Rencontre avec Cori Nora

On a profité du récent passage de Cori Nora à Paris pour envoyer notre camarade Léa, aka Bleu Reine, à la rencontre de la suissesse Cori Nora pour parler du processus de création et des émotions émanant de son album, Flowers and Fences.

Propos recueillis et traduits par Léa Lotz.

La Face B : Cori Nora tu es une artiste suisse, multi-instrumentiste, productrice, tu as vécu longtemps à Londres mais tu es aujourd’hui revenue dans ton pays natal et tu vis à Bâle ; tu viens de sortir ton premier album qui s’appelle Flowers and Fences. Qu’est ce qui a changé pour toi entre le début et la fin du processus ? Où est-ce que ce disque t’a emmenée ?

Cori Nora : Toute la fabrication de « Flowers and Fences » était un chemin très personnel et profond, c’est un album qui parle beaucoup de transformation, de trouver sa place dans le monde… Cela veut dire aussi bien être ouvert à la découverte de nouvelles choses à propos de soi, mais également être prêt à se délester (« let go ») certaines croyances à propos de toi et à propos de monde.
La période de l’album était un moment de ma vie où je me suis retrouvée à quitter des endroits et gens qui n’étaient pas pour moi, au profit d’une vie plus près de moi. De manière générale je dirais que c’est un album qui est très liée à cette catharsis, il m’a permis une affirmation de moi, à la fois sur le plan individuel mais aussi vis-à-vis de l’image de la femme dans cette industrie aussi : à un moment je me suis juste dit « ok i’m done with that ». J’en ai fini avec le fait de chercher à faire plaisir à qui que ce soit — mais sans aucune rancœur ou amertume, ni avec de la colère d’ailleurs, c’est vraiment une affirmation qui se fait d’une manière joyeuse et positive.

LFB : J’ai l’impression qu’il y a plusieurs versions de toi qui cohabitent et discutent sur ce disque ; comme si en même temps que l’affirmation de toi il y avait eu l’affirmation des différentes influences musicales. Peux-tu nous dire qui sont toutes les Cori Nora de l’album ?

Cori Nora : Oui totalement, d’ailleurs cette question me ramène à la pochette de l’album : toutes ces différentes fleurs qui font… on ne sait pas vraiment quoi finalement : une sorte de fête ? Une manif ? En tout cas c’est trop « fun » pour être un enterrement, mais ces fleurs représentent toutes les couleurs et le contenu de l’album : il y a c’est sûr une Cori énervée, une Cori joyeuse, une Cori rêveuse, une Cori aventureuse… Et puis on voit aussi une fleur dans ce groupe qui semble être encore en recherche de quelque chose, qui (se) laisse un peu d’espace peut-être pour trouver quelque chose de nouveau dans le futur.

L’album me ressemble à l’heure actuelle, mais cela pourra changer dans un an ou deux… Mais dans le fond je crois que ce disque sera toujours à mon image. Je peux devenir qui je veux mais je ne reviens pas en arrière, je vais plutôt étoffer que remplacer. Cette diversité dont tu parles et les multiples facettes, c’est vraiment intéressant si bien humainement que musicalement. Je crois que c’est ce qui rend ce disque fort, contrairement à ce qu’on peut nous faire croire : les étiquettes faciles et lisibles sont très liées au système capitaliste finalement non ? Pour qu’un produit se vende bien, il faut qu’on comprenne tout de suite de quoi il s’agit et quelle en est la cible. C’est une résistance quelque part de proposer quelque chose de mixte, de difficilement descriptible qui t’amène dans des zones inattendues.

LFB : Beaucoup des titres de l’album, des paroles, s’articulent autour d’une forme de dualité : l’organique et le technologique, la lumière et l’ombre, l’authentique et l’artificiel,… Est-ce que tu dirais que c’est un album qui cherche à nous dire « n’oublie pas qu’il y a des belles choses en ce bas monde » , ou au contraire « n’oublie pas qu’il y a des choses laides dans ce déni » ?

Cori Nora : Sans doute un peu des deux. Je pense que l’album tend vers une forme d’éveil, d’attention…C’est un « friendly reminder » de la nécessité d’être à la fois conscient de la violence qui nous entoure mais aussi conscient de la beauté, des choses positives, savoir se contenter des choses qu’on finit par ne plus remarquer notamment notre rapport aux privilèges. Par exemple moi, voyager, jouer ma musique, etc, c’est un mode de vie très privilégié même s’il n’est pas toujours facile. Disons que oui sur l’album j’essaie de parler de manière indirectes des choses que je trouve dures à formuler de manière directe. Je ne suis sûre et certaine de rien, mais au moins je cherche ; c’est un disque qui sans doute nous dit : restons dans le présent, éveillé, résistons peut-être en étant plus sensibles…

LFB : Est-ce que Flowers and Fences est un album humaniste ?

Cori Nora : Oui je pense, j’adorerais qu’il puisse aider les auditeurs à se sentir compris, par exemple en tant qu’auditrice j’aime écouter de la musique et sentir qu’elle me procure quelque chose que le compositeur n’aurait pas pu prévoir. J’aime ce sentiment de lire un livre ou écouter un disque et de sentir que je deviens une « meilleure personne » (rires). J’espère que mon disque, même si je n’ai pas du tout calculé ce truc-là spécifiquement, pourra produire cet effet chez quelqu’un, le conduire vers son »chemin ».

L’écoute de ton album, guidée par la pochette je pense, ça m’a tout de suite amené une impression assez féérique qui m’a ramenée en enfance : ce moment de ta vie où tu n’as tellement pas encore de grille de lecture très exhaustive, très solide du monde, qui fait que tout est un peu mis au même niveau d’intérêt et de probabilité… On te raconte une histoire fantastique avec des péripéties impossibles et des personnages qui ressemblent à rien, des animaux qui parlent, et tout te paraît hyper normal… Tu te laisses porter car tu veux voir où va aller l’histoire, peu importe que le message soit portée par des décors et personnages surnaturels. Comment te places-tu en tant que narratrice et compositrice par rapport à la frontière réalité/imaginaire ?

Cori Nora : Très contente que tu dises ça, c’est un grand compliment. Pour moi la féérie, le monde de l’imaginaire est une si grande partie de mon identité et de ma façon de grandir en tant qu’artiste. J’ai cette sorte d’autre monde où je me perds parfois, et d’où je tire mon inspiration. J’ai eu une enfance très joueuse, avec plein de création et d’improvisation, j’ai été une enfant très heureuse et d’ailleurs je n’ai jamais voulu grandir je crois. Je voulais rester dans ce monde d’aventure, quelque part avec la musique j’essaie de revenir vers ça, de m’échapper. Le monde réel peut être si dur, si horrible, que nous avons besoin de nous échapper quelque part. S’échapper c’est fuir, bien sûr, mais c’est aussi un trajet qu’on effectue vers quelque chose qui nous permet d’entretenir l’imagination, si on n’a plus ça, où est-ce qu’on est censés aller en tant qu’humains ? Donc oui, pour moi c’est vraiment ce que j’aime à propos de l’art. Littérature, arts visuels, musique,… C’est une invitation à pénétrer un autre monde imaginaire dans lequel je ne sais pas comment les choses marchent mais c’est « okay ». L’imagination est un monde que je dois protéger, et qui me protège en même temps.

LFB : Le titre de chanson « Easy Way Out », de même que « Force Quit » ou les « Short cuts » dont tu parles dans ta biographie, cela indiquerait presque une tendance à quitter la route : est-ce que ta musique est liée à une forme de fuite justement ?

Cori Nora : J’essaie de trouver mon propre chemin, cela a toujours été comme ça.Je me retrouve souvent à essayer de quitter ma zone de confort, à redevenir élève, à apprendre de zéro. Du coup dans ce contexte j’apprends vite et bien, justement parce que j’ai les idées claires avec cette table rase. Par exemple quand j’ai voulu déménager à Londres je ne connaissais personne, je me suis sentie à la maison seulement après deux ans car j’étais aussi beaucoup seule. Au final je ne suis pas effrayée de partir quelque part où je sais que je vais devoir passer beaucoup de temps toute seule. C’est une leçon que j’ai apprise… Ben, toute seule (rires). Mais par exemple pour « Force Quit », c’est un morceau qui parle plutôt du système patriarcal, dans lequel on essaie d’évoluer nous les femmes ou toute autre personne non cis, qui a des milliers d’histoires à raconter. Plus tu développes ta sensibilité, plus tu vois ces anecdotes et histoire de vie heurtées par ce système tout autour de toi ; et tu ne peux pas revenir en arrière, tu ne peux pas le dé-savoir, et ça peut éveiller des pulsions de départ en effet. C’est un morceau qui parle de ma volonté de forcer (comme sur un ordinateur) le système à s’éteindre en espérant qu’en rallumant la machine elle soit en meilleur état. Sur « Easy Way Out » au contraire c’est plutôt l’inverse, c’est une personne qui cherchait à éviter la conversation frontale. C’est une histoire d’une amie musicienne avec qui j’ai beaucoup travaillé, et puis un jour il y a eu ce moment de rupture, un malentendu qui a donné lieu à des milliards d’explications écrites sans jamais réussir à s’appeler de vive voix, donc quelque chose qui s’empile à l’infini et pour lequel il n’y a jamais eu de « fin » : on a fait que s’écrire et les choses ont escaladé jusqu’à la fin de ces messages et au silence.

LFB : Il y a un objet spécial dans l’univers de ce disque, c’est la lampe de ta grand-mère : « The most travelled lamp on earth ». Tu as parlé du symbole derrière cet objet, dont tu as pris soin et que tu as emmené partout avec toi au gré de tes déménagements. Comme si une partie de ta grand-mère était restée dans cette lampe. Dans quel objet voudrais-tu te réfugier quand tu partiras de ce monde, pour être toi aussi trimballée avec amour dans les déménagements d’une personne qui t’aime ?

Cori Nora : Très difficile mais magnifique question : je pense que ce serait soit mon banjo, soit peut-être mes vieilles dents de lait (rires) ; c’est hyper dur ! Je n’ai pas beaucoup d’objets car j’ai énormément déménagé. Je pense que vraiment mes instruments sont mes « possessions » les plus fidèles et représentatives. J’ai aussi ce collier que ma mère m’a donné et qu’elle a reçu de son parrain quand elle a eu 16 ans. C’est mon seul collier, je l’ai depuis hyper longtemps et j’ai eu énormément de moments de panique car j’ai peur de l’oublier chez quelqu’un ou le perdre. C’est un objet que j’aimerais passer, ça pourrait être ça…

LFB : Tu peux nous expliquer l’histoire des dents de lait ? Je sens qu’il y a une anecdote incroyable derrière ce rire pudique !

Cori Nora : Au moment où je perdais mes dents de lait à l’école primaire, pour la première fois de ma vie je venais de me faire une amie d’école (ou du moins c’est ce que je croyais) ; jusqu’à présent je pensais que j’étais l’enfant bizarre, j’étais assez isolée en fait : je voyais que des groupes d’enfants et je n’appartenais à aucune de ces bandes. Je trainais par dépit avec les garçons parce qu’à cette époque je les trouvais moins jugeants que les filles, pour te dire… Et donc quand j’ai perdu ma molaire, je me suis dit que ça ferait un super cadeau et j’ai réalisé une chaîne avec et je l’ai offert à cette personne que je pensais être mon amie,…et c’est pas du tout passé (rires) elle a hyper mal pris le fait que j’essaie de lui offrir ma dent en pendentif quoi. Et je me rappelle très bien de ce sentiment, je me sentais hyper honteuse, on s’est pas mal moqué de moi pour ce truc… Finalement c’était juste la « honte » d’être différente mais bon.

LFB : Quelle a été la partie la plus solitaire et la partie la plus collective de cet album ?

Cori Nora : Pour cet album, ça a vraiment été 50/50 : il y a eu énormément de travail en commun, particulièrement avec mon frère Christoph. On a produit, réfléchi au monde sonore de ce disque ensemble, cette partie du travail a été archi partagée. Nick (le batteur) a été lui aussi beaucoup impliqué dans ce travail. Les autres 50% ont plutôt été consacrés aux paroles, qui viennent de loin en terme de profondeurs et sont forcément le fruit de mes expériences intimes, des minuscules histoires, etc. Il y a beaucoup d’heures, de vie et de travail qui se cachent dans ces paroles (rires). Pour cette partie j’avais besoin d’être seule. C’est un process très solitaire, mais qui a été accompagné par cet environnement d’équipe qui m’a tellement aidée car ce sont les proches à qui j’ai pu montrer les différentes étapes de mon travail pour voir ce qu’ils pouvaient avoir à proposer dans la recette.

LFB : Est-ce que tu penses que la violence du monde va augmenter, en même temps que la résistance ? Et du coup est-ce qu’après « Flowers and Fences » ton deuxième album va s’appeler « Trees and Stone Walls » ? A quoi va ressembler la suite de ce premier album tu penses ?

Cori Nora :Pour moi je pense que les choses sont très connectées, à la fois à moi et entre elles… donc ça pourra peut-être sonner très différent mais ça restera la suite de ce qui existe déjà. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement. Peu importe comment ira le monde, l’album sera forcément imprégné de ça. Il faudrait que je m’isole quelque part pour ne plus faire partie du monde, ne plus être impactée par ses aspects à la fois violents et beaux… Le moment où on se parle même là aujourd’hui, l’état du monde est quelque chose qui dépasse tout ce que j’aurais pu imaginer. Mais en même temps, tous ces grands sujets, en ce moment par exemple Israël et Gaza, je ne sais même pas comment en parler tellement c’est immense. On ne peut que les transformer, en faire quelque chose de nécessairement plus petit que le sujet en lui même…

On va voir dans quelle direction va le monde, la musique que je fais découlera forcément de ça. Mais je me dis toujours que dans le fond c’est mon imagination la « graine » d’où tout part, et elle peut prendre plusieurs formes différentes, musicalement.

LFB : J’ai lu que tu avais dit en interview aimer les paroles ludiques. Quel est le mot le plus improbable que tu emploies sur l’album, à part le titre de ta chanson « Toothbrush » ?

Cori Nora : Glassfiber peut-être ? Mais toothbrush en effet c’était le plus trivial, le plus évident…. Ou ‘electronical particles », il est bien marrant celui-ci surtout quand tu sais à quel point je ne suis pas du tout une personne techno-friendly (rires).

LFB : Si ce disque était une fleur, une plante, laquelle serait-ce ?

Cori Nora : Alors justement j’étais en plein dans les symboliques de fleurs et plantes quand je bossais sur l’album, et figure-toi que le fameux arbre de vie c’est « Lime » en anglais, comme ma chanson — en allemand le Lindenbaum, un mot que j’aime aussi dans ma langue natale. J’aime à la fois l’idée et le symbole de cet arbre, mais aussi sa forme, il est très rond, très accueillant, très doux. Quelque part, c’est un grand arbre qui peut aussi protéger plusieurs autres espèces, abriter des micro-univers qu’il protège sous son ombre…

Merci Cori Nora !

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