Cette année, La Face B s’est rendue à Bourges pour fêter son quarante-neuvième printemps. Vous avez manqué la programmation ? Pas d’inquiétude, on vous raconte ce qu’on a vu, ce qu’on a pensé, et surtout : ce qu’on a ressenti pendant cette édition engagée, forte par ses créations et sa programmation toujours consacrée à l’émergence.

On commence par où ? Le printemps, c’est 250 concerts répartis sur 5 jours. C’est autant de choses ressenties, de vulnérabilités données, de sons, de costumes, de lumières et de bourgeons. C’est plusieurs milliers de visages croisés, une bonne dizaine de répétitions de la phrase « Paul, la face B, enchanté ». C’est un nez à nez surprise avec Solann en fuyant la petite pluie berrichonne, l’apparition incognito d’Alexis Corbière à un concert des Inouïs. C’est la sensation de pleurer comme une madeleine à un concert de Terrenoire, celle du souffle coupé à celui de Sophye Soliveau. C’est une dizaine d’interviews réalisées, et puis, surtout, un constat : quelle merveille que cet endroit existe.
Jeudi
Oui, on est arrivé jeudi. On aurait aimé venir plus tôt, mais c’est pour la bonne cause : on était coincé à Paris avec Mathieu des Longchamps, que vous retrouverez bientôt en interview dans votre webzine préféré. Enfin, l’interview faite, on saute dans le train. Le train arrivé, on saute sur le quai et on fonce récupérer son accréditation presse. En chemin, on se perd deux fois, on demande sa route trois fois, puis on arrive. Pas le temps de niaiser, à 19h on est à l’auditorium parce qu’on veut être certain d’avoir sa place pour Malik Djoudi.
Avant lui, il y a quand même deux concerts. Le premier, c’est Victor Ray. Où l’on est un peu circonspect. Émerveillé par la technique vocale, on l’admet (« I used to be a street performer (…) that’s kind of how I learned to sing, I needed to shout so that people could hear me and put money in my case » comme il le dira avec bonhommie au public), un peu moins par l’écriture. Le truc, c’est qu’après son set, et même s’il a donné quarante minutes de concert avec beaucoup de générosité, il y a Sophye Soliveau. C’est là notre deuxième concert du festival. Mais on sait déjà, en sortant, qu’il y a de fortes chances qu’il fasse partie de nos préférés.

Au centre du plateau, il y a la harpe. En fond de scène, une batterie à jardin et un ampli basse à cour. Pas de décor, mais une grande harpe au premier plan, finalement, c’est déjà une scénographie. Sophye Soliveau arrive sur scène tout de blanc vêtue. Elle est seule, pour le moment. Pieds nus. Elle ne dit rien, mais elle se met à jouer. Une introduction à la harpe. Virtuosité, dynamiques, jeu. Ce que l’on voit est ce que l’on entend, et vice versa. Pas de PBO caché, d’effet secret à la console, d’astuce de mix. C’est réel. Et de même lorsque ses deux camarades de jeu arrivent, que la basse et la batterie se mettent à faire danser la harpe, et que Sophye Soliveau commence à chanter (virtuose en la matière autant que sur l’instrument).
On pourrait en parler longuement. Simplement, on dira qu’on est sans voix devant cette présence scénique. Le regard qui fait autorité, puis qui s’éclaire d’un coup lorsqu’elle regarde le public, comme si elle découvrait qu’il était là. Cette manière, si douce, de demander « vous permettez que je m’installe ? », en sortant de son sac à dos foulard, claves et bâtonnets d’encens. On dira enfin que l’on est pas loin d’être sans voix devant les deux musiciens qui l’accompagnent – une improvisation de basse pendant que Sophye brûle le papier d’Arménie, plus loin, un solo de batterie du meilleur goût, tasty playing comme on dit, virtuose, gospel drumming comme on l’aime.
Ici, la musique est une affaire sérieuse, une manière de prendre soin. Sans rien dire. En faisant. Le dernier morceau, elle le dédie « à ceux qui restent, parce qu’ils n’ont pas le choix : en Palestine, au Soudan, à Mayotte ». Le public applaudit. Dans les rangs du haut, on entend quelqu’un crier « On t’aime Sophye ! ». On n’aurait pas mieux résumé.

Malik Djoudi continue la soirée. Du plafond pend un immense nuage de coton, qui s’éclaire et surplombe la scène. Derrière le chanteur qui arrive bientôt à pas pressés, ils sont trois, batterie, basse et claviers, en combinaison de travail toute blanche. Le concert qui suit est beau, surtout si l’on a aimé le dernier album (ce qui est notre cas). Quelques images qui surgissent en se remémorant le moment : Malik Djoudi en costume de capitaine et baskets noires, qui oscille d’un bout à l’autre de la scène, presque nerveusement. Le même qui nous avoue « j’ai passé une journée pas facile, je me suis blessé à la jambe, ça m’empêche de faire des sauts de cabris… On aurait aimé que ça se passe autrement, mais c’est les joies du direct ». Nervosité un peu palpable, on imagine la douleur, et admire d’autant plus que le concert se soit maintenu malgré elle. Parce que vocalement, il est en forme. Le groupe joue, ça bouge. Aux trois quarts du concerts, on se retourne par curiosité. Dans le public de l’auditorium, ça danse. Et même, ça danse sévère. Un peu clairsemée, une partie du public a quitté son siège pour occuper l’allée centrale. Petite transe. « J’suis enfin vivant/vivant comme je l’aime » on entend. On aurait pas mieux dit.
Vendredi
Puisqu’on est là dès le matin, on en profite pour voir un bout de la sélection des Inouïs avant nos interviews du jour. Ça commence par Copycat. Sur scène, elles sont deux. La première a les cheveux rouges, la deuxième des tatouages bleus. La guitare et la basse sont assorties. Et puis, après tout, la musique aussi. Il y a cette fausse innocence toute bleue (les mélodies chantées à deux, presque yéyés, et impeccables d’unison par ailleurs, les moments chorégraphiés façon penche la tête de droite à gauche sur ta mélodie chromatique), et puis, le rouge de la colère , de la rage cathartique (« j’suis un putain de monstre ! »). Une rencontre curieuse, faussement naïve, résolument punk. Drôle, aussi (« Ça ira mieux demain…ou pas »). Enfin, pour tout vous dire, on s’est éclaté, et, des cinq ou six lauréat.e.s Inouïs 2025 que l’on a vu.e.s, Copycat sont nos préférées. Voilà, c’est posé, là. On fait notre travail de prescripteur à la Face B, en vous disant qu’il faudra faire attention à ce qu’elles sortiront dans les mois à venir.
Deux interviews plus tard, on va voir Solann à l’auditorium. Il y a cette belle scénographie, le tapis rouge, le set de percussions manière tambour du Bronx prototype, et puis une robe toute blanche (on aime bien la mode, c’est vrai, et ici on se régale). Il y a une présence scénique très humble, parfois mordante (« j’allais dire bougez vos culs, mais vous êtes assis »). On est un peu émerveillé, un peu fasciné aussi. On enchaîne avec Enchanté Julia, néo soul en français, équipe de musiciens virtuoses, fond de scène couleur soleil couchant. Et Julia elle même, en diva derrière son micro sur lequel grimpe quelques roses, un boa à plumes courant le long de son manteau de cuir noir. C’est beau. Et puis, là aussi, un panel de couvre-chefs : bonnet, casquette, bob, on a la totale parmi les 3 musiciens. Comment ça il ne faut parler que de musique ? Du reste, cette dernière est réussie. Le live est beau, ça joue. Antonin Fresson à la direction musicale fait un travail formidable. La complicité est visible. Tout le monde y croit. Et Vincent Tortiller nous régale à la batterie.

Après elle, c’est Jeanne Cherhal. Avec un piano siamois sur lequel elle s’allongera avec humour. D’ailleurs, on s’est fendu franchement la poire pendant tout le set (« On va vous jouer deux chansons, une nouvelle et une plus ancienne. J’avais la sensation qu’elles se répondaient. La première parle de suicide, la deuxième de dépression »). Là aussi, ça joue. Il y a le regard de Jeanne Cherhal quand elle se tourne vers le public, depuis le piano, de profil. La lumière dans les yeux : exactement le regard d’un enfant qui vient de découvrir quelque chose quand elle joue un accord qui la fait visiblement sourire. La trompette, lumineuse, juste ce qu’il faut, de Roman Reidid qui l’accompagne, un doux parfum de swing vieille école sur le fameux titre qui parle de suicide. Le groupe n’est pas en reste, guitare, basse, batterie, ça joue, ça se sourit, ça vit. À la fin, le public qui imite les loups (« ouh ouh ») en réponse au refrain. Qui ne veut plus s’arrêter.
On finit la soirée avec Dali, dont on admire qu’il s’agisse là d’une musique entièrement live, et que le public soit composé presque exclusivement d’adolescents – la juxtaposition des deux n’est pas franchement commune. À bon entendeur, la musique live n’est pas perdue.
Samedi
La veille, on avait souvent pensé à cette phrase de Pierre et la rose, futur prix du jury Inouïs : « Les artistes, ce sont les seuls qui savent transformer les crachats en fleurs. Pas les labels, personne d’autre (…) Si vous cueillez une fleur, évitez de la piétiner ». On sait que le Printemps de Bourges a perdu 200 000 euros de subventions pour son édition 2025, alors même qu’il était pour beaucoup dans l’accession de la ville au statut de capitale européenne de la culture en 2028. On voit tous les concerts, et on se dit qu’en effet, il serait grand temps de prendre soin de nos artistes. Ces drôles de gus qui montent sur scène s’ouvrir le cœur en deux, et qui nous font tellement de bien.

C’est peut-être cette émotion là qui nous saisit pendant la création de Terrenoire, qui invite huit artistes à chanter deux morceaux. La thématique : les première fois. Toutes les chansons sont des premiers tubes, ou premières chansons méconnues d’artistes francophones. En vrac : un morceau de Feu ! Chatterton interprété par Voyou, Jeune et con de Saez interprété par The Doug, Les paradis perdus de Christine and the queens (mais on rappelle que c’est une réécriture de Christophe) par Noor.
Les présences de Fishbach, de Aupinard, de Œte, de Lazuli, de Marguerite Thiam . Ce défilé là est accompagné et dirigé par le groupe de Terrenoire, et c’est le plus beau concert qu’on ait vu cette année. En vérité, et pour le dire très succinctement : on a chialé notre race pendant une heure. D’ailleurs, on ne s’en remet toujours pas, au moment d’écrire ce journal de bord.
Parce que la qualité des arrangements, d’abord. Parce que le plaisir de redécouvrir des morceaux pas entendus depuis dix ans et présentés sous un jour nouveau, parce que surtout le défilé prestigieux de ces drôles de gus qui ouvrent leur cœur en deux. Ils sont tellement, et tellement nécessaires.
Et on se dit qu’on a, ô combien, de la chance d’être là. De les avoir pour nous. De faire partie de ce microcosme qui contribue à l’activité musique. Qui donne. Qui aide ceux qui transforment, comme le dit Pierre et la Rose « les crachats en fleurs« .

Un peu plus loin, la joie de découvrir George Ka en concert, après l’avoir interviewée la veille, et surtout, écouté compulsivement l’album les deux semaines passées. Un trio de filles, avec Olivia Martin aux claviers, et Delphine Langoff à la batterie. On se retourne, on surprend un ou deux visages en larmes. On en est pas très loin non plus. On en dit pas plus pour ne pas divulgâcher l’interview à venir, mais on admet que George Ka nous bouleverse un peu. Par ailleurs, si vous n’avez pas encore écouté Les rebords du monde, son premier album sorti début avril, il faut le faire. On veut dire : tout de suite. Lâchez l’article. Arrêtez tout. Vous nous remercierez.
Un peu plus loin, on aperçoit un bout du set de Thea sur la grande scène du Palais d’Auron. Où l’on voit sans ambages l’engagement politique dont nous avait parlé le programmateur du festival Jean-Michel Dupas en début d’après midi (interview à venir dans notre rubrique hors-scène !). Voilà un festival qui n’a pas froid aux yeux, et puis, ça fait du bien, au milieu du metalcore autotuné (si, si, soyez curieux), des wall of death joyeux, de se sentir ado de nouveau.
Quelques allers-retours au milieu des sets électro de Kompromat puis de Perceval, et on s’achemine lentement vers une fin de festival. Il n’est de belles choses qui ne se terminent un jour. Il en est, en revanche, qui recommencent sans cesse. Par exemple, le printemps de Bourges, qui fêtera ses cinquante ans en 2026. Comptez sur nous pour y être.
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