En cet automne un peu gris et chargé émotionnellement, Patrick Watson et November Ultra sont arrivés comme des sauveurs avec un morceau médicament : Silencio. Un morceau sur la vie et le silence autour duquel nous avons eu le plaisir de longuement échanger avec les deux artistes.
La Face B : Bonjour à vous deux. Pour faire référence à votre morceau Silencio j’aimerais vous demander : comment va la vie ?
Patrick Watson : La vie va très bien pour moi, je suis très occupé, mais c’est une bonne chose ! Le timing de la sortie de cette chanson est assez amusant, par rapport à ce qui se passe dans le monde. Ce qui est étrange dans la musique, c’est que parfois, tu crées une chanson, elle sort un an plus tard, et tu ne sais jamais vraiment comment sera le monde à ce moment-là. Mais si j’avais pu imaginer un contexte idéal pour la sortie de cette chanson, ce serait celui-ci. Le monde est tellement chaotique en ce moment, alors offrir un peu de douceur, de chaleur, ça tombe bien. En tant qu’auditeur, ça me permettrait de faire une pause.
LFB : Et toi Nova, comment ça va ?
November Ultra : Moi ça va super. Début d’année un peu difficile physiquement ; mes poumons étaient à plat début 2024, un peu comme une musicienne qui finit sa tournée, je pense.
Patrick Watson : C’est marrant que tu dises ça. À la fin de ma première grosse tournée, j’avais des plaques rouges sur tout le corps, et ça a duré huit mois.
November Ultra : Ah, ça me rassure ! Moi, c’était trois mois de bronchite, et puis ça allait mieux. Et puis je me suis doublement fracturé la cheville en allant au Printemps de Bourges, sur le quai 18 de la gare d’Austerlitz. Du coup, ça a été une « humbling experience » comme on dit en anglais. Ça m’a replacée dans le bon chemin : l’année dernière, j’ai beaucoup voyagé, beaucoup tourné, et là, je me retrouvais avec mes béquilles et mon petit point Google Maps pour aller à la pharmacie. Je ne pouvais plus faire grand-chose et j’ai fini par sympathiser avec des personnes âgées qui prenaient l’ascenseur avec moi. Un jour, un monsieur m’a dit en riant : « Vous allez plus vite que moi, vous avez deux béquilles ! »
Mon corps m’a obligée à prendre du temps. C’était un temps que je n’avais pas forcément envie de prendre, par peur et par anxiété vis-à-vis de l’industrie musicale, qui va toujours trop vite. Mon corps m’a dit stop ; et comme je n’avais pas compris avec la bronchite, il m’a immobilisée, et ça a été une vraie leçon. Et là, c’est drôle parce que cette chanson arrive à un moment où je vais beaucoup mieux. J’ai même été au restaurant toute seule pour la première fois ! J’ai maintenant l’impression que mon corps est ma maison, et que partout où je serai, je serai chez moi.
LFB : Ta santé et ton bilan carbone, tout va bien ! Le morceau a été créé dans ce quartier, si je ne me trompe pas. Quelle influence ont les lieux sur votre processus de création ?
Patrick Watson : Pour moi, dans tous mes albums, l’environnement a eu une immense influence. Mes shows sont d’ailleurs très différents chaque soir, car ils sont imprégnés des lieux. Quand on est entrés dans l’appartement, il y avait vraiment une atmosphère d’atelier de peintre. Et au niveau des accords, quand je joue du piano à Paris, je suis souvent attiré par des accords impressionnistes. Ici, le piano était beaucoup plus dur et différent des pianos français sur lesquels j’ai l’habitude de jouer. Il avait un côté plus Bach…
LFB : Un peu allemand ?
Patrick Watson : Oui, une sensation très différente ! Et c’était étrange, car en France, j’ai souvent envie de jouer comme un peintre impressionniste avec les couleurs. Là, ça ne fonctionnait pas avec ce piano, donc c’était dur ! Les accords que je trouvais étaient influencés par ce que Nova chantait.
November Ultra : Pour moi, l’idée de faire ce morceau dans un appartement, et pas en studio, fait partie de mon ADN musical : l’importance de l’espace, du paysage. Tu ne crées pas le même morceau quand il fait soleil ou quand il pleut. On a su dès le début que ce piano-là, ces micros-là, allaient être ceux du morceau, et cela a influencé notre façon de l’enregistrer. Ce morceau a été créé avec un canapé qui avait déjà vécu. C’est une manière de faire de la musique qu’on partage, cette idée d’un lieu qui laisse une empreinte sonore.
Patrick Watson : C’est fascinant, car quand j’ai commencé, j’appartenais à la première génération à utiliser les ordinateurs. Je n’avais pas les moyens pour des grands studios, alors on utilisait une carte son et un bon micro pour capter les voix, la guitare, le piano avec l’acoustique des lieux. Avant, ça coûtait des centaines de milliers de dollars. On ne pouvait pas transporter deux micros et enregistrer en extérieur pour donner un son d’album comme on peut le faire maintenant.
LFB : Dans un monde de plus en plus bruyant, était-il important pour vous de laisser une place au silence dans ce morceau ?
Patrick Watson : On n’en parle pas souvent, mais le COVID a créé un moment de réajustement social. Il y a eu de grands bouleversements culturels qui ont complexifié un monde déjà très complexe. Ce sentiment d’oppression s’accompagnait parfois de moments incroyables. On avait l’impression qu’on devait constamment donner son avis, sinon notre crédibilité de citoyen était remise en question. Mais personnellement, je ne sais pas tout. C’est pour ça que cette chanson tombe bien en ce moment : pour moi, la musique, c’est ce moment de pause où, pendant 4 minutes, on peut être ensemble sans pression d’analyse. Je ne suis pas un enseignant, je ne sais pas donner de leçons, mais je peux offrir cet espace musical de 4 minutes. Écouter, se taire, c’est parfois ce qu’il y a de plus fort.
November Ultra : Pour moi, le silence est essentiel car il nous apprend à écouter. Cette chanson est née de silences forcés pour Patrick et moi. Patrick a perdu l’usage de ses cordes vocales pendant trois mois, et moi, j’ai passé deux mois et demi début 2024 avec de gros problèmes respiratoires. Tout ça nous pousse à écouter différemment et à redécouvrir ce que cela dit de nous. Pour moi, la vraie question dans ce morceau, c’est : combien de fois faut-il demander « comment ça va ? » pour obtenir une réponse sincère ?
Patrick Watson : Je parle beaucoup, et des gens proches m’ont déjà reproché de ne pas assez écouter. Même si je suis attentif, mon comportement renvoie l’image de quelqu’un qui n’écoute pas, car je suis nerveux et hyperactif. Pendant ces trois mois sans voix, j’ai dû me taire et seulement écouter, et cela a permis à certains de se sentir libres de s’exprimer pleinement. La chanson traduit ce moment-là, notamment après le refrain de Nova, où je lui dis : « la nuit dernière, je pensais à toi, même si tu crois l’inverse. » C’était un message pour mes amis, pour leur dire que je pense à eux même s’ils croient que je suis distant.
LFB : Ce qui fonctionne dans ce morceau, c’est qu’on sent au-delà de la collaboration une véritable fusion de vos deux univers. Comme si tout cela avait été fondu dans un moule pour construire quelque chose de nouveau.
Patrick Watson : Quand tu veux collaborer avec quelqu’un que tu admires, il faut mettre l’ego de côté. L’important, ce n’est pas qui fait quoi, mais de créer un espace sans compromis. Je vois cela comme une histoire en écran partagé : quand c’est son histoire, son univers prend le dessus, et quand c’est le mien, le mien s’impose. C’est comme si tu regardais un film à deux scénarios distincts qui se soutiennent sans se gêner. Participer à ce type de collaboration, c’est ça mon plus grand bonheur !
November Ultra : C’était vraiment l’idée de faire de la musique sans compromis. Parfois, dans une collaboration, on s’adapte au monde de l’autre. Mais là, c’était un vrai mélange de nos deux perspectives, nos côtés de l’histoire.
Patrick Watson : Je ne parle pas du tout espagnol, et pourtant j’adore écouter cette langue. Participer à une chanson dans cette langue était vraiment magique. Je ne peux pas chanter les passages que Nova chante, mais je peux les accompagner musicalement au piano. Il n’y aucune barrière à la musique que je peux créer par-dessus les voix.
LFB : Ce qui est bien, c’est que sans le savoir vous introduisez mes prochaines questions. Vous disiez que c’est une histoire parallèle pour chacun de vous. Pour moi, le morceau commence comme une sorte de prière, qui passe par l’introspection et finit comme un dialogue. Je vois une exploration dans ce sens.
November Ultra : C’est vrai, et c’est un peu ce qui s’est passé. La première fois qu’on se voit pour réfléchir au morceau, j’allais très bien, pas de problème avec ma voix, et Patrick m’a raconté cet épisode de perte de voix. Ça m’a terrifiée ; je me disais que je ne saurais pas qui je serais sans ma voix, qui est mon instrument. C’était un vrai sujet en thérapie, car sans ma voix, je ne sais pas ce que je ferais. Donc, ça m’a effrayée, mais en même temps, tu m’as dit que ça avait été révélateur, que ça t’avait apporté beaucoup.
Quand il a commencé à jouer les accords dans ce loft de peintre, avec cette gravité, le premier mot qui m’est venu a été « silence ». Pour moi, cette première partie, je la vois comme si j’étais un personnage de la mythologie grecque. Ensuite, il y a eu un dialogue : entre-temps, j’ai dû interrompre ma tournée et je suis tombée malade. J’aime la patience qu’on a eue pour ce morceau. Ça te rend modeste quand des choses comme ça t’arrivent. Quand on s’est revus, je racontais à Patrick mon début d’année, ma peur de perdre ma voix, et finalement, c’est ce qui s’est passé pendant trois mois. Ce dialogue est arrivé naturellement ; j’ai vraiment raconté ce que je ressentais à ce moment-là : « je n’arrive plus à respirer, etc. »
Patrick Watson : Pour le premier couplet, j’ai essayé d’écrire quelque chose de très factuel, sans romantisme. Je suis anxieux et nerveux, et j’ai du mal avec le silence, surtout celui des autres. Lors de ma première rencontre avec Wim Wenders, il est resté assis 20 minutes sans rien dire. C’était incroyablement long. J’étais en mode « qu’est-ce que tu attends de moi ? » C’était presque insoutenable. Et quand j’ai perdu ma voix pour de bon, je me suis dit : « J’aurais bien aimé rencontrer Wim aujourd’hui. » Parce qu’habituellement, je suis tellement nerveux que je ne peux m’empêcher de blablater. Là, j’aurais pu rester silencieux à côté de lui et apprendre cette leçon de calme.
LFB : Tu es un peu devenu comme le personnage de Perfect Days en fait.
Patrick Watson : Oui, à ce moment-là, je l’ai vécu comme un échec de ne pas être capable de me taire face à une légende vivante.
November Ultra : C’est aussi une question de personnalité. Au collège, j’avais tendance à remplir le vide en parlant. Parfois, je décidais de rester silencieuse toute la journée, mais ça ne durait qu’une heure. On se ressemble sur ce point.
Patrick Watson : À un moment, j’ai même pensé me tatouer « Shut the fuck up » sur la main pour m’en souvenir. Ce que j’ai observé quand je ne pouvais plus parler, c’est que les personnes qui parlent le moins dans certaines situations (dîners, fêtes) sont souvent perçues comme plus sages. Quand tu te tais, les gens te respectent plus qu’en blablatant sans arrêt.
November Ultra : Pour moi, c’est lié à la neuroatypie. Là où ça se rejoint, c’est sur cette idée de faire de la musique pour calmer et apaiser le cerveau. Sans cela, j’ai des insomnies, mon cerveau ne s’arrête jamais. Le fait d’être physiquement forcée au silence est étrange. Parler beaucoup, pour moi, ce n’est pas un manque de curiosité ou d’empêcher les autres de s’exprimer, c’est un état d’être. Et parfois, on s’en rend compte après, on regrette de ne pas avoir laissé plus de place à l’autre.
LFB : Ce besoin de se soigner et de tourner la page par la musique, on le ressent dans votre travail.
Patrick Watson : Les gens me disent souvent que ma musique est triste, mais pour moi, elle apaise mon cerveau. Ce n’est pas de la mélancolie. Je n’aime pas l’idée que la musique calme soit perçue comme triste. Si les gens pensent cela, c’est qu’ils n’ont rien compris. Ma musique n’a pas d’intention triste, sauf quelques morceaux peut-être. Globalement, elle est là pour apaiser mon esprit.
November Ultra : Cela vient peut-être du fait qu’on manque de vocabulaire pour décrire nos émotions. Parfois, on pense ressentir de la colère, mais en y réfléchissant, c’est de la frustration. C’est une palette d’émotions assez binaire. Et nos musiques se retrouvent à ce moment de quasi-méditation, qui apaise aussi les autres.
Patrick Watson : Je reçois souvent des messages de gens me remerciant pour ma musique qui les aide avec le stress, l’anxiété, la dépression. C’est un médicament.
LFB : C’est ça, de la musique médicament. Vous vous soignez, et sans le savoir, vous aidez aussi les autres.
Patrick Watson : Un peu comme le Heavy Metal pour certains, qui ont besoin de secouer leur tête pour se sentir vivants. Certains voient cela d’un mauvais œil, mais ça n’a pas de sens. Si les gens ont besoin de musique pour se sentir mieux, tant mieux.
LFB : Je comprends. J’écoute beaucoup de musique électronique chez moi, mais jamais en concert, car j’ai un rapport très intime à ce style, alors que d’autres le vivent de manière plus « connectée ».
Patrick Watson : Tu connais sûrement Amon Tobin. Sa musique est intense, mais c’est la personne la plus calme que je connaisse. Un jour, il m’a appelé avec une voix super douce pour me faire écouter une de ses chansons, et c’était une espèce de vacarme assourdissant, le genre qui te traverse de part en part.
November Ultra : En live, il y a des moments où je chante et entre deux morceaux, je parle, parle, parle. Quand je chante, je respire, je suis calme, mais c’est vraiment deux énergies distinctes.
LFB : Tes concerts, c’est un peu un mélange entre concert et stand-up.
November Ultra : Oui, c’est ce que tout le monde me dit.
Patrick Watson : La plupart des gens, quand ils me rencontrent, me demandent : « Tu fais quoi dans la vie ? » Je leur réponds « Patrick Watson » et ça ne leur dit rien. Je me souviens être allé faire du ski pour mes enfants, et en montrant ma carte d’identité, on m’a dit : « Vous avez le même nom que Patrick Watson. » J’ai répondu : « Mais je suis Patrick Watson. » Ils s’attendent à voir un genre de Leonard Cohen avec un chapeau et une allure posée, alors que je mesure 1,88 m, et ils se disent : « Tu es bien trop exubérant pour être lui. »
LFB : Même si le morceau s’appelle « Silencio », vous êtes tous les deux des explorateurs de la langue dans vos morceaux. Qu’est-ce que chacune des langues vous apporte ? Nova, par exemple, je sais que tu ne chanterais jamais en français.
November Ultra : Peut-être pas « jamais », mais je n’ai pas encore trouvé comment bien aborder cette langue en chant. En français, j’ai l’impression de ne pas pouvoir poser tout mon poids, comme si je restais sur la pointe des pieds. Alors que l’espagnol, au-delà d’être lié à ma famille et à mon grand-père, porte une dramaturgie qui me donne un sentiment de puissance quand je chante, ça me fait puiser des choses différentes dans ma voix. Le français, lui, m’amène ailleurs. Et c’est vrai qu’avec chaque langue, j’accède à un trait de ma personnalité ou à une manière d’être différente, comme si c’était des instruments distincts. Quand je change de langue, ma voix change complètement ; on m’a même demandé s’il y avait plusieurs personnes qui chantaient dans Soft and Tender, par exemple. C’est ça qui est fascinant. Par contre, je ne sais jamais dans quelle langue je vais commencer une chanson. Avec Patrick, je pensais que ça serait surtout en anglais. Mais l’espagnol, pour moi, est très maternel et viscéral, c’est peut-être pour cela que c’est cette langue qui s’est imposée ici.
Patrick Watson : La traduction est une illusion ; elle n’existe pas vraiment. Quand tu dois traduire des paroles ou travailler entre deux langues, tu réalises vite que ce n’est pas juste du mot à mot. Dire « apple » et dire « pomme », ce n’est pas la même chose : ni le mot, ni la couleur, ni la sensation ne sont identiques. Quand on parle deux langues, on ne parle pas simplement deux langues ; on pense de deux manières différentes.
Chaque langue se développe différemment. Le français, par exemple, est une langue littéraire, avec des jeux de mots, des sous-entendus, une profondeur de pensée et de complexité. L’anglais est plus direct, c’est une langue commerciale, colonisatrice, faite pour faciliter les échanges dans leur forme la plus simple. L’espagnol, lui, est une langue orale, développée à travers l’expression et la tradition orale. Chaque langue est donc un outil différent qui permet de faire des choses uniques.
En anglais, tu peux dire certaines choses impossibles à dire en espagnol, et le français, pour moi, est la langue la plus difficile pour l’écriture. Ça prend beaucoup plus de mots pour transmettre la même idée qu’en anglais. Si le ton est trop sincère, ça sonne niais ; il faut un équilibre entre sincérité, intelligence, ironie et esprit. Sinon, ça tombe à plat. Par exemple, beaucoup veulent faire une chanson rock en français, mais le rythme du rock ne se prête pas à la langue française.
C’est pour cela que des artistes comme Gainsbourg sont des génies : ils trouvent une façon d’adapter des mots complexes à une structure rythmique, ce qui est incroyablement difficile. Quelqu’un qui réussit à bien écrire en français accomplit quelque chose de bien plus grand que d’écrire en anglais. C’est pareil pour le portugais.
November Ultra : Je ne m’y suis pas encore mise, mais je m’ouvre à ça ! Je suis portugaise (mon nom de famille est d’ailleurs le plus portugais possible).
Patrick Watson : Quand j’ai travaillé avec mon amie Teresa Salgueiro sur A Mermaid in Lisbon, on écrivait des paroles ensemble. Elle me disait : « On ne dit pas ça ici. Ça n’existe pas, on ne pense pas comme ça. » Mais rythmiquement, la façon dont les mots se posent sur la musique te fait rêver. Si l’anglais pouvait s’intégrer comme ça ! Mais ce n’est pas possible, l’anglais n’a pas ces syllabes qui permettent de maintenir la mélodie. C’est une expérience totalement différente.
LFB : Le portugais se prête bien à la mélancolie.
Patrick Watson : Oui, tu sais qu’il y a ce mot « saudade ». Les Portugais disent que tu ne comprendras jamais vraiment ce mot.
November Ultra : Oui, en effet, ce n’est pas exactement de la mélancolie, c’est plutôt la nostalgie de l’absence de quelqu’un.
Patrick Watson : Quand quelqu’un te dit qu’il n’y a pas d’équivalent dans une autre langue pour un mot, je les crois. Parce que si je dis « tabarnak » ou certaines expressions en anglais, ceux qui ne parlent pas la langue ne ressentiront jamais vraiment ce que ça signifie. Il n’y a pas de traduction, même si tout le monde pense que ça existe.
LFB : La pochette de l’album ressemble à une affiche de film, elle évoque un peu Wes Anderson ou Sofia Coppola. Est-ce que c’était voulu ?
Patrick Watson : Dès le début de cet album, je voulais que les images et les enregistrements soient authentiques. La vidéo montre vraiment le moment où on enregistre, et chaque photo dans le studio correspond aux prises que tu entends. Donc l’aspect cinématographique de la pochette s’imposait naturellement.
November Ultra : La chanson elle-même est très cinématographique, avec une sorte de voix-off. Cette année, je me suis promis d’aller plus au cinéma, et je l’ai fait ! C’est un art que j’explore davantage.
LFB : Est-ce que vous vous rendez compte de l’effet apaisant que cette chanson a sur les gens ?
Patrick Watson : Honnêtement, même après l’avoir jouée plusieurs fois, elle me fait toujours du bien. J’espère que les autres ressentent la même chose.
November Ultra : Je l’ai écoutée dans le métro en venant ici. Elle me rend heureuse et raconte quelque chose d’important. Pendant le COVID, j’ai sorti Soft and Tender comme une berceuse pour calmer les anxieux. C’est une prise de conscience qu’on a souvent après coup, mais si cette chanson nous apaise, on peut espérer qu’elle ait le même effet sur d’autres.
LFB : Il y a aussi ce phénomène où, même si c’est par hasard, le morceau semble être sorti au moment idéal.
Patrick Watson : Oui, c’est ce petit miracle de la nature. Je pense aux chansons. Par exemple, To Build a Home est devenue une pièce très importante dans la vie des gens pendant des années. Mais quand on a fini de l’enregistrer, je me disais que c’était de la merde. Je pensais : « Cette chanson est complètement nulle, personne ne va l’écouter. »
Dans mon catalogue, il y a des morceaux que je trouve mille fois plus intéressants, comme Lighthouse, que je trouve bien plus aboutie. Mais cette chanson-là est sortie à un moment particulier, un timing parfait que tu ne peux pas prévoir. Elle a touché les gens au bon moment, et c’est devenu comme une amitié figée dans le temps. Même si tu as la meilleure pièce du monde, tu ne peux pas planifier ça, ni le prévoir. Tu l’envoies dans le monde, et pour une raison étrange, jamais je n’aurais cru que quelqu’un s’attacherait autant à ce morceau.
Pendant le COVID, il semblait réconfortant de l’écouter, et il a capturé ce moment particulier où il a apporté quelque chose de lumineux. Quand tu parles avec des musiciens, ils disent souvent : « On va faire un tube radio, un hit. » Je leur réponds : « Vous êtes idiots. Vous n’avez aucune idée de ce qui va marcher, car d’ici à ce que vous sortiez votre morceau, le monde aura changé. » Ils me parlent de formules, de refrains, et je leur dis : « Les chansons qui sont devenues importantes pour moi, je n’avais aucune foutue idée qu’elles auraient cet impact. » Et je n’aurais pas pu prévoir un meilleur moment.
November Ultra : C’est pareil pour moi. Quand j’ai fait Come Into My Arms, ce n’était même pas un morceau officiel, juste une interlude. Mais ça m’a dépassée, et ce n’est pas le genre de chose que tu peux anticiper. Ce que ça représente pour les gens devient plus important que ce que c’était pour moi. Je ne l’aurais jamais sortie dans un autre contexte.
Mais comme ça m’avait aidée avec mon anxiété, je me suis dit que ça pourrait aider d’autres personnes. Je l’ai postée avant d’aller me coucher, et le lendemain, je me suis réveillée avec des tonnes de notifications et de demandes pour la sortir. Mais je ne l’ai pas sortie immédiatement, car l’album allait arriver. Ce genre de chose m’arrive souvent : on me demande pourquoi je ne sors pas telle chanson, telle intro, telle vidéo. C’est parce que ça n’avait pas pour but d’être diffusé, et c’est correct comme ça. La chanson doit d’abord faire sens pour nous, et il ne faut pas la sortir juste parce qu’elle pourrait plaire ou répondre aux attentes des gens. C’est ce qui est parfois stressant en tant qu’artiste. Mais quand tu te dis « ce morceau me fait du bien, j’espère qu’il en fera autant aux autres », c’est plus apaisant.
LFB : C’est la meilleure façon de faire de la musique !
Patrick Watson : Oui, on fait de son mieux, on garde ça ludique et sincère. Je ne crois pas aux hits manufacturés. Les vrais hits viennent de l’authenticité, pas d’une formule répétée.
November Ultra : Et pourtant, des fois, ces hits fonctionnent ! Comme ceux de Max Martin, par exemple.
Patrick Watson : C’est vrai, certains savent trouver la formule gagnante. Mais ce n’est pas la seule façon de faire de la musique, et pour moi, tout est valable tant que la musique est bonne et rend les gens heureux. Je pourrais faire de la musique dance, être bon dans ce domaine, et même danser dans mes propres clips. J’adorerais le faire, mais je ne peux pas.
November Ultra : Non, toi, tu es celui qui fait des chansons tristes !
Patrick Watson : Mais les gens me disent souvent : « Oh, c’est noble de ta part de faire ça. » Je leur réponds : « Écoutez, si je pouvais faire autre chose et être comme Justin Bieber, ça serait vraiment amusant, et je le ferais. »
November Ultra : Et il le fait bien ! Il écrit de super chansons.
Patrick Watson : Tout le monde pense qu’écrire une chanson pop, c’est facile. Mais en fait, il faut être sacrément bon en pop pour y arriver. Ce n’est pas parce que je suis bon dans mon style que je serais bon en pop. La pop, c’est un art à part entière, et je suis mauvais pour ça. Je ne pourrais jamais écrire un tube pour la radio. Mais tu vois ce que je veux dire ? Quand j’écoute un morceau comme Shape of You, je sais que jamais, même en un million d’années, je ne pourrais faire ça. C’est trop fort, j’aimerais bien pouvoir le faire, ça serait génial.