Premier Trianon pour le groupe alsacien Last Train trois mois après la sortie de leur deuxième album The Big Picture. Ce soir de novembre, le groupe prenait ses quartiers au cœur de la capitale. En première partie, la fantastique découverte du moment, Bandit Bandit, lançait un double appel aux incarnations du rock comme on l’aime. Parce qu’on l’a assez entendue cette éternelle rengaine : « Cite moi un bon groupe de rock français actuel ? ». Marre de la nostalgie, ouvrez les oreilles, on n’arrête pas de vous le dire.
Parfois on ne réfléchit plus à pourquoi on écoute de la musique, pourquoi on écrit sur la musique, ça devient presque machinal. On navigue à travers le flot continu des morceaux qui nous sont livrés en abondance, accessibles, toujours plus bruyants et explosifs. Les claques ne font plus le même effet, elles sont quelques fois devenues tièdes et remplaçables à la seconde. Alors on attend la prochaine, sans savoir à quel degré elle nous affectera. Pourtant on sait que la musique sera toujours cet écho à nos côtés, cette bande originale de nos vies à ce moment précis où nos émotions appellent à être illustrées, exorcisées par telle sonorité ou telle parole qui aura su, à ce moment précis où on les a découvertes, se corréler avec notre état d’esprit. À quand la prochaine qui saura nous saisir sans qu’elle puisse se faner le lendemain ?
La musique de Last Train est un condensé de réponses à toutes ces choses ; en live, c’est une incantation dévouée à l’osmose. Il est de ces concerts où l’on met du temps à reprendre ses esprits, où l’on n’a pas toujours l’oreille aussi objective à la critique. Se replonger dans ses notes, se remémorer ses sensations, être brouillon, ne pas être brouillon, tant pis, c’est notre cri du cœur envers une musique, une œuvre et un groupe qui a su déraciner un public entier ce soir-là. Trianon complet.
Une entrée sur fond du morceau The Lonely Shepered, l’attente se crée, le groupe semble retarder le moment d’entrer sur scène. Un clin d’œil à la scène où Hattori Hanzo forge le sabre de Kill Bill pendant plusieurs semaines pour présenter la plus belle œuvre qu’il ait jamais créée ? Comme si le groupe, pour ce premier Trianon symbolique, avait entamé un nouveau chapitre et saluait tout le chemin déjà parcouru. Une chose est sûre, ce concert annonçait une ode complète à tout ce qu’une œuvre peut faire émerger de plus fort et de plus brut en chacun de nous. Acclamé par un public qui ne tient plus, Last Train fait son apparition, fracassant de trois coups de charleston l’atmosphère suspendue qui s’est éparpillée en ondes vibrantes dès les premiers riffs de guitare. Quelques cris stridents fusent déjà alors que le groupe ouvre son show avec All Alone, premier titre de leur dernier album. Déjà les guitares suintent, les cordes grondent, elles qui servent avec une batterie fumante, des morceaux détergents pour l’âme, de ceux qui dérèglent le voltage de l’esprit quand le rock est juste bon. Malgré une empreinte vocale qui ne plaît pas à tous, c’est elle qui, une fois s’être sinueusement laissée assimilée, dessine le pilier aussi dur que les cordes, plus sourd que les percussions. Les morceaux ont cette particularité d’arborer des coupures, de faire haleter les sens par des rythmiques en grand écart comme sur House On The Moon dont les premières notes résonnent parmi les dorures du plafond et les visages qui veulent enfin bien se taire, quand les silences ne sont plus vraiment respectés.
Les montagnes russes des émotions habillent les compositions du groupe tant les mesures sont intenses et furieuses puis soudain douces et silencieuses. Suffocant, mordant, les veines enflent et les tempes craquent sous la voute du Trianon, on reste dans une torpeur entretenue avec aisance. Les mains moites et les épaules qui gondolent dans le pogo s’entrecoupent d’instants si lents et de motifs langoureux qui s’écoulent. Le caractère revanchard prend le pas sur le vivant avec On Our Knees qui embrase le temple dans lequel le groupe joue déjà depuis 20 minutes, avant de laisser retomber des braises qu’un énième gogo viendra asperger avec ses « à poil » lancé à la cantonade.
Pour cette performance, une sagesse du radical qui porte haut l’apparat de l’authenticité. La foule sitôt grimée, l’introspection revient, les mâchoires redeviennent bétons sur la fin du morceau. Les trois guitaristes se tournent vers la batterie comme vers un autel d’où émane la beauté du son qui grimpe et qui cheville au corps, un instant planant au dessus du réel. Peu importe si l’on passe pour fou, on se prend la tête dans les mains, pour n’écouter que la mélodie qui se déverse, qui s’insinue fiévreusement en nous à l’instar des boucles, des réverbérations aux accents d’église et de la saturation des basses qui aggrave notre cas. On gémit de colère sur Disappointed qui réveille notre instinct animal et les corps se délient. Les larmes perlent aux coins des yeux comme témoins de notre exutoire, du désespoir qu’illustre une chanson sur l’amour déçu, la perte et la désillusion. À nouveau l’instant distille le postulat du laisser-aller, de la tête qui balance et de la musique qui panse nos plaies dans un sublime temple des maux.
L’intensité d’interprétation eut finit de scander aux quelques récalcitrants de déposer les armes pour le final. La sauvagerie se délite quand les derniers instants du concert se font sentir au son de The Big Picture, le morceau éponyme de l’album. Un titre éprouvant, qui nous emporte une dernière fois pendant une dizaine de minutes, nous happe et nous porte le coup fatal de la déraison. Dernière révérence du groupe qui embrasse cette composition avec la profondeur qu’on lui connait et qui résume à elle seule l’entièreté du concert. Un refrain qui prend aux tripes et qui exulte tout ce qu’il y a de plus profondément mélancolique, sublimant la tristesse dans un ultime soupir. Enfin, on chavire avec une cascade de percussions, une note lancinante comme sur le point d’exploser, on s’abandonne.
Chaque écart, chaque ligne mélodique est savamment interprété, justement placé pour atteindre le cœur dans cette longue composition érigée en merveille. Les sifflements d’admiration fusent enfin, repu, le public lève les yeux vers les musiciens eux aussi transportés. Le groupe se tait quand arrive le refrain et le public entonne : « She’s a woman, and so much more ». L’écho des voix se perd dans les regards fiers du groupe tandis que le chanteur laisse tomber son micro à terre pour s’avancer et faire résonner cet hymne encore une fois. C’est une sublime explosion à laquelle on assiste pour le dernier morceau, une communion dans la sueur et les sourires, les guitares qui rugissent, la batterie qui s’accélère et ne s’arrête plus pour enfin nous laisser fébriles, désarçonnés face au silence à venir.
Photos : Regis Peylet