Trois ans se sont écoulés depuis la sortie de Mirapolis, le dernier album de Rone, il revient aujourd’hui avec quelque chose d’autre, plus qu’un album c’est à la fois un spectacle et un regard posé sur notre société. A l’issue de la tournée de son quatrième opus, c’est à l’occasion d’une carte blanche donnée par le Théâtre du Châtelet que le projet Room with a View voit le jour, l’artiste a saisi l’occasion de délivrer une œuvre complète pour essayer à sa manière de marquer les esprits.
Bien sûr cet album s’écoute et s’interprète de toutes les manières que vous le voudrez, c’est la marque de la musique instrumentale après tout, mais il serait maladroit de le dissocier de son propos, du spectacle dans lequel il prend place et plus généralement l’oeuvre si vaste et si complexe qu’il englobe car ils sont un descriptif nécessaire pour une musique toujours plus poignante.
C’est avec le collectif de danseurs de La Horde et les 18 danseurs du ballet National de Marseille que Room with a View a vu le jour, désireux de mettre le sujet de l’urgence climatique sur le tapis, Rone et la Horde ont construit un ballet électronique qui se nourrit des thèses de collapsologie et des notions d’effondrement.
Ce n’est pas un album qui vient habiller les pas des danseurs ni mêmes les chorégraphies qui s’adaptent à la musique non, c’est tout à la fois, un manifeste grandiose qui touche nos sens et nous tient en haleine sur des sujets forts et nécessaires.
A l’image de l’album, pendant la représentation Rone se pose en hauteur de la scène, assis il allume une cigarette et contemple la scène. Ni acteur ni effacé du tableau, il assiste sans réel pouvoir aux enjeux qui se trament sous ses yeux, Room with a View c’est cette lucarne par laquelle chacun constate son passé, son présent et peut être par un prisme singulier redéfinit son futur.
C’est avec Lucid Dream que commence cet album, on entre dans les confins de nos rêves, si bien que l’on ne sait plus distinguer la réalité de nos songes, on s’immisce dans cet album comme on s’évaderait de notre corps, à la manière d’une âme qui s’échappe de son enveloppe physique, on prend de la hauteur, un pas de recul pour prendre la mesure d’un sujet qui nous échappe et d’un album aussi complexe qu’évocateur.
Ces danseurs si importants et expressifs, ils sont la colonne vertébrale de ce projet, leurs respirations et leurs pas viennent rythmer le disque, plus qu’une liste de morceaux c’est une vraie oeuvre vivante, un coeur unifié qui pulse encore et encore.
Sur scène, lorsque ces corps s’animent c’est toute la salle qui ressent les ondulations et la force des gestes des 18 artistes, les chorégraphies nous interpellent et nous frappent par leur violence.
Une violence corporelle et psychologique, ce n’est pas que de l’urgence climatique dont il est question, les questionnements de genres ont eux aussi leur place sur la scène, et en réalité c’est un regard porté sur notre société dans son ensemble ou les inégalités et les injustices demeurent et où le social se mêle à l’environnemental, comme une symphonie presque naturelle.
Nouveau Monde avec un titre aussi évocateur nous livre les paroles d’Aurélien Barrau, astrophysicien et Alain Damasio l’écrivain et ami de Rone. À coup de paroles évocatrices et poignantes les deux personnages hauts en couleur nous offrent des pistes de réflexion sur notre société.
Damasio pose l’idée selon laquelle nous devons passer par des modes de perception, des affects qui sont engendrés notamment par l’art pour arriver à changer notre regard et notre comportement, ces paroles font un écho tout particulier à l’écoute de cet album.
Et si ça en était une ? Une se ces oeuvres qui nous permet de changer, les messages y passent par ce que nous savons faire de plus simple, transmettre des émotions, il n’est pas anodin de passer par une discipline ou les corps se font le relais de nos émotions, où chaque geste aussi gracieux ou violent qu’il soit décrive un sentiment bien particulier.
Ecrit et réalisé par Sarah Al Atassi, le clip de Ginkgo Biloba nous donne l’occasion de replacer l’humain dans la nature et questionner son rapport à la consommation et au trop plein. C’est dans une forêt que plusieurs protagonistes au look clownesque se retrouvent à engloutir le moindre plat d’un festin aux allures infinies. L’image d’une société qui consomme jusqu’à l’excès et sans que cela ne s’arrête jamais à travers laquelle la beuverie et la gloutonnerie illustrent un système qui ne sait plus stopper l’élan destructeur qu’il a initié.
Et c’est aux dernières générations d’assister à ce gâchis sans nom et de se retrouver avec la charge des erreurs passées et présentes, en somme un électrochoc qui nous ouvre les yeux sur une réalité bien dure à supporter.
Chaque morceau nous renvoie à ces sentiments bien précis, une image que l’on a de cette société, les thématiques d’effondrement et de réchauffement climatique sont un propos qui trouvent leur place et font écho dans le système complexe de notre perception.
C’est un tout, Room with a View c’est cette fenêtre ouverte sur le monde mais également sur nos propres personnes, nos doutes nos peurs comme nos joies se retrouvent enlacées dans les mélodies de l’artiste. On peut se retrouver hagards au beau milieu de nos angoisses et subir notre anxiété exacerbée par un titre comme Liminal space. Après tout c’est ça la réalité, un ensemble de nuances et un flux discontinu de sentiments disparates qui dessinent nos existences et rythme nos vies.
C’est dans Esperanza que l’on retrouve nos danseurs, au début de ce morceau ils se frappent le torse, un torse rouge vif, comme les marques d’une torture personnelle. Faut il se flageller d’être la cause du mal de notre société et de notre planète ?
Non là n’est pas le propos, il faut avant tout être conscient, ce sont des images qui marquent et nous font réagir et le morceau loin d’être réprobateur est gorgé d’espoir et d’une motivation inarrêtable qui trouve son pouvoir dans les claquements de torse de chacun des danseurs, un geste sans grand ressort lorsqu’il est isolé, mais moteur d’un élan infaillible et fédérateur quand il est collectif.
Le titre Human apparait comme une nuée solaire, celle qui pénètre nos pores et laisse cette douce texture sur notre peau, à l’image d’une lumière presque éblouissante, c’est un rayon de lumière qui transperce nos sens et nous replace comme individu au sein de quelque chose de plus grand et plus vaste, ce qu’on appelle l’Humanité. On se prendrait facilement à fredonner tous en choeur cette douce mélodie, un hymne à ce que nous sommes, nous humains, et l’on se prend à espérer construire un avenir meilleur car on le sait elles peuvent être belles les créations humaines.
C’est le propos de Babel, qui s’appuie sur ce mythe de la puissance de l’effort collectif, l’orgueil humain, et la civilisation, on entend les danseurs nous livrer leurs meilleures injures au début du morceau comme une participation spontanée qui fait écho à la symbolique de l’origine de la diversité des langues, et c’est dans cette idée de construction collective que le morceau nous emmène vers des sonorités exquises qui résonnent tel un accomplissement universel.
Que dire de Raverie, ce long morceau dont les ondes si profondes s’incrustent dans chacun de nos membres, les laissant vibrer au son toujours plus régulier et vrombissant des basses, ça tape encore et encore et c’est une transe que notre corps reçoit, il l’accueille et lui donne un écho immense en répercutant chacune de ses pulsations jusqu’aux infimes parties de chair qui nous composent. Ce morceau dure à n’en plus finir, on s’y perd, on s’y complait, c’est une douce folie qui nous enivre et laisse libre cours à nos expressions mentales et corporelles.
Le morceau de clôture de cet album Solastalgia sonne comme un balbutiement, l’image d’une parole qui se fait difficile, apprendre à parler est un changement, réapprendre à vivre en est un également. Les balbutiements trouvent leur nature dans le commencement de quelque chose, le début d’un mot, peut être sommes-nous à l’orée de quelque chose de nouveau, et à l’image d’un langage à apprendre c’est toute la vision de notre société qu’il faut redécouvrir.
On parle beaucoup en ce moment de déconstruction, le propos de cet album déconstruit aussi bien qu’il construit, sans jamais être moralisateur ni reproduire les écueils trop souvent rencontrés de la culpabilisation des individus et sans tomber dans le piège de la mièvrerie et de la naïveté sur un thème si important.
Au-delà d’un propos dithyrambique sur un album et une prestation à couper le souffle, le travail de Rone permet de prendre le temps de constater, toucher du doigt certains questionnements avec la possibilité pour chacun d’y trouver sa singularité et son interprétation.
Pour autant, nous en ressortons forcément avec l’esprit marqué et là où le savoir et l’information divisent et nous enclavent, une oeuvre comme celle ci nous libère par des affects si brillamment décrits par Damasio et c’est naturellement après l’écoute de ces 13 titres que l’on peut dire sans aucun complexe que notre « perception a tourné ».
Room with a View est un album pour les danseurs, pour les rêveurs, pour les ravers mais avant tout, pour les humains.
Crédits photos : Cyril Moreau / Raphal Lugassy