ADN : Acide du noyau des cellules vivantes, constituant l’essentiel des chromosomes et porteur de caractères génétiques. Avec ADN, La Face B part à la rencontre des artistes pour leur demander les chansons qui les définissent et les influencent. Aujourd’hui, on plonge nos mains dans des bacs à vinyles, rayon chanson française, avec Ulysse Manhes.
Alain Bashung – Malaxe
Je dis Malaxe aujourd’hui, j’en aurais choisi une autre un autre jour : les trois derniers albums de Bashung (les quatre, si l’on prend en compte l’album posthume) sont, comme on dit, les albums de la maturité : L’imprudence ; Fantaisie militaire et Bleu Pétrole. Je tiens d’ailleurs Bleu Pétrole pour l’un des albums les plus aboutis de la chanson française. Dans ses dernières années, Bashung a touché un point sublime de poésie, d’acoustique, de diction, et chaque fois que je réécoute ces albums, un vertige (de l’amour ?) me remplit le cœur.
Faites monter, Je me dore, Vénus, Sur un trapèze, Tant de nuits, Comme un lego, Les salines… Un son plein, d’une densité de diamant, et mille détails en arrière-plan : vibrations, grincements, basses sourdes, guitares saturées (au casque, voyez comme Je tuerai la pianiste ne laisse aucun répit à l’écoute : nous sommes sans cesse happés par des sons qui surgissent et disparaissent aussitôt).
La voix de Bashung et les textes trônent au centre, dominent les instruments, l’homme se tient seul dans un univers sonore déchaîné. Malaxe est pour moi une chanson « atmosphérique » : les violons soufflent comme un vent lointain, la guitare surgit, nette, dans l’écho d’une batterie lente et métallique, on perçoit mille signaux au loin (crissements, résonnances) : c’est le début d’un voyage. Puis la voix : « Entre tes doigts l’argile prend forme, l’homme de demain sera hors-normes »… L’équilibre entre les éléments est à la fois exemplaire et vertigineux. J’ajoute enfin qu’une phrase de cette chanson tourne en boucle dans mon esprit, ouvrant des perspectives de poésie énigmatique : « Je n’étais qu’une ébauche au pied de la falaise ; un extrait de roche sous l’éboulis ; dans ma cité lacustre à broyer des fadaises… »
Nous sommes toujours orphelins de Bashung, que personne n’a remplacé, hormis peut-être Benjamin Biolay, dont la poésie et le talent sont parfois très émouvants.
Jeanne Balibar et Rodolphe Burger – Le Tour du Monde
L’émotion qui naît en moi, chaque fois que j’entends cette chanson (et toutes les autres de l’album Paramour, et notamment Tu dors), prend les formes d’une rêverie, d’une lente odyssée confidentielle, intérieure comme un monologue, chargée d’images et portée par les guitares planantes, hors du temps, de Burger, et la batterie en balais. Le texte est minimaliste : « Regarder dans ma longue vue le relief de ma longue vie »… ou : « Je veux mettre un terme aux rumeurs, avoir un amant officiel »… ou encore : « Un tour de l’enfer en frégate, un chemin de croix en croisière ». Comme chez Bashung, l’auditeur est enveloppé dans une sonorité ronde et rock, qui couvre tous les espaces de l’écoute…
Souad Massi – Ghir Enta
Pour ne pas rester dans le seul registre de la chanson française, j’ouvre un peu à l’Orient. Cette chanson m’a été envoyée alors que je vivais à Istanbul, au début de l’année 2022, et symbolise pour moi, avec les chansons d’Ahmet Kaya, un long chemin de refonte personnelle. La découverte d’un nouvel usage du oud (que je rêve de maîtriser), une rythmique syncopée qui porte un chant mélancolique et un message ironique sur l’amour, « sucré et amer à la fois ». « Il n’y a que toi, il n’y a que toi qui habite mon cœur » dit le refrain. Toute une sagesse amoureuse condensée en cinq minutes : le battement de cœur des percussions, la voix vibrante, la parodie de la passion.
Antoine Boësset – Nos esprits libres et contents
J’ai tenu à inscrire une chanson du registre classique, en français, un chant de la cour royale qui daterait du début du XVIIe siècle, car j’ai la chance que la musique classique ait pu
faire partie de mon éducation musicale ; j’ai grandi avec un père qui écoutait Purcell ou Arvo Pärt à la maison, et je me souviens de la joie qui m’a pris lorsque j’ai découvert que Gainsbourg avait puisé tant de chansons si reconnues dans le registre classique (par exemple Baby alone qui vient de la Symphonie no. 3 de Brahms). Il y a, dans l’héritage classique, un fantastique réservoir d’émotions et de motifs mélodiques inexplorés. Je rêve pour ma part de mettre en musique certaines fugues de Wilhelm Friedmann Bach, l’un des fils de Jean-Sébastien (notamment la fugue en Fa mineur F.31 : IV.) La version de Nos esprits libres et contents interprétée par le Poème Harmonique et Vincent Dumestre est à frémir, comme à l’écoute des quarante voix du Spem in Alium de Thomas Tallis.
Michel Berger et Luc Plamandon – Les uns contre les autres
L’opéra Starmania de Berger et Plamandon m’apparaît comme un véritable sommet de la chanson française : novateur, rock, déchirant et dynamique, désespéré et intelligent, au seuil du nouveau millénaire. Je garde particulièrement en moi l’interprétation que Berger donne de cette chanson lors de son zénith de 1986, que le public finit a capella. Ce n’est pas rien de résumer la condition humaine en quelques mots si simples et si bouleversants… et c’est le talent qu’avaient Michel Berger et Luc Plamondon.
J’indique en post-scriptum que j’aurais pu choisir tant d’autres chansons : Pour me comprendre de Michel Berger, la chanson qui m’a transmis le désir de faire de la musique ; Heureux qui comme Ulysse de Brassens, que ma mère me chantait chaque soir à l’oreille pour m’endormir ; L’Histoire d’un amour de Dalida que je joue à chacun de mes concerts ; Les chansons d’amour d’Alex Beaupain qui m’ont décidé à venir vivre et étudier à Paris ; Le marin de Souchon : « Et la vie nous promène en Seine et Oise dans sa Simca rouillée » ; Lights d’Archive, que j’écoute systématiquement lorsque je suis en voiture, en famille. Mais il fallait choisir… et donc renoncer.