / I don’t want to be like my friends / Who are going to Hell ». Le vocabulaire religieux est omniprésent au sein de SAVED!, notamment à travers l’évocation des représentations déifiques ou de l’énonciation directe de Dieu lui-même. Si l’on cherche au travers du disque un exemple de cette louange divine, il faut mettre en avant le chapitre I Know His Blood Can Make Me Whole qui érige un discours vantant la grandeur et le pouvoir de Dieu. La californienne y construit par ailleurs une métaphore, rapprochant la santé mentale défaillante de la figure des démons. On voit alors que Kristin Hayter, malgré cette recherche de salut, se sert toujours de la religion et de son symbolisme pour développer un discours s’éloignant de ce caractère sacré. Constituant un facteur de profanité supplémentaire.

Cependant, cette louange, cette gratification du caractère divin du catholicisme prend un tout autre sens à travers cet album. En réalité, ce nouveau disque s’inspire grandement de la mouvance chrétienne américaine du pentecôtisme, incluant alors certaines caractéristiques propres au mouvement. L’une des spécificités majeures du mouvement est d’accorder une grande importance à Dieu, le considérant comme grand et tout puissant. Ces deniers mettant également grandement l’emphase sur les récits bibliques. On retrouve particulièrement l’un des éléments proéminents de la croyance pentecôtiste, servant de moyen de passer des messages par Dieu : la Glossolalie.

On peut entendre ces suites de syllabes, pouvant par ailleurs être considéré comme une lingua ignota, sur quatre morceaux bien précis. Les trois premiers sont I’m Getting Out While I Can, The Poor Wayfaring Stranger et I Know His Blood Can Make Me Whole. Le titre de clôture de SAVED!, How Can I Keep From Singing, propose une glossolalie bien plus longue et étendue. Cette dernière apparaît initialement comme une nappe sonore s’insinuant discrètement derrière le chant paisible du Révérend. La fin de la balade laisse cependant la suite de syllabes prendre le dessus. En vérité, ici la glossolalie intervient comme une force bruitiste, rappelant les précédents travaux de Kristin Hayter. On peut également entendre de légers désagréments sonores, comme un vinyle qui saute, tout particulièrement sur le titre introducteur. Cela rassemble alors cette identité Noise avec la direction anthropologique adoptée par l’artiste. Ce pattern précis prend souvent la forme d’un vecteur de fissure ou de transition, rappelant l’utilisation soudaine des envolées bruitistes de Lingua Ignota. 

Cette direction concrète est par ailleurs directement exprimée par l’artiste qui annonce à travers ce projet vouloir fonder une « tentative sincère d’atteindre le salut à travers les principes du christianisme charismatique, à travers le mouvement Pentecôtiste de Sanctification (Holiness Movement), qui dicte que la proximité de Dieu est démontrée par une expérience personnelle transcendantale ». Malgré cette recherche de salut, la musique prend un caractère profondément quand on prend note de l’atmosphère que l’ensemble prend. On remarque une atmosphère inquiétante, parfois presque effrayante. Si l’on retrace les différents travaux de Kristin Hayter, on peut d’ailleurs préciser que c’est paradoxalement sans doute les compositions les plus perturbantes et dérangeantes créés par la californienne. 

À travers SAVED!, on retrouve de nombreuses références aux écrits bibliques, ceci étant une caractéristique propre au pentecôtisme. Ces dernières sont par ailleurs véhiculées par une voix toujours aussi particulière qui mute. Outre la voix Mezzo-Soprano toujours aussi impressionnante de la part de la chanteuse, on retrouve également l’utilisation de nouveaux registres plus profanes et populaires issus de la culture américaine. On remarque effectivement un ton directement emprunté à la Folk américaine, prenant un accent très nasillard. On notera par ailleurs la ressemblance, quelque peu ironique, de la ligne de chant de All My Friends Are Going To Hell, faisant penser de manière insistante à la voix du frontman de Black Sabbath sur le morceau War Pigs

Parmi ces références directes à la Bible, on peut mettre en avant le titre du morceau Idumea qui est en réalité le nom latin du Dieu d’une population installée en Transjordanie présentée dans la Bible. La piste I Will Be With You Always évoque elle Dante et le monde des Enfers avec les mots suivants : « harpy-bitten tree ». Le nom même du morceau constitue également par ailleurs une référence à un passage des écrits bibliques à savoir le verset de Matthieu 28:20 mettant particulièrement en avant ces mots : « Je suis avec toi tous les jours, jusqu’à la fin des temps ». Toujours au sein de cette même piste, le Révérend évoque les sept trompettes données aux sept anges dans la Bible. Pour terminer sur ce même morceau, la phrase : « And when I walk the streets of gold with naked feet » fait elle le lien avec le verset Révélation 21:21. Finalement, I Know This Blood Can Make Me Whole évoque la robe de Jesus évoquée dans le verset de Matthieu 9:20-22, qu’elle dit ici avoir touché et qu’elle décrit avec un ton semblable à la louange.

On remarque alors que malgré une musique résolument profane inhérente au style et à l’identité artistique de Kristin Hayter, SAVED! appelle au registre du sacré et lui rend un hommage à fois vibrant et sincère. On peut évidement interpréter ce nouvel album comme étant une continuité à la fois musicale mais également thématique. Ici, la religion est omniprésente et compose le thème principal des textes. De plus, les reprises des hymnes constituant une importante partie du disque établissent un lien indéniable avec le sacré. Cependant, on s’éloigne tout de même de la musique imaginée par l’Église et la Décrétale Docta Sanctorum Patrum, la rendant alors profane aux yeux des règles historiquement en vigueur. À travers ce nouveau projet de Reverend Kristin Michael Hayter, ce rapport à la religion est bien plus populaire, l’influence du pentecôtisme en atteste. On retrouve ici une ode à Dieu et à une branche bien précise de la chrétienté.

CONCLUSION

Lingua Ignota est un projet complexe. Celui-ci prend la forme d’un pamphlet féministe intriqué dans un imaginaire, des codes ainsi qu’une croyance religieuse et plus particulièrement catholique. Cette hybridation entre la musique sacrée et son opposé profane, incarné par la Noise et l’avant-garde bruitiste, constitue une identité musicale aussi inattendue que paradoxale. Cette antithèse axe son propos sur l’imagerie catholique et tire son influence de la musique établissant la louange de Dieu. À travers ce projet, Kristin Hayter prend les codes compositionnels sacrés afin de les pervertir pour faire naitre une version violente et déroutante. Ce mélange a pour but d’ériger un hymne à la survie, traitant de passages de la vie très difficiles et douloureux de la vie de la californienne. 

Cette transgression met cependant en lumière une éducation catholique et classique permettant d’entrevoir un certain talent et une grande maîtrise. Cette adresse se met au service d’une colère et d’une rage puissante qui s’exprime par des séquences de musique extrêmement violentes surplombées par des cris perçants chantant des paroles d’une rare brutalité. Entre frontalité et métaphores déifiques pour traiter de ces épisodes signes de tourments, Lingua Ignota entretient une ambigüité fascinante qui se traduit musicalement. Cette ambivalence se transpose sur les compositions de la multi-instrumentiste par une alternance entre ces passages résolument profanes et expérimentaux et ces parties consonantes reliées au sacré. On observe alors une dichotomie latente dans cette œuvre. Le bien et le mal, la paix et la violence, la métaphore ou la confrontation. Tout est question de manichéisme et vision bipartite.

Cela vaut également pour le sacré et la profanité qui s’entrechoquent et coexistent parfois de manière abrupte. C’est ainsi que Kristin Hayter parvient à transgresser ces codes afin de créer une œuvre à mi-chemin entre une musique propice à l’élévation spirituelle vers Dieu et un rassemblement de témoignages de souffrance et de colère. Cette insubordination à des règles imposées par le Vatican et l’Église Catholique rentre en connivence avec une foi en Dieu que l’artiste elle-même décrit comme étant à mi-temps et très fluctuante. Cependant, on remarque une mise en œuvre d’une étude plus calme se rapprochant de codes certes toujours profanes, mais ancrés dans une tradition chrétienne. 

Sinner Get Ready, dernier album du projet Lingua Ignota ainsi que la nouvelle identité artistique de Kristin Hayter et l’album SAVED! offrent tous deux une vision particulièrement marquée par la culture populaire américaine du vingtième siècle. Cet héritage Folk, notamment dû à un séjour prolongé en Pennsylvanie, s’est finalement infusé dans les travaux de l’artiste pour faire muter le discours sacré de l’artiste. Ceci mettant en avant une nouvelle forme de cohabitation entre religion et profanité. Ici, cet éloignement du divin se met au service de la confession catholique pour bâtir une éloge tarissant une grandeur et une adoration salvatrice et sincère.