2024- Les coups de coeur de La Face B – Acte VII

Le rendez vous devient un classique; comme chaque année la rédaction de La Face B a aiguisé ses plus belles plumes pour vous offrir ses albums coups de coeur du cru 2024. Tout de suite, la septième et dernière partie de nos coups de cœur annuels.

The Last Dinner Party – Prelude to Ectsasy (Lisa)

Difficile de clore 2024 sans mentionner le phénomène rock-baroque venu d’Outre-Manche, qu’est, évidemment The Last Dinner Party. Le vent de la hype avait pourtant soufflé dès 2023, porté par l’avant-goût brillantissime de Nothing Matters. Mais c’est avec Prelude to Ecstasy que le quintette – Abigail, Emily, Aurora, Lizzie et Georgia – s’affirme cette année comme l’une des grandes révélations de la scène britannique.

Adoubées par le trésor national Brian May, qui voit en elles « la nouvelle royauté britannique », les cinq musiciennes redéfinissent les codes d’un genre souvent balisé, en le drapant de velours pourpre et en l’inscrivant dans une féminité qui fait du bien. Entre références bibliques – La Cène, le péché – et corsets victoriens, Prelude to Ecstasy trace les contours d’un univers romantique flamboyant qui érige les femmes en majesté. On se situe quelque part entre Vivienne Westwood, Madonna et Virginia Woolf, rien que ça.

Les textes, d’un lyrisme évident, naviguent entre l’épique (Caesar on a TV screen), le blasphématoire (My Lady of Mercy) et le gothique (Burn Alive) évoquant aussi bien les sorcières de Salem que Jeanne d’Arc. Musicalement l’album est, sans surprise, impeccable. La production impressionne par sa richesse : chœurs vibrants, synthés eighties et solos de guitare éclatants s’entrelacent avec une fluidité remarquable. Les filles de The Last Dinner Party jonglent avec un rock solide, multi-référentiel, flirtant tour à tour avec le glam rock, la new wave et des envolées à la Sparks. Et comme si cela ne suffisait pas, un court-métrage accompagne l’album : tourné à la pellicule, il dépeint une campagne anglaise typique, où robes en dentelle plongent dans des lacs glacés et où l’on danse autour du feu.

Quant aux accusations d’ « industry plants » – qui , étrangement, visent souvent des femmes ? Elles glissent sur elles. Cet album prouve qu’elles réussissent là où beaucoup d’homologues masculins se sont essoufflés. Leur charisme, et notamment celui d’Abigail Morris, magnétique sur scène, balaye les faux procès. Avec Prelude to Ecstasy, elles célèbrent les femmes qui aiment, qui brûlent et qui s’émancipent, dans une Angleterre victorienne réinventée. Un album vibrant et fougueux, auquel on s’identifie et vers lequel on revient : Jane Austen, version rock moderne.

Amyl and The Sniffers – Cartoon Darkness (Océane)

Il y a ces groupes qui auront fait l’unanimité en 2024 et dont on continuera à parler encore beaucoup dans les années à venir. Parmi eux, on retrouve les Australiens d’Amyl and The Sniffers, qui ont dévoilé, en octobre dernier, leur troisième long format intitulé Cartoon Darkness. Alors que son prédécesseur, Comfort To Me, nous avait complètement chamboulés par son énergie débordante, sa qualité inspirante et sa perfection indubitable – sans jamais, jusqu’ici, pouvoir s’en lasser complètement – Cartoon Darkness, quant à lui, vient en remettre une couche. Ici, Amy Taylor et sa bande n’ont, une nouvelle fois, pas mâché leurs mots, et c’est évidemment ce que l’on préfère par-dessus tout chez ces joyeux lurons résolument punks.

Avec ce nouveau long format, Amy dézingue tout sur son passage et chante les failles de notre société tristement bancale. Une société imparfaite où crise environnementale, guerres, IA, sexisme, misogynie et autres nombreux vices sont dénoncés pendant près de trente-trois minutes. Court, mais intense, cet album s’avère plus efficace que n’importe quel autre qui s’éterniserait.

Jerkin, titre d’ouverture et non des moindres, détonne. Le morceau dénonce les comportements odieux que certains adoptent en ligne, souvent en réaction à l’attitude libre et audacieuse d’Amy Taylor – car tout semble toujours plus facile derrière un écran, n’est-ce pas ? Dans la même veine, on retrouve Tiny Bikini, qui s’attaque au slut-shaming, ou encore l’entêtant U Should Not Be Doing That, où Amy, frontale, répond à ceux qui voudraient lui dire comment se tenir – bien qu’elle soit la seule maîtresse de son être, et qu’aucun individu n’ait la légitimité de lui dicter quoi faire, quand et comment.

Nombreux sont les sous-entendus féministes, les mots qui célèbrent l’estime de soi et le rejet du conformisme chez Amyl and The Sniffers. Il y a de cela, et plus encore. En effet, le quatuor a fait de Cartoon Darkness une métaphore à part entière, démontrant que la gravité ambiante du monde que nous habitons et ses tragédies permanentes sont, ô malheur, trop peu abordées ou, lorsqu’elles le sont, quelque peu édulcorées par les médias. Or, ce n’est pas ça, la réalité, notre réalité. Ce disque est satirique, et cela se perçoit parfaitement, que ce soit avec Chewing Gum, qui parle des relations éphémères voire superficielles qui nous façonnent ou encore Pigs, qui dénonce les abus de pouvoir.

Et pourtant, il y a bien plus : le groupe n’est que bienveillance et encourage un monde meilleur par le biais de leur art. Avec Big Dreams, ils prônent la nécessité de poursuivre nos rêves malgré les obstacles de la vie. Ce morceau nous a d’ailleurs touchés en plein cœur lors de leur concert à l’Olympia, le 27 novembre dernier, tant l’interprétation d’Amy Taylor était sincère et émouvante – « Always been a big star / Never been a dull one. » Le groupe célèbre également la liberté et la rébellion nécessaires avec Motorbike Song, ou encore la sororité et l’amitié féminine, ainsi que la beauté qui en découle. (Me And The Girls)

Cette solidarité, indispensable, agit comme un repère de vie pour ceux qui se sentent seuls et perdus avec leurs idéaux de jeunes adultes confrontés à une société qu’ils veulent voir briller, mais où certaines figures d’autorité freinent l’accès à cet absolu. Amy Taylor et ses trois compères de toujours, Bryce Wilson (batterie), Declan Martens (guitare) et Gus Romer (basse), livrent ainsi avec Cartoon Darkness un album honnête, incisif, brutal et plein de vérités. Un disque qui, indubitablement, manquait à nos vies, et que l’on gardera à nos côtés pendant toute cette année à venir, et bien plus encore.

Father John Misty – Mahashmashana (Clémence)

Deux ans après nous avoir laissé.e.s avec Chloë and the Next 20th Century, Father John Misty nous est revenu en champion en 2024 avec le somptueux Mahashmashana. Inspiré par un terme sanskrit renvoyant à une terre de crémation, on se retrouve ici à la fin d’un cycle où le personnage s’efface peu à peu pour laisser entrevoir un peu plus de Josh Tillman.

Grandiose et orchestral, l’album s’ouvre avec le morceau qui lui a donné son nom. Du long de ses 9 minutes, cette entrée en matière aurait pu, à elle-seule, suffire à nous faire chavirer. C’était sans compter l’écriture impeccable de l’artiste américain qui a prolongé le charme : à la fois incisive et contemplative, elle est l’une des grandes forces de sa discographie et Mahashmashana ne fait pas exception à la règle. Tout au long du disque, on est confronté.e.s à nous-mêmes, aux autres, à l’absurdité (Mental Health, She Cleans Up, I Guess Time Just Makes Fools of Us All), et parfois à tout ça à la fois. Mais comme dans l’intégralité de son œuvre, les pointes de cynisme ne font que révéler un certain optimisme et la capacité (voire le talent) de pouvoir voir le beau derrière les flammes.

Co-produit avec Drew Erickson (Lana Del Rey, Weyes Blood, …), il s’agit d’un album radieux et élégant parfaitement arrangé et référencé : on s’y promène au fil de longs monologues bien exécutés qui empruntent à une myriade de genres musicaux. Dans un monde qui tend vers le minimalisme, Father John Misty nous offre ici tout ce qu’il avait en tête en abondance et sans concessions.

Charli xcx – BRAT (Laura)

C’est l’album que j’ai le plus écouté en 2024. Pourtant, à sa sortie, il m’a fallu du temps pour l’apprivoiser et redécouvrir certains titres. C’est un gros morceau, imparfait et pas si évident. Je n’ai donc pas écrit de chronique à l’époque, mais aujourd’hui, j’ai envie d’en parler. Problème : que dire qui n’a pas déjà été dit ? Il faut reconnaître que BRAT et ses multiples rééditions ont été décortiqués sous tous les angles. Tout le monde en parle, tout le temps. L’album, sa campagne, son histoire, son impact : tout a été analysé, retourné et réutilisé de mille façons. Il est vrai que c’est un mouvement qui constitue un petit raz-de-marée dans le cercle la pop alternative, réussissant le tour de force d’être à la fois niche et mainstream. Ce projet marque une étape importante dans l’évolution amorcée par Charli au milieu des années 2010. BRAT synthétise ces années de travail sur son identité sonore, représentant l’apogée de ce qui définit véritablement Charli.

BRAT c’est fun, iconique et audacieux. Beaucoup d’images et de moments cultes me viennent en tête mais je vais vous épargner la liste. C’est surtout une déclaration de soi : oser, être honnête, vulnérable, vivre pleinement selon ses propres règles, sans s’attarder sur le regard des autres. Une pop alternative, exubérante, opulente. Une pop fabriquée à l’ère du capitalisme numérique, comme l’a si bien expliqué Julie Ackermann dans son ouvrage publié cet été chez Façonnage. Une pop qui veut s’inscrire en marge, dans une forme de critique, tout en plongeant tête baissée dans le capitalisme.

Surement que si la britannique avait opté pour une autre pochette (son choix minimaliste et critiqué au départ étant apparemment lié à un budget concentré ailleurs), s’il ne s’était pas appuyé sur une campagne d’une telle ampleur, l’album n’aurait pas eu cette destinée. Un peu comme How I’m Feeling Now, qui explorait déjà des sonorités similaires très réussies, préparant le terrain pour BRAT, qui s’était contenté d’être un plaisir d’initié bien qu’acclamé par la critique.

Je tiens à remercier Charli d’avoir niché des éclats de vulnérabilité au cœur de ses sonorités électro. Je pense particulièrement à So I, en hommage à SOPHIE. Ce titre se distingue par son récit détaillé qui honore la mémoire de SOPHIE tout en plaçant Charli dans une posture de remords qui est souvent difficile à assumer. Les chansons sur la perte d’un être cher ne manquent pas mais l’honnêteté de Charli touche une corde sensible. Le morceau est sublimé par un remix où les paroles sont entièrement réécrites, laissant place à des souvenirs plus lumineux. Ce que j’ai particulièrement apprécié dans cette série de remixes, c’est qu’à l’exception de Guess, tous ont été complètement réimaginés. Bien au-delà d’ajouter un simple couplet ou de modifier l’instrumentale, Charli va jusqu’à retravailler ses propres paroles, une démarche relativement rare dans ce type de projet.

Et puis il y a Apple. Au-delà de la danse iconique qui accompagne le morceau, les paroles, abordant le trauma générationnel, résonnent profondément. Une fois qu’on dépasse la légèreté apparente des sonorités, les paroles révèlent une belle puissance. Elles plongent au cœur des liens familiaux, de l’incompréhension, des héritages émotionnels qui se transmettent presque insidieusement et des luttes pour déconstruire les schémas du passé. Cette peur viscérale qui surgit un jour, lorsqu’on croise son reflet dans le miroir et qu’on y voit tout ce qu’on a juré de ne jamais devenir, prisonnier malgré soi des fondations sur lesquelles on s’est construit.

C’est une réflexion sincère, qui s’inscrit parfaitement dans l’univers de BRAT : une œuvre qui ne craint ni l’expérimentation ni la vérité.

Je finirais en remerciant SOPHIE pour son travail, sans qui cette Charli aurait sûrement gardé ses excentricités qu’on adore dans un coin de sa tête. Sans qui ce mouvement et cette esthétique sonore si singulière n’aurait peut-être jamais vu le jour. Son empreinte est partout, son impact résonne dans chaque note, chaque rupture, chaque audace de BRAT. BRAT n’est pas qu’un album, un phénomène ou une tendance : c’est un manifeste qui résonne dans le cœur d’une génération à la rupture des normes, des styles et des genres.

TRENTE – SOPORI FM (pour dormir)  (Maud)

“Pour dormir”, entre parenthèses. D’accord, mais où ça ? Je dirais, au beau milieu d’une fête, lorsque la musique devient de plus en plus lointaine, jusqu’à s’effacer complètement. C’est le plaisir simple d’être entouré de gens, d’une foule qui nous encercle et nous oublie en même temps. On disparaît, enseveli par le moelleux d’un canapé déposé là. En voilà une possibilité, mon cadre idéal pour trouver le sommeil. Cependant il en existe bien d’autres. Merci TRENTE, merci Hugo Pillard, car ton album est maintenant ajouté à ma liste, après la fête et avant le ronronnement continu du train. 

SOPORI FM (pour dormir) est une véritable expérience, un fil qui se déroule et s’étire, en 8 titres. De je t’aime la radio à dodo, Hugo Pillard nous prend par la main pour atteindre le sommeil. Il pose sa voix calme et apaisante sur des sons electro/planant venus d’une autre galaxie. À pas de loup, la première piste de l’album s’apparente presque à un podcast, questionnant un thème à la fois personnel et universel. On ferme les yeux. facile, quant à lui, instaure quelque chose de spirituel ou méditatif. Le morceau dure plus de 10mn, et disparaît dans le noir, comme il était venu. On apprécie également les images qu’il nous partage, avec une potentielle poursuite du podcast sur ISS Hotel et la musique de l’espace, notre chambre devenant alors un vaisseau spatial, ou encore le jeu qu’il crée avec le silence sur pauline dort


Alors si Pauline dort enfin, nous aussi ? Que ce projet soit du génie ou une vraie prouesse expérimentale tissée dans du coton, l’expérience a fonctionné. Pas d’inquiétude, s’il ne parvient pas à vous faire dormir, il vous réchauffera sans doute le cœur. Inspirer, expirer, à pleins poumons ; tout ira bien. L’esprit léger, nous continuerons à suivre le travail de Trente avec une grande curiosité.

Lucy Yeghiazaryan – Beside the Golden Door / ոսկե դռան շեմին (Camille)

C’est d’une voix de velours que l’artiste jazz Lucy Yeghiazaryan reprend des chansons traditionnelles arméniennes qu’elle entremêle de ses compositions dans son album Beside the Golden Door traduit en arménien par ոսկե դռան շեմին. Née en Arménie dans l’ère post-soviétique elle part s’installer à l’âge de douze ans aux Etats-Unis, avec ses parents en quête du rêve américain. Une évidence pour une exilée de trouver refuge dans le jazz où elle excelle depuis plusieurs années.  

Lucy Yeghiazaryan témoigne d’une grande richesse musicale avec son quatrième album Beside the Golden Door qui puise dans ses racines arméniennes. Arajin Siro Yerge qui ouvre l’album est réconfortant autant qu’il est frivole par le son très organique d’une guitare vibrante. Il s’agit d’une reprise du compositeur Arno Babajanyan que l’on peut entendre dans le film soviétique La première chanson d’amour de 1958.

Dans un autre chant traditionnel et populaire, Yet Ari Tarlans démontre d’une capacité vocale assez puissante et incroyable. Elle est sobrement accompagnée de percussion et d’un chœur qui magnifie si particulière.

Autre registre, autre cartographie, l’album détonne avec ces reprises des débuts du jazz et de swing. La chanteuse new yorkaise qui n’a rien à envier à aux pionniers et pionnières d’Harlem reprend notamment Lover Come Back de l’opérette The New Moon de Oscar Hammerstein II et Sigmund Romberg dans les années 1920.