Pierre Grizzli, Danser sur l’eau

Pierre Grizzli sort son premier album solo. Chansons aquatiques et rêveuses où s’esquisse un goût du beau geste et un regard qui aime être là, sans nécessairement occuper le devant de la scène. Suivez le guide, nous partons danser sur l’eau.

(c) Marius Troy

Pierre Grizzli n’est pas exactement un débutant de la chanson. Lorsqu’il est à la ville sous le nom de Pierre Elgrishi, c’est un bassiste prolifique qui a dansé sur l’eau de Clara Luciani, de –M-, ou de Nach ; mais c’est aussi un tiers de Petite Vallée, qui a sorti son (très beau) premier album en mai. Alors, il faut comprendre notre intérêt lorsque, jetant un œil au dossier de presse, nous avons reconnu sur les photos un visage tout familier. La constellation s’agrandissait tout à coup, et c’était pour nous presque un spin-off, une ramification supplémentaire à ce souvenir de Mathis Pascaud – que nous avions vu Pierre accompagner au New Morning il y a quelques années.

Spin off, qui, évidemment, a tout de l’univers à part entière, et que les personnages d’une nébuleuse de musiciens viennent enrichir : pas moins de vingt-deux invités sont présents à travers les quinze titres. Parmi eux : Florian Gouello, Tiss Rodriguez ou encore Vincent Polycarpe à la batterie, Christophe Panzani au saxophone, Auxane Cartigny aux claviers, et, évidemment, Maxime Kosinetz (Enchantée Julia, Papooz, Oracle Sisters) qui réalise le disque.

Après une courte introduction, l’univers s’ouvre par le titre éponyme Danser sur l’eau ; où la guitare (est-ce une guitare, une mandoline, un banjo, les trois ?) a ceci d’onirique qu’elle est à la fois elle-même et quelqu’un d’autre. Premier exemple d’une finesse timbrale qui se poursuivra tout l’album durant ; il y aura la sitar, sur un couplet, des balais aquatiques, puis, plus loin dans le disque, un clavecin parmi les claviers et les guitares. Chaque source est toujours intrigante, toujours travaillée. Elle même et une autre. Et au milieu de tout ce monde, il y aura cette voix. Qui, elle, sera précisément tout l’inverse : simple, sans double-intention. Dénudée.

Que raconte-t-elle ? Une histoire de prise de risque, peut-être. Danser sur l’eau, ou s’y jeter. Parce que Pierre Grizzli passe le cap des 30 ans en même temps qu’il sort son premier album solo. Parce qu’il est aussi beaucoup question d’amour dans le disque. Questionnement pas si éloigné, au fond : on y va, on n’y va pas ? Frisson d’exaltation, d’excitation et aussi, un peu, de danger. Mais, en amour comme en musique, c’est l’urgence intérieure qui porte. Et malgré le risque, on sait vite n’avoir plus le choix. On a déjà commencé.

L’album, néanmoins, se poursuit avec Je n’oublierai pas. Groove sophistiqué, paysage à nouveau riche – le triangle, les cloches, la flûte traversière en plus de la rythmique. Et une chanson qui a la forme d’une séquence-souvenir un brin sensuelle, moins narrative que photographique. « Je n’oublierai pas le goût de ta bouche / Je n’oublierai pas ta peau nue sous la douche » écrit Pierre Grizzli. Une forme d’érotisme léger, libre, qui n’est pas sans évoquer O – Olivier Marguerit. Quoique ce dernier ne fasse pas partie des références de l’album (on a demandé à Pierre !), on pense à lui, qui distillait par exemple dans À terre ! un érotisme discret – quoique peut-être plus second degré – au sein d’une pop francophone subtile.

Puis ce sont les Petits mots, ballade en trois temps avec son riff de guitare, et son orchestration étoffée. Titre dont on ne saurait trop recommander de visionner le beau clip :

Notre titre favori est un peu plus loin sur l’album : Les yeux fermés. Pourquoi favori ? Difficile à dire, mais peut-être parce que la manière dont il est elliptique permet de s’y projeter tout entier. Peut-être aussi parce que c’est le plus épuré de l’album : composé à partir d’un basse-voix, il en reste un, légèrement augmenté de quelques synthétiseurs. La voix et la basse de Pierre Grizzli nous conduisent seules à travers la confidence. Favori peut-être enfin parce que s’y cristallise notre vision du musicien, qui se distingue tout particulièrement par son regard. Regard qui aime accompagner, qui aime aimer. Qui, comme il nous le confiera dans une interview à venir, aime « être là », ce qui ne signifie pas nécessairement prendre le devant de la scène. « Oui j’ai le sourire, oh, comme toi / et je ne me souviens plus de moi » écrit-il pour conclure le titre à voix nue.

Un beau featuring avec une rappeuse (Eesah Yasuke) sur Tu m’oublies, puis c’est Ta chance. Où l’arpège de guitare hypnotique et la marche discrète à la caisse claire amènent vers une grande ouverture au milieu du morceau. Ici, la musique est presque cinématographique, synthétiseurs, violons et guitare quasi-western à l’unisson sur le thème avant un retour au guitare-voix, que des surprises viennent régulièrement ponctuer (cette drum machine qui double brièvement le tempo à 1’20 !). On pense souvent à Bon Iver dans cette pop très élégamment produite, et, au moment de la coda, dans ces superpositions de voix spacieuses.

Mains de fées, qui conclue l’album, est un hommage à la grand-mère de Pierre Grizzli. Comme une fin de cortège paisible, trois temps plagal où communient les cuivres. Procession aimante, qui s’achève par ces quelques mots « quand vient le temps de rêver : tu t’abandonnes ». Danser sur l’eau est à certains égards une prise de risque – comme chaque premier album, dira-t-on, certes, mais plus encore lorsqu’une expérience passée d’accompagnateur place la barre des attentes tout particulièrement haut. Un premier album où l’expression de soi, peut-être, se fait dans l’affirmation d’un regard qui aime aimer. Qui se définit ainsi. Où les timbres sont, comme en songe, eux-mêmes sans jamais l’être. Corpus réussi de chansons aquatiques et rêveuses. Aucun doute sur le sujet, Pierre Grizzli sait danser sur l’eau. Mais notre plus grand bonheur est également qu’il ait eu le courage de s’y plonger.

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